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Définir un « bon » design : vers un engagement pragmatique

L’histoire du design et des Design Studies est essentielle pour remettre en contexte les problématiques éthiques qui se posent aujourd’hui à l’ère des technologies numériques. Les premières occurrences de l’éthique dans le champ du design se trouvent dans les écrits des designers eux-mêmes qui ont théorisé leurs pratiques au fil du temps, avec des concepts qui sont encore fortement débattus dans la communauté, tels que le design « centré utilisateur » ou le design « d’expérience utilisateur »379.

Victor Papanek, designer austro-américain du 20ème siècle fait partie des grandes figures qui ont permis de théoriser le design et ses implications socio-politiques, notamment grâce à son

378 Papanek Victor, Design pour un monde réel – Ecologie humaine et changement social, Poitiers, Mercure de

France 1974, p.124-129

379 Voir Masure Anthony, « Manifeste pour un design acentré », Design et humanités numériques, Paris, B42,

2017 : « Pourquoi le design devrait se centrer sur quelque chose ? Plus largement, n’y a-t-il pas dans l’existence humaine quantité d’aspects auxquels les ‘’expériences’’ générées par le design ne sauraient se substituer ? »

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ouvrage « Design pour un monde réel » 380, édité en 1971. Dans ce livre, il défend un « design

responsable » et alerte sur les impacts environnementaux et sociétaux que les travaux des designers peuvent occasionner, sans même en avoir conscience. Il fut l’un des premiers professionnels du design à interroger son métier d’un point de vue réflexif et éthique, et c’est peut-être lui qui, le premier, conceptualisa les fondements du concept d’éthique by design sans la formuler comme telle. Un chapitre nous intéresse particulièrement. Il s’agit du chapitre 4 « Les responsabilités morales et sociales du designer »381 où il mentionne les absurdités de

la gadgétisation du design : « N’est-il pas regrettable que le design et les produits aient si peu de rapport avec les besoins de l’humanité ? »382

Il évoque l’importance de la pensée éthique en amont de la conception. Il inscrit donc sa pensée du design responsable dans une temporalité bien définie. La responsabilité du designer commence par son « jugement » du projet, avant tout acte technique. Il rajoute « car il doit porter un jugement, un jugement a priori, pour décider si le produit qu’il doit concevoir, ou re-concevoir, mérite réellement son attention. En d’autres termes, est-ce que sa création contribue ou non au bien-être social ? »383. Au-delà de cette implication sociale a

priori du designer, il met un point d’orgue à son implication à une échelle plus macroscopique

sur la préservation de l’environnement. Victor Papanek est aussi dans cet ouvrage le précurseur de ce que certains appellent aujourd’hui l’ecology by design.

La responsabilité du design est aussi une question d’affirmation dans un contexte organisationnel :

« Il y a des clients, des commanditaires, qui voient un intérêt économique à faire passer telle information dans telle application, ou faire de la récurrence, mais sans poser la question du caractère désirable de la chose. Le designer est au service des usagers donc il doit veiller à faire des choses utiles, et non pas des choses abrutissantes, qui génèrent une dépendance. On pense vraiment à ce qui lui ferait du bien, dans sa vie, dans la société (pas au sens marketing). Il faut aussi prendre en compte les limites et les aspirations des usagers, il faut non seulement le contenter

380 Papanek Victor, Design pour un monde réel. Ecologie humaine et changement social, Collection Essais,

Mercure de France, 1974, 358p. trad. Nelly Josset et Robert Louit.

381 Ibid, p.78 382 Ibid, p.86 383 Ibid, p.80

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mais aussi le surprendre. Le rôle des designers est de faire passer ces aspects fonctionnels avant les aspects économiques. »384

Ce témoignage est le reflet d’un engagement personnel de Guillaume Foissac, designer dans le département R&D d’EDF, qui tente de développer une culture éthique au sein de ses équipes, autour de ce qui est « désirable » pour l’utilisateur. Ce qui est éthique pour Guillaume Foissac, ce n’est pas qu’une interface soit la plus intuitive possible, mais qu’elle donne à apprendre, qu’elle enrichisse la personne du point de vue même de la compréhension de l’application (« cela peut mettre plus de temps à comprendre mais au moins il y a un apprentissage »385), un apprentissage sur les fonctionnalités mais aussi sur le contenu. Son

équipe a par exemple développé une application de consommation individuelle d’énergie qui transforme la représentation « classique » d’un diagramme de consommation électrique traditionnel, en une forme plus esthétique (avec un paysage de montagne par exemple) pour rendre ludique et plaisante la sensibilisation à la consommation énergétique. Cependant, il n’y a pas de réflexion sur la manipulation possible par un design ludique.

Certains designers s’orientent quant à eux vers la formalisation d’exigences qu’ils considèrent comme « responsables » ou « éthiques » vis-à-vis de leurs pratiques. Certains ont élaboré leur propre charte comme Dieter Rams386, designer industriel qui a rédigé 10 principes pour un « bon design » : selon lui tout « bon design » doit répondre à ces dix principes : être innovateur, utile, esthétique, compréhensible, discret, honnête, avoir une valeur à long terme, être conçu avec précision, être respectueux de l’environnement, être minimaliste. Cette charte est intéressante car elle ne se réduit à une déclaration de bonnes intentions, génériques et consensuelles. Autrement dit, les principes déclinés ne sont pas centrés sur les vertus du concepteur, mais sur leurs pratiques. C’est la raison pour laquelle ces principes sont plutôt d’ordre déontologique tant ils sont proches des pratiques quotidiennes du design : ils supposent que certaines manières de faire (techniques, esthétiques et de conception) donnent à observer un « bon design » dans la mesure où l’on constate de meilleures pratiques

384 Entretien avec Guillaume Foissac, designer chez EDF, le 6 avril 2017 385 Ibid

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et de meilleurs usages, en termes de longévité des objets, de mise en confiance vis-à-vis de l’utilisateur, de l’impact environnementale etc. En voici la traduction 387 :

1. Est innovateur : Rams indique qu'il est peu probable d'épuiser les possibilités d'innovation dans la conception du design. Le développement technologique continu offre en effet l'opportunité d'innover de manière perpétuelle. Le « bon design » est constamment mis à jour grâce à l'intégration des nouvelles technologies. Le design ne connaît donc pas de limites en termes d'innovation.

2. Fournit une utilité à chaque produit : l'objectif premier du designer est de conférer au produit une utilité. Le design de celui-ci doit avant tout être pratique. Pour autant, le produit doit aussi répondre à certains critères psychologiques et esthétiques. Aussi, le « bon design » donne priorité à l'utilité d'un produit et proscrit l'ensemble des caractéristiques superflues. 3. Est esthétique : la conception bien exécutée ne manque pas de beauté. La qualité esthétique

d'un produit fait partie intégrante de son utilité. Les produits utilisés au quotidien produisent un effet indirect sur les utilisateurs et leur bien-être.

4. Rend un produit compréhensible : un bon design implique que la structure du produit soit compréhensible et prédispose l'utilisateur à utiliser ses fonctions de manière intuitive. Idéalement, le produit est intuitif pour toutes les catégories d'utilisateurs.

5. Est discret : tous les produits et leur conception doivent être aussi bien neutres et sobres. La simplicité et la neutralité sont destinées à fournir un espace d'expression pour chaque utilisateur. Tous les produits bien conçus servent un objectif similaire à celui de tous les outils. Ainsi, une bonne conception ne doit pas confondre l'identité des produits avec celle des objets décoratifs ou des œuvres d'art. Un produit bien exécuté est un outil qui ne perd pas son temps avec une identité esthétiquement illogique.

6. Est honnête : un design honnête ne cherche pas à tromper l'utilisateur sur la valeur réelle du produit. De plus, un design honnête ne cherche pas à manipuler le consommateur avec des promesses qui ne seraient pas corrélées à la réalité physique du produit.

7. A une valeur à long terme : la mode est par nature éphémère et subjective. Par opposition, l'exécution appropriée du « bon design » confère à chaque produit une nature objective et intrinsèquement utile qui pérennise son utilisation. Ces qualités sont reflétées par la tendance des utilisateurs à conserver des produits bien conçus, bien que la transformation de la société en groupe consumériste favorise les produits jetables.

8. Conçoit chaque détail avec une précision exhaustive : Dieter Rams établit cette règle comme un absolu : le « bon design » ne laisse jamais rien au hasard. La précision de chaque détail exprime le respect des concepteurs envers leurs consommateurs. Chaque erreur apparait comme un manque de respect.

9. Est respectueux de l'environnement : un « bon design » doit contribuer de manière significative à la préservation de l'environnement par la conservation des ressources et en minimisant la pollution physique et visuelle au cours du cycle de vie du produit. L'aspect de valeur à long terme entre ici aussi en jeu.

10. Est minimaliste : Dieter Rams distingue le « Less is more » (« Moins c'est mieux »), paradigme de conception quotidiennement régurgité dans l'industrie du design, de son propre

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paradigme : « Moins, mais avec la meilleure exécution ». Son approche favorise les principes fondamentaux de chaque produit et évite tout ce qui est superflu. Le résultat idéal

correspond à des produits d'une grande pureté et simplicité. »

Une telle approche par les pratiques permet de se pencher sur les moyens techniques à disposition pour faire un « bon » design. Le « bon » n’est pas défini préalablement, mais sa conceptualisation apparait en filigrane dans les déclarations ci-dessus : on y trouve par exemple des notions liées au respect des utilisateurs (à leur compréhension de l’objet, à leur perception d’un point de vue esthétique, à leur appropriation libre d’un support), au respect de l’environnement, à la durabilité et réparabilité des produits, enfin à une certaine approche de ce que Pierre-Damien Huyghe appellerait un « désencombrement »388 du monde en

prônant le « minimalisme » du design.

Cependant, comme toute déclaration de principes, il y a risque de « human washing », qui est d’ailleurs dénoncé par de nombreux professionnels et théoriciens du design. C’est ce que redoute par exemple le designer Geoffrey Dorne, fondateur de « Design & Human », pour qui « le geste du designer reconsidéré par le marketing, transformerait tout produit/objet/service en principe éthique, social, engagé, solidaire… Où le design ne deviendrait rien d’autre qu’une

‘’arme de manipulation’’. »389

Pour James Augier, designer, la réflexion éthique du design doit porter non pas sur des valeurs universelles ou individuelles, qui risqueraient de contrevenir à l’exercice éthique lui-même, mais plutôt sur une manière de rendre compte de la complexité du monde, permettant à chaque individu de s’y projeter à sa manière :

« Pratiquer un design responsable consiste à comprendre la complexité du monde plutôt que de chercher à la réduire. Il est facile de faire de bons produits… mais il est surtout très facile de définir trop simplement ce qui est bien, ce qui est préférable… pour les gens et à leur place. »390

388 Emmanuel Tibloux, Pierre-Damien Huyghe, « Design, mœurs et morale, Entretien avec Pierre-Damien

Huyghe », Azimuts, n°30, 2008

389 Guillaud Hubert, « Quelle éthique pour le design ? » article InternetActu, 18 septembre 2017. URL :

http://www.internetactu.net/2017/09/18/quelle-ethique-pour-le-design/

390 Cité dans Guillaud Hubert, « Quelle éthique pour le design ? » article InternetActu, 18 septembre 2017. URL :

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Cette exigence de rendre compte de la complexité du monde par le design est en effet particulièrement pertinente dans la mesure où la « réalité numérique » pour reprendre les termes d’Antoinette Rouvroy391, prétend « coller au monde comme une seconde peau »392

alors qu’elle a tendance à simplifier voire « court-circuiter » nos représentations complexes du monde :

« L’inadéquation de nos représentations au monde, au lieu d’être perçue comme un défaut, un accroc dans la trame fluide du réel, devrait être préservée en tant que scène de re-présentation – ou d’exposition des limites de la représentation -, d’interprétation, de constitution et d’institution des individus (et des collectifs) comme « sujets » consistants, c’est-a-dire aussi, dotés d’agency ou de capacité d’agir. »393

D’autres tentatives de définitions de la valeur de « bon » dans la programmation informatique ont été analysées sur la base de nos entretiens auprès de développeurs.

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