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Critiques de l’effet de la restriction alimentaire

A. INTRODUCTION THÉORIQUE

1. Le modèle cognitif de Fairburn

1.2. Critiques de l’effet de la restriction alimentaire

Pour expliquer l’apparition des crises de boulimie, Fairburn se base sur une série d’expériences faites en laboratoire par Herman et Polivy dans les années ‘70 et ‘80 à propos d’un phénomène que ces derniers ont nommé l’effet de contre-régulation alimentaire (Herman & Mack, 1975; Herman & Polivy, 1980). Ce phénomène de contre-régulation alimentaire correspond à l’abandon de toute restriction alimentaire après que la personne a franchi une limite en mangeant plus que la quantité de nourriture qu’elle s’autorise. Les études sur ce phénomène ont été réalisées avec des mangeurs dits restreints, sélectionnés dans ces premières études selon la Restraint Scale (RS), élaborée par Herman et Polivy (1980). Les résultats de ces recherches montrent comment dans des conditions spécifiques, comme le fait d’avoir mangé un encas riche en calories ou des conditions émotionnelles négatives, les mangeurs restreints vont manger plus que des mangeurs non-restreints (Heatherton, Polivy, &

Herman, 1990).

La première expérience d’Herman et Mack (1975) démontre l’effet paradoxal de la contre-régulation alimentaire chez les personnes en restriction alimentaire. Dans cette étude, les personnes sans restriction alimentaire mangeaient plus quand elles avaient été privées de nourriture, mangeaient un peu moins après un encas constitué d’un milkshake et mangeaient nettement moins quand l’encas était constitué de deux milkshakes. Au contraire, les personnes

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avec des scores élevés de restriction alimentaire montraient un pattern opposé. Elles mangeaient bien plus après deux milkshakes. L’élément déclencheur de cette contre-régulation serait la perception que les règles auto-imposées par le désir de mincir ont été transgressées, ce qui mènerait à un abandon de toute restriction.

La restriction alimentaire est définie comme l’intention de restreindre sa prise alimentaire dans l’idée de contrôler son poids. Herman et Polivy (1985) spécifient que cette restriction serait cognitive et relative à l’intention de perdre du poids, et non forcément effective et relative au fait de manger moins. Remarquons néanmoins que dans de nombreux articles qui ont suivi les travaux d’Herman et Polivy, la confusion entre restriction réelle et cognitive s’est installée dans les interprétations. L’aspect cognitif de la restriction alimentaire d’Herman et Polivy a été constaté dans une série d’expériences. Par exemple, le nombre de calories effectives dans l’encas n’est d’aucune importance par rapport à la perception du nombre de calories ingérées. L’effet de contre-régulation implique que si la personne pense qu’elle a transgressé les règles imposées par son régime, cela l’amène à être désinhibée envers la nourriture. Ainsi, si on donne deux encas égaux en calories à ces personnes restreintes, en leur disant qu’un des encas est très calorique et l’autre non, la personne mangera plus de glace après l’encas prétendument calorique qu’après celui qui ne l’est prétendument pas, au contraire des personnes non restreintes qui ne sont pas influencées par cette consigne (Spencer

& Fremouw, 1979). Cette désinhibition observée chez les mangeurs restreints a été considérée comme analogue au processus qui déclenche les crises chez les personnes souffrant de boulimie (Polivy & Herman, 1985).

Ces expériences ont été la cible de plusieurs critiques. Premièrement, une analyse factorielle de l’échelle RS a montré qu’elle contenait des items qui corrélaient avec deux facteurs : la préoccupation pour le régime et les fluctuations de poids. Malgré son nom, la RS ne contient pas d’items qui mesurent la restriction alimentaire. De plus, si l’on examine l’échelle en détail, on sera surpris de constater qu’elle contient des items liés à la désinhibition (par exemple "Mangez-vous correctement en compagnie d’autres personnes et vous laissez-vous aller quand laissez-vous êtes seul ?"). Ce constat a mené à la création de deux nouvelles échelles destinées à mesurer la restriction alimentaire : le Three-Factor Eating Questionnaire (TFEQ;

Stunkard & Messick, 1985), qui comporte trois dimensions évaluant la restriction, la désinhibition (pertes de contrôle alimentaire) et la faim (manger à cause d’indices externes ou

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pour des raisons émotionnelles), et le Dutch Eating Behaviour Questionnaire (DEBQ, Van Strien, Frijters, Van Staveran, Defares, & Beurenberg, 1986), qui évalue la restriction, l’alimentation en réaction aux émotions et l’alimentation dues à des indices externes. Ces deux échelles mesurent mieux que la RS les comportements de restriction alimentaire (Laessle, Tuschl, Kotthaus, & Pirke, 1989). Lorsqu’on a tenté de reproduire les expériences faites avec l’échelle RS au moyen de ces deux nouveaux questionnaires, on a observé que les personnes en restriction alimentaire sélectionnées par le TFEQ et le DEBQ ne montraient pas le même effet de contre-régulation alimentaire que les personnes en restriction sélectionnées avec l’échelle RS (Lowe, 2002), ce qui a nourri le questionnement sur le concept évalué par la RS.

Plus récemment, il a été proposé d’affiner le concept de restriction qui pourrait se référer à plusieurs stratégies comportementales différentes. Westenhoefer (1991) proposa la division de l’échelle de restriction du TFEQ en deux sous-échelles : un contrôle rigide et un contrôle flexible, qui refléteraient deux types de stratégies cognitives de contrôle de l’alimentation. Un contrôle rigide serait un contrôle de l’alimentation et du poids en tout ou rien, dans lequel tous les aliments qui pourraient faire grossir seraient radicalement éliminés de la prise alimentaire, alors qu’un contrôle flexible correspondrait à une démarche plus tempérée, dans laquelle les personnes mangeraient des aliments même plus riches mais en petites quantités. Il a été montré qu’un contrôle rigide était corrélé positivement avec l’échelle de désinhibition de l’alimentation du TFEQ, révélant un lien avec des pertes de contrôle alimentaire, alors que le contrôle flexible était corrélé négativement avec cette sous-échelle (Westenhoefer, 1991; Westenhoefer, Stunkard, & Pudel, 1999). Des études ont également montré un lien inverse entre le contrôle flexible sur l’alimentation et l’IMC, signifiant que ce type de contrôle pourrait avoir un effet protecteur par rapport à la prise de poids (Westenhoefer, Broeckmann, Munch, & Pudel, 1994; Westenhoefer et al., 1999).

Le début des études sur l’hyperphagie boulimique a conduit à de nouvelles questions sur le lien entre restriction alimentaire et troubles du comportement alimentaire. Des premières études ont montré que le traitement de l’obésité, qui inclut des régimes restrictifs, pouvaient contribuer au développement de l’hyperphagie boulimique (Telch & Agras, 1993).

Les régimes étant un facteur de risque majeur dans l’apparition de troubles du comportement alimentaire chez des adolescents asymptomatiques (Fairburn, Welch, Doll, Davies, &

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O'Connor, 1997; Stice, Killen, Hayward, & Taylor, 1998), on a supposé qu’il en était de même pour l’hyperphagie boulimique. Cependant, les personnes qui souffrent d’hyperphagie boulimique rapportent des niveaux de restriction alimentaire beaucoup plus bas que les personnes boulimiques (Wilfley et al., 2000). De plus, une proportion significative des personnes hyperphages boulimiques rapportent l’apparition des crises comme antérieures à leur premier régime, donc avant toute restriction (Abbott et al., 1998). Finalement, des études ont montré qu’à court terme, au lieu de causer ou d’exacerber les crises de boulimie chez des personnes souffrant d’hyperphagie boulimique, les régimes modérés et même restrictifs réduisaient la symptomatologie alimentaire ainsi que la psychopathologie associée (de Zwaan et al., 2005). À partir d’un nombre important d’études, les directives nationales du groupe de travail américain pour la prévention et le traitement de l’obésité ont conclu que les régimes n’étaient pas à l’origine de l’hyperphagie boulimique, comme on l’avait pensé (National Task Force on the Prevention and Treatment of Obesity, 2000). Puisqu’une partie des personnes hyperphages boulimiques est obèse, et que c’est essentiellement cette partie qui fait l’objet des études portant sur ce trouble, il en a été déduit que la restriction avait des effets différents si les personnes étaient obèses ou de poids normal. Néanmoins, la moitié des personnes hyperphages boulimiques ne sont pas obèses et on n’a pas exploré si, dans leur cas également, la restriction alimentaire était moins à l’œuvre dans la persistance des crises de boulimie que dans la boulimie.

Plusieurs auteurs ont conclu que la restriction alimentaire, même si elle était un facteur de risque, n’était pas un précurseur nécessaire au déclenchement des crises de boulimie dans l’hyperphagie boulimique (Grilo & Masheb, 2000). Une étude suggère qu’il pourrait parfois en être de même dans la boulimie (Pederson Mussell et al., 1997). La restriction n’est donc pas la seule piste à envisager pour expliquer l’apparition et le maintien des crises de boulimie.