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Critique du design par le design : exemple d’une réponse militante Dénoncer les « modèles de « socialité prescrits »

Benjamin Grosser, professeur en nouveaux médias, co-fondateur du Critical Technology

Studies Lab au National Center for Supercomputing Applications (NCSA) à l’Université de

l’Illinois, a développé un plug-in, le « Facebook Demetricator » qui se télécharge sur son navigateur et qui permet de gommer les métriques, visibles et invisibles, de son compte Facebook. Par « métriques », Benjamin Grosser entend :

« […] des énumérations de catégories ou de groupes de données qui sont faciles à obtenir par le biais d'opérations typiques de bases de données et qui représentent une mesure de ces données. Ces métriques sont partout dans l'interface Facebook […]. Il s'agit des nombres, en comptant les " amis ", les commentaires, les actions, les amis, les amis communs, les notifications en attente, les événements, les demandes d'amis, les messages en attente, les chats en attente, les photos, les lieux, et beaucoup plus. »404

Cela altère grandement l’expérience de l’utilisation du point de vue de l’interface tout d’abord, puisque toutes les occurrences avec des chiffres visibles sont effacées, ce qui allège considérablement l’interface. La disparition pure et simple de toutes ces métriques visibles nous fait prendre conscience de la survalorisation de la quantification qui est inscrite nativement, de façon quasi-structurelle à la plateforme Facebook. Cette survalorisation de la

404 Grosser Benjamin, « What Do Metrics Want ? How Quantification Prescribes Social Interaction on

Facebook. », Computational Culture 4, 9th November 2014 [URL: http://computationalculture.net/what-do- metrics-want/]

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quantification a des effets directs sur les comportements en ligne des utilisateurs d’une part, et d’autre part, des effets psycho-sociaux plus ou moins flagrants selon les individus :

« Facebook Demetricator met en lumière la façon dont les métriques activent le "désir d’avoir toujours plus" [desire for more], poussant les utilisateurs à vouloir plus de "like", plus de commentaires, et plus d'amis. De plus, les métriques amènent les utilisateurs à élaborer des règles qu'ils s'imposent eux-mêmes en fonction des chiffres qui les guident sur la façon, le moment et les personnes avec lesquelles ils doivent interagir. Facebook Demetricator, en supprimant les métriques, révèle et assouplit ces modèles de socialité prescrits, permettant une culture des médias sociaux moins dépendante de la quantification. »405

Le fait que, comme le mentionne Benjamin Grosser, les utilisateurs s’imposent des règles à eux-mêmes, témoigne directement de la puissance de la normativité métrique de la plateforme. Ce modèle uniforme de conduites sociales imposées génère à la fois des comportements très bien (pré)définis, mais aussi des effets psycho-sociaux très peu analysés dans la littérature. Car cette sur-sollicitation par la quantification réveille des vulnérabilités psychiques facilement manipulables : comme le désir d’être aimé, le désir d’être reconnu, le besoin de sociabilité. A cela s’ajoutent de nombreux effets qui découlent directement d’une mise en confrontation permanente et structurelle (car la quantification est l’un des principes de base qui régule toute la plateforme) de la vie des uns et des autres. Ainsi la dépendance, l’envie, la jalousie, la peur du rejet social, la peur de la solitude font partie des effets de la normativité empirique de la plateforme, c’est-à-dire des effets de normes qui se manifestent à travers l’usage. Nous reviendrons sur cette notion ci-après. Fabien Girardin et Etienne Ndiaye ont tenté de mettre des mots sur ces effets psycho-sociaux à partir de la méthode du design fiction. Ils sont tous les deux designers et travaillent en 2015 au studio et cabinet de conseil « Near Future Laboratory ». Ils ont imaginé une start-up « 6andMe » (parodiant la filiale de Google dédié à l’analyse d’ADN ``23andMe’’) dont l’objet est d’évaluer le mal-être dû à la sur-connexion ou à une sous-connexion, selon des indicateurs tels que la production de contenu, le niveau de réactivité et d’interaction, etc. Ils ont ainsi imaginé des noms de

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pathologies qui permettent de qualifier les nombreux malaises potentiels dus à la connexion comme :

« […] la « Tachylalie online » qui consiste à partager frénétiquement des contenus en ligne sans que vos contacts puissent vous suivre et donnant lieu à des formes de rejet social. La « Schizophrénie de profil » qui nait des contradictions des informations que l’on partage en ligne depuis les multiples comptes et profils qu’on administre. La « Monophobie online » qui est une peur morbide de la solitude sur les réseaux sociaux en ligne du fait du faible volume de réponse à vos publications qui peut conduire jusqu’à « l’Athazagoraphobie », la peur d’être ignoré sur les réseaux sociaux. Le « syndrome de l’assombrissement », un trouble du jugement lié au fait de s’être trop renseigné sur quelqu’un en ligne et conduisant à des situations sociales inconfortables. La « claustrophobie du stockage » : une forme de peur panique qui nous saisit lorsque la bande passante est insuffisante ou quand on atteint des limites de stockage. Les « six degrés de jalousie » : un besoin de recevoir plus d’attention de quelqu’un, lié notamment à une pression sociale ou à une peur de ne pas appartenir à une communauté, qui peut conduire à la monophobie en ligne… »406

Concernant les métriques non visibles, ce plug-in est aussi intéressant : les contenus ne sont plus classés en fonction du nombre d’interactions avec telle ou telle personne, les articles ne sont plus classés en fonction des thèmes des derniers articles qui ont été lus. La priorisation des contenus par la quantification des faits et gestes de l’utilisateur est donc rompue.

Benjamin Grosser, qui a développé cet outil, porte en effet le constat que nos expériences des plateformes numériques sont purement métriques :

« En tant qu'utilisateur régulier de Facebook, je suis continuellement séduit par son utilisation sans fin des chiffres. Combien de personnes ont aimé mes photos aujourd'hui ? Quel est le nombre de mes amis ? Dans quelle mesure les gens ont-ils aimé mon statut ? Je me concentre sur ces quantifications, en surveillant le nombre de réponses plutôt que les réponses elles-mêmes, ou en attendant que le nombre de demandes d'amis apparaisse plutôt qu'en cherchant des liens significatifs. En d'autres termes, ces chiffres m'amènent à évaluer ma participation au système d'un point de vue métrique. »407

406 Les maladies de la connexion, cité par Hubert Guillaud in Internetactu.net [URL :

http://www.internetactu.net/2016/01/28/qui-sera-responsable-maladies-connexion/]

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Comme son nom l’indique, le « Demetricator » est une façon de contrer les métriques qui orientent largement nos interactions et nos comportements. Par exemple, le bouton initial de Facebook « +1 Ajouter un ami », devient simplement « Ajouter un ami » :

Figure 4 : Benjamin Grosser, « Facebook Demetricator. Demetricating the ‘Add Friend’ Button : Original (left), Demetricated (right) »

De même, le nombre de mentions « j’aime », ainsi que le nombre de notifications et de messages reçus disparaissent également :

Figure 5 : Benjamin Grosser, « Facebook Demetricator Removing Metrics on the Friends Page » « Pour en revenir à Facebook, je me retrouve à me poser des questions sur la façon dont cela affecte le comportement des utilisateurs. Ajouterions-nous autant d'amis si on ne nous présentait pas constamment un total courant et qu'on nous disait que l'ajout d'un autre est "+1" ? Aimerions-nous autant d'annonces si on ne nous disait pas d'abord combien d'autres les avaient aimées avant nous ? […] En d'autres termes, l'accent mis sans relâche sur la quantité nous amène à mesurer continuellement la

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