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Critique des violences vécues au sein des institutions ou engendrées par celles-ci

Chapitre 4 : Analyse des expériences vécues : les confrontations

4.4 Critique des violences vécues au sein des institutions ou engendrées par celles-ci

qu’elles ont subies ou dont elles ont été les témoins directs ou indirects dans les institutions. Les violences vécues au sein des institutions peuvent prendre plusieurs formes. Dans la présente section, j’aborde les analyses des participantes de ces formes de violences, soit : les entraves pour porter plainte ; la méfiance quant aux autorités ; la discrimination sexiste et raciste dans les institutions ; et, les discriminations sur le marché du travail.

C’est au moment de porter plainte que se manifeste, selon Giselda, l’attitude qui décourage en fin de compte la plupart des femmes. Dans l’exemple qu’elle choisit pour illustrer son propos elle ne précise pas le contexte précis de cette plainte. Cependant elle profite de cet exemple pour analyser comment les institutions manquent à leur devoir de protéger et servir la population. En effet, si des préposés se permettent de déconseiller aux personnes de porter plainte, quelle est l’utilité d’un Ministère public de la justice?

Par exemple, il m’est arrivé d’aller porter plainte au ministère public et qu’on me dise que c’était une perte de temps. [On me demandait pourquoi je le faisais. On me disait] que [l’homme160] ne serait pas interpelé. [On me mettait en garde] que ça aggraverait

les choses et que ça me couterait cher. C’est malheureux que la partie judiciaire de l’État fasse cela. Je [considère] que s’il y a plusieurs personnes qui ont tenté [d’aller chercher de l’aide] et qui n’en ont pas reçu comme il se doit, peut-être que la prochaine fois qu’elles en auront besoin, elles n’iront pas. Nous avons malheureusement des institutions qui sont très discréditées, nous avons un niveau de corruption qui est passablement élevé, donc… peut-être que celui qui a de l’argent pourra avoir le dernier mot. J’ai l’impression que c’est un cercle vicieux. Puisque, [d’une certaine manière], je crois que les institutions ne pourront peut-être pas [changer la dynamique] en raison des préjugés qui les caractérisent (Giselda, entrevue du 2 décembre 2011).

Le manque de confiance de la population quant à l’aide qu’elle peut obtenir des institutions supposées être en place pour sa protection est un thème récurrent chez les participantes. J’ai également remarqué le même genre de discours dans mes conversations informelles avec des amies. La corruption des autorités et l’inefficacité des institutions semblent être des faits, plutôt que des rumeurs. Les causes et les effets de cette violence des institutions constitue ce qu’Hébert (2006) nomme les « violences sociales », qui peuvent être directes ou non, visibles ou non. Certes, le fait que Giselda se soit vue déconseiller de porter plainte renvoie un problème systémique qui est inscrit à tous les échelons des appareils étatiques. D’autres, comme le relatent Suzana et Silvia, se sont vu carrément refuser le droit de porter plainte pour des raisons de discrimination. En effet, dans le cadre de ses fonctions dans une ONG féministe travaillant dans le domaine des droits humains, Suzana rapporte avoir reçu la visite de 4 femmes, dont 3 furent violées :

Le fait est que cette femme est venue, une journaliste française, et elle me dit: « Nous sommes venues te chercher parce qu’il y a quelques jours, nous sommes arrivées à Morelos pour y passer quelques jours de vacances et ont fait irrup… Pendant la nuit, 4 hommes se sont introduits dans la maison et ils nous ont volées et violées ». Elles étaient 4, mais ils en ont violé 3, parce que l’une d’entre elles, celle qui était la plus vieille, 60 ans, leur a dit: « Mais je suis une grand-mère, vous n’avez pas honte? Non? Je pourrais être votre grand-mère! » Enfin, en tous les cas, quelque chose a fonctionné pour elle, mais ils ont violé les trois autres. Elles allèrent porter plainte, et à partir de là commença le problème puisqu’ils n’ont pas voulu prendre leur plainte, ils leur dirent que ces choses-là arrivaient, qu’elles étaient des femmes étrangères – l’unique étrangère était Tesa, cette journaliste française, mais… Bien, elles vivaient depuis plusieurs années au Mexique, d’origine espagnole, mais elles vivaient ici. Une psychanalyste et une autre, je ne me souviens plus ce qu’elle faisait. […] Enfin… ces femmes avaient été violées et elles avaient des problèmes avec les autorités. Et au début de 1987, j’ai confronté ce même journaliste qui m’avait demandé à la radio qu’est-ce que [notre ONG] faisait pour que les femmes évitent de provoquer les hommes pour qu’ils les violent. Ceee… ce monsieur […] a écrit un article dans lequel il disait que ces femmes étaient des étrangères, des exotiques qui avaient incité les natifs, les locaux pour qu’ils les violent. […] La première chose que nous avons faite fut d’écrire une lettre exigeant que le journal la publie. Nous y disions que c’était une conception extrêmement machiste, xénophobe, et tout ce que ça signifiait et que ces femmes demandaient que justice soit faite, qu’on les croit et qu’on se rende compte qu’elles étaient des victimes, et non des coupables (Suzana, entrevue du 3 septembre 2011).

Ces femmes violées ont voulu porter plainte mais les institutions en charge de recevoir de telles plaintes n’ont pas pris leur situation au sérieux, pire elles ont été accusées d’avoir provoqué le viol. Les médias qui font partie des institutions importantes n’ont pas relayé leur plainte. Elles ont dû s’adresser à Suzana et à l’ONG qui a développé un centre d’aide pour les victimes de viol. Elles se

sont mobilisées et ont organisé « la première manifestation de Cuernavaca »! Suzana propose dans son analyse que la plainte n’a pas été retenue à cause des préjugés tenaces sous-tendus par le machisme structurel : les femmes auraient excité les hommes. Ce type de propos tenus par des hommes en position de pouvoir suggèrent que les hommes seraient facilement « excitables » et que ce seraient aux femmes de se prémunir contre eux. Enfin, il faut souligner comment cet épisode traumatisant a donné lieu à une mobilisation et une manifestation de solidarité entre les femmes. Au lieu de se laisser abattre, elles ont décidé de se battre. Cette mobilisation, les appuis qui ont fusé de toutes parts ainsi que le développement de centres d’aides aux victimes de violences sont autant d’éléments que Suzana fait valoir dans son analyse de la situation. Si d’une part, elle critique le système, elle prend acte et tente de le modifier, de bouleverser les choses, de faire changer les lois.

Il en va de même lorsque Silvia relate les débuts de son parcours d’implication féministe académique et militante. Elle explique que plusieurs femmes autochtones arrivaient à l’organisation où elle travaillait et racontaient qu’elles avaient des problèmes avec la justice d’État pour obtenir justice contre leurs violeurs. En plus d’avoir été violées, ces femmes étaient victimes de racisme et de sexisme de la part des employés du ministère publique. Comme si ce n’était pas suffisant, elles étaient isolées lorsqu’elles retournaient dans leurs communautés, puisqu’elles avaient passé outre la justice communautaire. Silvia raconte comment elle a commencé à s’intéresser au féminisme, alors qu’elle faisait ses recherches de terrain pour son mémoire de maitrise :

Donc, il y avait beaucoup de police mobilisée, beaucoup de militarisation [dans le Chiapas]. Une de mes meilleures amies, qui était une pédagogue, une spécialiste d’éducation travaillait avec moi. Une nuit à San Cristobal de las Casas en sortant, elle a été enlevée et violée par 4 types dans une voiture avec des vitres teintées, avec des radios et des armes – qui étaient des choses, à cette époque, utilisées uniquement par les policiers. Alors, nous avons décidé d’aller dénoncer, elle a décidé et moi je l’ai accompagnée. Et dans la dénonciation, le polic… l’agent du ministère publique l’a super mal traitée. Il lui a demandé si elle était vierge, elle ne l’était pas; si elle était mariée, elle n’était pas mariée; il lui a donc demandé pourquoi elle en faisait tout un scandale, pourquoi elle s’en préoccupait tellement. Il l’a traité de manière super misogyne, et nous étions très, très… Après, le médecin légiste qui est celui qui doit… [ausculter pour corroborer le viol, a été t]rès, très, très machiste. Nous étions donc très désenchantées de cela. Nous avons appris qu’il y avait eu d’autres cas d’agressions sexuelles de femmes qui travaillaient avec des organisations [communautaires]. Je suis donc allée à la radio de San Cristobal de las Casas, en 1989, pour inviter les femmes qui avaient eu des problèmes de violence sexuelle qui voulaient s’organiser à se joindre à nous dans un café. 80 femmes sont venues. Des femmes qui avaient été violées lors d’expulsions de communautés autochtones, parce que leurs familles s’étaient converties au

protestantisme; des femmes qui avaient été violées à cause de leur travail dans des ONG; des femmes… C’est-à-dire, nous n’avions aucune idée de l’ampleur! Cela a été les débuts d’un mouvement à San Cristobal de las Casas duquel s’est formé ensuite l’organisation Colem dont je t’ai parlé. En premier, ça s’est appelé le Groupe des femmes de San Cristobal de las Casas. C’est à travers ce groupe que je me suis mise à lire sur le féminisme. Je me suis formée dans la pratique plus qu’à l’université. Et nous avons commencé… enfin, l’idée de créer un centre d’aide a surgi et nous avons commencé à chercher des informations sur les autres centres d’aide. Nous avons lu toute la perspective sur la violence de genre qui est véhiculée par la structure d’inégalité qui justifie que la femme soit un objet de violence. Ce ne sont pas des hommes fous. C’est comme ça que je me suis formée au féminisme (Silvia, entrevue du 19 octobre 2011).

L’analyse de Sylvia s’inscrit dans son processus de formation universitaire. Elle est allée chercher les outils théoriques féministes pour comprendre la situation qu’elle étudiait, mais elle a aussi voulu s’engager personnellement pour changer les choses et mettre en pratique ces outils dans la communauté où elle se trouvait. En tant qu’anthropologue, Silvia cherche non seulement à comprendre le problème, à proposer des solutions, à consulter les populations, mais elle veut également le faire dans le respect de ces communautés. Elle a voulu consulter le plus grand nombre de personnes touchées, mobiliser les femmes autour du sujet des viols, discriminations et violences faites aux femmes. Elle n’a pas agi comme porte-parole, elle a agi en tant que catalyseur. Ainsi, je constate que la confrontation de ces femmes avec la violence, le viol et l’hostilité des autorités a permis leur mobilisation, le réseautage et la revendication de leurs droits.

Silvia fait la même remarque au sujet de son travail avec Ines Fernández :

Si on y pense un [peu] – bien entendu, je ne peux pas corroborer avec des données – mais je crois que, d’un côté, le fait que plusieurs femmes organisées161 soient violentées

par la violence d’État, c’est aussi une manière de les remettre à leur place, non? Comme si on leur disait : « Tu es sortie de l’espace qui t’es attribué, tu dois retourner où tu dois être. [Reste dans] l’espace domestique, la non-participation publique ». Enfin, je crois que ce qui est intéressant c’est que plusieurs de ces femmes se sont converties en militantes des droits des femmes. Au mieux, elles participaient à l’OPIM162, seulement

comme organisation, et à partir de l’expérience [de viol], elles sont devenues [militantes et] se sont dit : « Il faut mettre les droits des femmes au cœur de l’organisation ». Je ne dis pas… C’est un coût très élevé [que de] passer par ça pour [s]’organiser, mais dans plusieurs cas, ça s’est passé ainsi… [CRB : Oui, on a besoin d’un élément pour attirer

161 Même si la formulation peut faire penser qu’il s’agit de femmes du crime organisé, j’ai décidé de traduire littéralement l’expression « mujeres organizadas » pour faire référence aux femmes œuvrant dans les groupes de femmes, aux organisations de femmes.

162 Comme mentionné précédemment, l’OPIM est l’Oragnizacion del Pueblo Indígena Me’phaa (l’Organisation du peuple autochtone Me’phaa) et œuvre à défendre les droits des communautés autochtones de l’État de Guerrero.

son attention sur le sujet.] Oui. Enfin, c’est contreproductif en fait. Si tu penses, si l’on accepte la théorie, enfin… l’hypothèse. C’est une hypothèse que ces violations ne soient pas fortuites, qu’elles fassent partie d’une campagne anti-insurrectionnelle pour démobiliser les processus d’organisation. Dans bien des cas ça s’est avéré contreproductif, ce qui s’est passé, c’est que plusieurs femmes d’Atenco – Inés, Valentina – des femmes de Cas, de Chihuahua se sont converties en militantes. Enfin, cela est très intéressant. Elles étaient dans des organisations plus grandes pour les droits paysans, les droits autochtones, et maintenant elles apportent l’agenda des femmes dans ces mouvements. C’est un processus très important (Silvia, entrevue du 19 octobre 2011).

Cette réflexion de Silvia sur la « contre-productivité » de cette « campagne anti-insurrectionnelle » est non seulement intéressante, mais très importante pour bien saisir sa position à l’intérieur des différents courants analytiques. En effet, si l’on admet que ces viols, ces attaques et ces violences font partie d’un plan du gouvernement ou des autorités militaires pour démobiliser les organisations communautaires, son témoignage montre que ce plan est un échec. Certes, ça a pris énormément de temps à Inés et Valentina pour obtenir gain de cause en cour et encore plus de temps pour les réparations, mais elles se sont mobilisées et ont gagné! J’ai assisté à une conférence où Valentina était présente. Bien qu’elle réfère à son viol comme étant l’une des pires expériences de sa vie, elle y réfère comme un moment clé et mobilisateur pour engager de gros changements dans sa vie. Elle a appris l’espagnol, elle a noué des amitiés et des relations professionnelles, elle s’est alphabétisée, et fait désormais des conférences partout au Mexique. Elle refuse l’étiquette de victime, elle a su se relever. Pour une Autochtone qui n’était jamais sortie de sa communauté et qui ne parlait pas espagnol, elle considère avoir énormément gagné à travers son processus de guérison.

Or, les discriminations ne sont pas qu’en rapport aux violences sexuelles. Elles sont inscrites dans les institutions et dans les milieux de travail. En effet, lorsque je lui demande de me parler de l’importance de l’égalité de genre dans son travail quotidien, Giselda souligne qu’elle a conscience que le fait d’être une femme fait en sorte qu’elle a moins de crédibilité auprès de possibles employeurs et clients, et même auprès de ses propres employés masculins. Elle note que certains employeurs ont beaucoup de réticence à embaucher des femmes en âge reproductif et qu’il y a encore de grandes différences salariales entre un homme et une femme pour le même emploi.

Regarde, je crois que… ce que j’ai vu c’est que le fait d’être femmes nuit à ce qu’on nous prenne au sérieux dans certains aspects… Par exemple, si nous sommes en âge reproductif, quelques entreprises le voient mal. [Puisqu’on peut] prendre un congé de maternité et que quelques femmes vont, la plupart du temps, prioriser la santé de leurs

enfants à leur travail. Ce qui est compréhensible, mais qu’au niveau des employeurs, [on sent que c’est mal vu]. Au niveau salarial également, je vois une distinction au niveau du genre. C’est ce que je perçois du milieu du travail. […] Dans mon travail, j’ai affaire à plusieurs hommes et plusieurs d’entre eux pensent qu’ils peuvent en faire à leur tête, ça les dérange que je leur exige un certain rendement. Dans ces cas-là, je dois terminer la relation de travail avec eux. Parce qu’en réalité, c’est un service qu’ils me rendent et s’ils ont de la difficulté à travailler avec une femme, ce sont eux les perdants. Mais j’en vois beaucoup d’hommes qui croient que nous sommes toutes des idiotes, ou quelque chose du genre, et que s’ils omettent de l’information ou des résultats, nous ne les questionnerons pas. Ce genre d’attitudes m’a poussée à terminer plusieurs relations de travail (Giselda, entrevue du 2 décembre 2011).

Dans cet exemple, Giselda analyse bien comment le sexisme ordinaire est vécu y compris au travail. En effet, la difficulté de se trouver un emploi pour une femme en âge de procréer, la crédibilité diminuée en raison de son sexe, et les relations de travail conflictuelles sont autant de manifestations du sexisme ordinaire. Il ressort d’une étude sur les femmes cadres au sein d’entreprises masculines que le « sexisme ordinaire » est l’un des principaux « obstacles au quotidien » rencontrés par les femmes cadres qu’elles ont interrogées (Eliev et Bernier, 2003 : 100). Ce sexisme ordinaire s’exprime par des réticences, des critiques, des résistances soit de la part de supérieurs immédiats, de collègues, ou encore des employés (Eliev et Bernier, 2003).

Comme nous l’avons vu dans cette section, les violences vécues dans les institutions sont multiples : qu’il s’agisse de fonctionnaires qui refusent de prendre une plainte, ou du manque de confiance généralisé de la population quant aux institutions, ou encore des discriminations vécues dans le milieu du travail, ces expériences de violences représentent une des formes que prennent les violences institutionnelles. Les exemples et critiques soulevées par les participantes sont autant de témoignages de ces violences. Elles relatent ces expériences de confrontation avec des violences au sein d’institutions pour démontrer quel impact elles peuvent avoir sur les personnes qui les subissent. Conclusion

Dans ce chapitre nous avons vu comment les participantes ont été confrontées directement ou indirectement à des expériences de violences qui ont changé leur vie et à propos desquelles elles ont tenu à témoigner. Elles formulent une critique de la violence vécue au quotidien. Cette quotidienneté provoque, selon elles, une banalisation des violences faites aux femmes. Aussi, nous avons pu comprendre les violences du sexisme ordinaire, surtout de l’hétérosexisme tel que dénoncé par Zaira. Nous avons également abordé les expériences de violences vécues dans le milieu militant

et au sein des institutions. Toutes ces histoires de confrontations avec des expériences de violences faites aux femmes produisent différents effets sur les personnes qui les vivent, quelques-unes se rebellent, d’autres s’organisent, et d’autres se braquent. Dans le prochain chapitre, nous aborderons l’analyse des solutions proposées par les participantes.