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Couverture syncrétique de disciplines

CHAPITRE 4 : Résilience

4.2 Couverture syncrétique de disciplines

La résilience est un concept, mais existe-t-elle réellement ? Le titre d’un ouvrage de référence sur le sujet écrit par Werner à qui on attribue le travail fondateur du concept même en témoigne : Vulnérable mais invincible. S’il fallait illustrer un paradoxe, cet exemple ferait bien l’affaire. Comment et pourquoi une impression d’invincibilité peut émerger d’une situation délétère qui ne laissait présager que d’une grande vulnérabilité ? Et pourtant, cela semblera évident pour ceux qui, comme Werner, auront suffisamment observé le vivant et se seront posé la question de savoir pourquoi la vie peut, parfois, avoir été la plus forte là où rien ne pouvait le laisser présager. Pour ceux-là qui auront été témoins de ce qui pourrait ressembler à une erreur du destin, la résilience aura pris assez de consistance pour devenir une évidence.

Alors comment l’appréhender et, comme nous le verrons, comment la définir ? Car comment pourrait-on parler d’un concept sans que sa définition ne soit préalablement donnée. Le pensée ne peut progresser qu’en s’organisant dans son élaboration autour de fondements théoriques. Cette base, cette épistémè

comme souche culturelle d’un savoir, permettra non seulement d’étayer une pensée pour soi-même mais aussi, et peut-être surtout, de la mettre en mots pour la partager et lui donner une épaisseur suffisante que pour la faire exister. La résilience est un phénomène physique étudié par les Sciences dites dures, et la métaphore illustrera pour d’autres disciplines « l’idée qu’un être humain peut résister à un trauma, tenir le coup et redémarrer» (Cyrulnik et Jorland, 2012, p. 8).

Cyrulnik précise ceci après avoir donné sa définition de la résilience que nous reprendrons plus loin et l’étendue des disciplines nécessaires pour la cerner : « Pour étudier les conditions de ces reprises développementales, il faut donc associer des chercheurs de disciplines différentes » (Cyrulnik et Jorland, 2012, p. 9). Le processus est à la fois, selon lui, biologique, psychoaffectif, social et culturel.

Dans une réflexion sur les frontières réciproques entre les sciences, le sociologue Marcel Mauss affirme ceci sur les rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie : « C’est aux confins des sciences, à leurs bords extérieurs, aussi souvent qu’à leurs principes, qu’à leur noyau et à leur centre que se font leurs progrès » (Mauss, 2002). Ces deux disciplines que sont la sociologie et la psychologie ne suffiraient pas à embrasser l’ensemble du réel de la résilience. Comme l’a abordé Cyrulnik ci-dessus, la biologie a également son mot à dire. Et nous pensons que là ne s’arrête pas la liste des disciplines concernées. Car si le degré de résilience est « fortement déterminé par les schémas d’attachement » (Cyrulnik et Jorland, 2012, p. 9), il sera difficile de faire l’impasse sur les recherches qui ont fondé la compréhension du phénomène et l’élaboration des théories de l’attachement. Ethologie animale et humaine, anthropologie, primatologie, biologie, psychologie et neurosciences, sans être limitatif, sont collégialement indispensables pour espérer aborder, sans pour autant avoir la prétention d’embrasser globalement, la complexité des mécanismes en présence dans ce phénomène fondamental.

De Gaulejac, dans un article sur la sociologie de Kaufmann où il interroge ce qu’est un individu et intitulé L’ego sociologicus, insiste également sur l’importance de l’interdisciplinarité. Il convient, selon lui, de retravailler les frontières disciplinaires, en particulier entre sociologie et psychologie, pour analyser les processus sociopsychiques qui fondent l’existence de l’individu, sa dynamique subjective, son inscription sociale, ses manières d’être au monde et son identité. Loin de s’opposer, le social et le psychique, quand bien même ils obéissent à des lois propres, s’étayent et se nouent dans des combinatoires multiples et complexes. « On attend d’une sociologie de l’individu qu’elle nous offre une grille de lecture de cette complexité pour mieux comprendre en quoi l’individu est un être autonome et déterminé, produit et producteur de la société, irréductiblement singulier et pourtant semblable à tous les autres » (de Gaulejac, 2002).

Pour nous, chercheurs en Sciences de l’éducation, c’est une belle opportunité que l’ouverture de ce vaste champ conceptuel autour de la résilience. La discipline des sciences de l’éducation est plurielle. Nous glanerons donc dans les champs scientifiques qui nous donneront du grain à moudre pour analyser et tenter de comprendre, pour aider les jeunes et agir avec pour seule finalité que celle d’offrir des perspectives émancipatoires.

L’éducation est art et connaissance, elle est tournée vers l’action de former et d’enrichir l’esprit. C’est l’art de former une personne, spécialement un enfant ou un adolescent, en développant ses qualités physiques, intellectuelles et morales, de façon à lui permettre d'affronter sa vie personnelle et sociale avec une personnalité suffisamment épanouie 8. Quelle peut être la finalité de cet acte si ce n’est une émancipation ; s’émanciper de celui qui a agi par l’exercice de son art pour éduquer. Toute la question réside dès lors dans l’intention de celui qui a agi et de l’étendue de ses compétences dans l’exercice de son art. Deux questions importantes se posent dès lors : celle des compétences de celui qui éduque et celle de son intention, volontaire ou involontaire, consciente ou inconsciente, dans les actes qu’il pose à l’égard de l’éduqué. D’apparences

8 Selon les définitions de l’éducation du Centre National de Ressources Textuelles et

anodines, ces considérations auront une influence déterminante sur la compréhension du vécu des populations que nous avons rencontrées. Comment évoquer la pathologie des traumatismes relationnels précoces si fréquents, comment comprendre et accueillir ces liens en souffrance sans aborder et questionner, dans toute l’étendue possible des disciplines scientifiques, ce terreau éducationnel qui a vu grandir ces jeunes en difficulté ? (Bonneville, 2008)

Si le domaine de l’éducation puise bien dans des disciplines de différentes sciences, son socle épistémologique reste compréhensif. Comprendre, du point de vue qualitatif, ce serait saisir intellectuellement le rapport de sens ou de cause à effet existant entre telle et telle chose ou encore saisir intuitivement, dans une communion affective, spirituelle allant parfois jusqu'à une très indulgente complicité, la nature profonde d'autrui9. Comment exercer un art, en l’occurrence celui de l’éducation, sans en comprendre finement les rouages et les effets sur autrui ? Comme pour tout art, il y a un matériau de base et une manière de le mettre en œuvre pour atteindre un objectif. Le sculpteur a sa pierre, le chanteur a sa voix et avec ces matériaux ils vont tous deux exercer leur art pour toucher la nature profonde d’autrui.

Le réel de ces interactions ne se saisit pas aisément. Au-delà des rapports de cause à effet, quelle science se préoccupe des rapports de sens ? Comme nous le verrons, cette quête de sens, le sens caché des phénomènes saillants d’une vie, est déterminante dans la compréhension des trajectoires chaotiques des sujets que nous rencontrons. Quelle est la rationalité de l’herméneutique pratiquée par les sujets eux-mêmes sur les récits qu’ils font de leur histoire ? Les croyances et les questions sur l’être, la réflexion philosophique portant sur la recherche du sens par l’interrogation du bien, du vrai ou du beau sont difficiles à cerner.

« Au sens le plus restreint et le plus usuel du terme, l’herméneutique sert aujourd’hui à caractériser la pensée d’auteurs comme Hans-Georg Gadamer et Paul Ricœur qui ont développé une philosophie universelle de l’interprétation

9 Selon les définitions de compréhensive du Centre National de Ressources Textuelles et

et des sciences humaines qui met l’accent sur la nature historique et linguistique de notre expérience du monde » (Grondin, 2017, p. 5).

Dans l’expérience de l’art, tout comme dans l’expérience de l’herméneutique du dialogue, « ce qui nous est dit dans une œuvre d’art, insistait Gadamer, ne peut jamais être épuisé conceptuellement. L’inachèvement de l’expérience de sens fait essentiellement partie de la finitude humaine » (Grondin, 2017, p. 99). De nombreuses théories seront convoquées tout au long des recherches et la psychanalyse en est une. Elle pose question pour certains mais nous pensons avec de Gaulejac qu’elle peut avoir sa place comme grille de lecture. On peut sans doute critiquer la psychanalyse, dit-il, en contester les méthodes et les interprétations. « On peut être sensible, comme beaucoup de sociologues, au Psychanalysme, suite à l’excellent ouvrage de Robert Castel. On peut même dénoncer le rôle de la psychanalyse dans le développement de l’idéologie de la réalisation de soi-même. On ne peut pour autant ignorer son existence, son apport essentiel dans les sciences humaines et sociales, a fortiori lorsqu’on s’interroge sur les questions de l’identité, de l’intériorisation des processus sociaux et de la construction de l’individu » (de Gaulejac, 2002).

Mais même si la résilience reste un concept, chaque étape de la résilience permettrait une évaluation scientifique. « On peut classifier, comparer, quantifier et voir évoluer. Pour respecter cette procédure, il faut coordonner une équipe de chercheurs : les neurobiologistes photographieront sans difficulté l’installation de nouveaux réseaux neuronaux dès que les éducateurs réorganisent un substitut affectif autour de l’enfant négligé. Les dosages d’hormones de croissance et d’hormones de stress témoignent d’une réorganisation des métabolismes dès que le milieu s’apaise. Inspirée par les méthodes des éthologues, quelques situations standardisées observent l’amélioration des comportements d’attachement quand l’enfant est à nouveau sécurisé. Les tests psychologiques et les entretiens de représentation d’attachement évaluent statistiquement les progrès d’un enfant à nouveau dynamisé » (Préface de Cyrulnik in Pourtois et al., 2012, p. XIV).

Nous ferons, de toutes ces dernières considérations, comme de celles qui précèdent, une couverture théorique syncrétique la plus cohérente possible pour établir les bases de la présente recherche.