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Section 2 : L’éternelle dualité « Justice vs Paix »

II. Un débat injustifié ?

Les commissions de vérité et les amnisties constituent les principaux mécanismes développés par la justice transitionnelle pour répondre aux cas, mentionnés ci-dessus, où la justice serait déficiente. Ces instruments cristallisent le débat « justice vs paix ». Pour les uns, l’amnistie est un déni de justice et les commissions de vérité un moyen pour le gouvernement d’éviter les poursuites. Pour les autres, rétablir la paix est nécessaire avant de penser aux éventuelles poursuites.

Les résultats mitigés obtenus par le tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie et le tribunal pénal pour le Rwanda ainsi que le nombre croissant des commissions de vérité ont permis à la dualité « justice vs paix » de s’estomper peu à peu.

De plus, certains succès accomplis par la justice transitionnelle expliquent pourquoi le débat semble aujourd’hui moins virulent qu’il ne l’était. Parmi eux, les travaux de certaines commissions de vérité ont débouché sur des actions en justice une fois la paix revenue. En effet, le travail de recherche de vérité mené à grande échelle par ces instruments permet d’archiver les noms (si la commission permet la citation de noms) des victimes ainsi que des personnes suspectées d’avoir commis les violations. L’indépendance et l’impartialité de l’institution judiciaire, la volonté politique ou encore les compétences et les ressources

138 Eduardo GONZÁLEZ et Howard VARNEY, Recherche de la vérité. Éléments pour la création d’une commission de vérité efficace, Brasilia, Ministère de la Justice du Brésil, 2013, p. 4, en ligne :

<http://www.ictj.org/sites/default/files/ICTJ-Book-Truth-Seeking-2013-French-TEMP.pdf> (consulté le 30 mars 2016).

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possédées par le procureur sont autant d’éléments qui permettent de savoir si des poursuites seront entreprises suite à l’existence de la commission139.

Désormais, la communauté internationale conçoit les instruments de justice transitionnelle comme un complément au travail des tribunaux et non plus comme un adversaire à l’administration de la justice. Pour le juriste Wilder Tayler, ce débat n’a donc plus lieu d’être : « this false duality has become obsolete »140.

Il est évident que le débat « justice vs paix » semble aujourd’hui obsolète dans le domaine de la justice transitionnelle, mais qu’en est-il pour les États de droit qui implantent un instrument tel que la Commission de vérité et réconciliation et qui ne se trouvent pas dans une situation de transition ? En effet, nous verrons dans une deuxième partie que le Canada institua une commission de vérité dans le but de répondre aux revendications des anciens pensionnaires victimes de la politique d’assimilation des pensionnats indiens. L’utilisation de cet instrument dans un État de droit démocratique tel que le Canada soulève de nouveau la légitimité du débat « justice vs paix » puisque nous partons de l’hypothèse que le gouvernement fédéral canadien s’est servi d’un mécanisme non judiciaire de justice transitionnelle afin d’éviter des poursuites intentées contre lui devant les tribunaux.

Malgré les prouesses réalisées dans le domaine de la justice transitionnelle où le débat « justice vs paix » semble désormais injustifié, ce débat connaît une nouvelle forme dans les démocraties bien établies utilisant des mécanismes non judiciaires en dépit des garanties offertes par un État de droit. En choisissant la « paix » avec les Autochtones plutôt que l’accès à la justice, le Canada remet en doute l’utilité des cours de justice canadiennes et, plus largement, du pouvoir judiciaire indépendant et impartial.

139 P.B. HAYNER, préc., note 6, p. 94. 140 Id., p. 22.

Conclusion de la partie préliminaire

Cette partie préliminaire a donc analysé le principe d’État de droit au Canada et en Afrique du Sud et l’émergence de la notion de justice transitionnelle posant ainsi le cadre théorique de l’étude qui s’ensuit.

Le premier chapitre fut consacré à l’adoption et la mise en œuvre de la conception moderne de la primauté du droit opérée par le Britannique Dicey qui pose trois principes essentiels : la primauté du droit pour éviter l’arbitraire, une même loi et le recours pour tous aux tribunaux ordinaires et le droit constitutionnel comme la résultante et non la source des droits individuels.

Le Canada et l’Afrique du Sud partagèrent pendant longtemps un héritage juridique anglo- saxon commun se traduisant par la mise en place des mêmes institutions étatiques et l’adoption, au cours de leurs histoires respectives, de diverses lois ségréguant la population en différentes catégories d’individus.

Depuis, le Canada s’est imposé comme étant un État démocratique en substituant la suprématie constitutionnelle à la suprématie parlementaire excluant ainsi tout exercice arbitraire de la part du gouvernement ou du parlement. La protection de la primauté du droit s’incarne dans l’indépendance judiciaire reconnue aux tribunaux par le biais de la tradition et des garanties d’inamovibilité, de sécurité financière et d’autonomie institutionnelle. La situation est toute autre en Afrique du Sud, sous le régime d’apartheid, où une suprématie parlementaire exacerbée s’exerce à travers l’inexistence, pour les tribunaux, du judicial

review.

Le deuxième chapitre examina le concept de justice transitionnelle et les principes Joinet- Orentlicher qui constituent son fondement. Le droit de savoir, le droit à la justice, le droit à la réparation et le droit aux garanties de non-répétition sont autant de droits qu’une société en transition doit garantir. Il y a longtemps eu un débat quant à savoir si la justice transitionnelle portait atteinte au processus judiciaire notamment en raison de ses instruments non judiciaires qui privilégient plus souvent la découverte de la vérité à la répression des anciens oppresseurs.

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Il faut donc retenir de tout ceci que la justice transitionnelle est essentiellement un moyen utilisé afin d’établir un État de droit en remédiant au manque de transparence du gouvernement et l’absence d’une institution judiciaire indépendante. En effet, les principes Joinet-Orentlicher sont déjà garantis et assurés dans un État de droit puisque ce dernier repose sur un gouvernement responsable et des tribunaux libres de toute influence de la part des autres pouvoirs. Dans ce sens, la justice transitionnelle n’est utile que pour les États qui ne connaissent pas la primauté du droit. Il en va de même pour l’adoption et la mise en œuvre de ses instruments.

L’utilité plus particulière des commissions de vérité servira de ligne directrice tout au long de l’étude. Tout d’abord, au niveau de la première partie afin de démontrer en quoi ce mécanisme a été bénéfique pour l’Afrique du Sud en lui permettant de devenir un État de droit démocratique fondé sur des garanties telles que celles connues au Canada. En effet, nous avons vu que le Canada a maintes fois répété son attachement à la primauté du droit et à l’indépendance judiciaire dans des arrêts de principe prononcés par la Cour suprême. Une seconde partie tentera donc de comprendre l’utilité d’une commission de vérité dans le cadre stricto canadien en partant du postulat que le Canada possède déjà tous les moyens juridiques nécessaires pour répondre aux revendications des peuples autochtones et donc, de tenter, en fin de compte, d’apporter une potentielle réconciliation entre ces derniers et la société canadienne dans son ensemble.

Première partie : Les Commissions de vérité ou l’instrument privilégié en matière de justice transitionnelle

Cette première partie est consacrée à l’étude des commissions de vérité comme instrument privilégié en matière de justice transitionnelle.

Il sera question, dans un premier chapitre, d’expliquer la particularité de cet instrument en s’attardant notamment sur ses débuts sur la scène internationale et les objectifs justifiant sa mise en place (section 1). Nous verrons qu’un des obstacles rencontrés dans cette étude est l’absence de définition uniforme concernant ce que doit être une commission de vérité. Cette absence de consensus entraine plusieurs enjeux, l’un d’entre eux étant la création de commissions de vérité dans un contexte non transitionnel (section 2).

Le deuxième chapitre analysera une des commissions de vérité les plus notoires : la CVR sud- africaine mise en place pendant la période de transition du régime d’apartheid à une démocratie multiraciale. Ses caractéristiques (section 1) et son déroulement (section 2) font partie de la réussite de cet instrument à tel point que cette CVR fut la source d’inspiration des commissions créées ultérieurement. Mais c’est avant tout l’objectif et les résultats de la CVR sud-africaine, brillamment traduits dans un rapport final volumineux et ses recommandations ambitieuses, qui donnent au concept de commissions de vérité toutes ses lettres de noblesse (section 3).