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Courroies de transmission conservatrices et néoconservatrices du discours des régimes d’Amérique latine

II.1 Les origines du discours américain sur le « terrorisme »

II.1.1 Courroies de transmission conservatrices et néoconservatrices du discours des régimes d’Amérique latine

Lorsque Reagan dénonça le rôle de l’Union Soviétique dans le « terrorisme international », il présenta la lutte contre le « terrorisme international » comme la nouvelle priorité de la politique étrangère américaine et affirma que c’était avant tout en Amérique centrale que les Etats-Unis et le monde civilisé se devaient d’affronter ce danger. Il développa un discours auquel il n’avait pas fait la moindre référence lors de la campagne électorale de 1980 et qu’aucun président n’avait jamais défendu avant lui. De telles positions n’étaient cependant pas apparues ex nihilo. Des discours similaires avaient été défendus par les leaders de nombreux états d’Amérique latine ainsi que par les leaders israéliens depuis de nombreuses années, et

241 Anderson, Scott and Anderson, Jon Lee, Inside the League (New York: Dodd, Mead, 1986) 303, citant Noticias Argentinas (Buenos Aires) February 24, 1982.

242 Déclaration finale citée dans Armony, Argentina and the United States, 162.

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s’étaient retrouvés au cours des mois ayant précédé l’arrivée de Reagan à la Maison blanche dans toute une série d’articles, de manifestes et de rapports produits par des laboratoires à idées (think tanks) conservateurs américains. De telles positions avaient également été progressivement intégrées à l’arsenal idéologique et rhétorique d’un groupe d’intellectuels et d’activistes politiques qui allaient bientôt être appelés les « néoconservateurs », tous des alliés indéfectibles d’Israël et qui allaient n’avoir d’influence réelle sur les politiques étrangères du gouvernement Reagan que dans une seule zone géographique, l’Amérique centrale. Enfin, des laboratoires à idées, groupes d’intérêts et lobbies israéliens et d’Amérique centrale allaient eux aussi activement participer à la promotion de ce discours aux Etats-Unis.

Durant l’été 1980, le Groupe de Santa Fe publia un document intitulé A New Inter-American Policy for the Eighties. S’il fut répudié à l’époque comme ne représentant pas la position officielle du futur gouvernement Reagan, non seulement plusieurs de ses auteurs furent aux affaires sous Reagan243 mais les analyses qui y étaient mises en avant annoncèrent très clairement celles qui allaient être au cœur de la pratique et du discours du gouvernement républicain en Amérique centrale.

La révolution Sandiniste y était en effet décrite comme servant de base de lancement à toute une série de révolutions risquant de submerger l’ensemble de la région et notamment le Guatemala, une cible primordiale pour des communistes prêts à tout pour renverser le système capitaliste.

Face à cette menace, les Etats-Unis devaient s’assurer qu’aucun pouvoir hostile ne bénéficie de bases ou d’alliés militaires ou politiques dans la région, et devaient pour ce faire « réactiver » les liens historiques avec leurs puissants alliés militaires, aider ceux-ci dans leur « lutte contre le terrorisme » et abandonner la défense des Droits de l’homme au profit d’une position « non-interventionniste » qualifiée de « réalisme éthique » :

War, not peace, is the norm in international affairs. For the United States of America, isolationism is impossible. Containment of the Soviet Union is not enough. Detente is dead.

Survival demands a new U.S. foreign policy. America must seize the initiative or perish. For World War III is almost over. The Soviet Union, operating under the cover of increasing nuclear superiority, is strangling the Western industrialized nations […] The Americas are under attack.

Latin America, the traditional alliance partner of the United States, is being penetrated by Soviet power. [We must ] reactivate as the third element of our hemispheric security system our

243 Dans la deuxième édition de ce rapport publié par le Council for Inter-American Security (CIAS), un des laboratoirs à idées les plus influents de la « Nouvelle Droite », une note indiquait que les auteurs « are now in a position to make their proposals become policy. Dr. Roger Fontaine, for example, serves as the National Security Council’s Latin America specialist. Lt. General Gordon Sumner, Jr., is Special Advisor to the Assistant Secretary of State for Inter-American Affairs ». Lewis Tambs, Ed., The Committee of Santa Fe, A New Inter-American Policy for the Eighties (Council for Inter-American Security, 1981).

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traditional military ties within this hemisphere by offering military training and assistance to the armed forces of the Americas with particular emphasis on the younger officers and non-commission officers. Offer technical and psychological assistance to all countries of this hemisphere in the struggle against terrorism, regardless of the source244.

Reprenant une analyse qui avait été depuis de longues années au cœur du discours des dictateurs de la région, le Groupe de Santa Fe expliqua que la « subversion interne », l’« agression externe » et le « terrorisme » participaient d’un danger unique menaçant l’ensemble de la région :

U.S. policy in Latin America must recognize the integral linkage between internal subversion and external aggression. […] Given the Communist commitment to utilize every available means to overthrow the capitalist order and to transform the world, internal and external security become inseparable. Destabilization through misinformation and polarization is the first step. As the subverting assault proceeds into the terrorist and then the guerrilla phase, external (usually Cuban) support and involvement which was originally only ideological merges into logistical support and even recruitment of foreign volunteers to fight the war of national liberation. […] The relationship between subversion and terrorism is the same as that between the whole and the part. A revolutionary war usually goes through several phases. The war begins with the establishment of a subversive apparatus. The second phase consists of terrorism and anti-government activity in the name of human rights and liberation, the third phase is guerrilla war.

The fourth phase is full-scale war leading to the final offensive, such as occurred in Nicaragua in 1979 and will very probably be the case in El Salvador in 1980. Throughout the entire campaign a mounting barrage of propaganda is directed at the United States245.

Enfin, pour lutter contre cette campagne d’agression communiste, les Etats-Unis devaient également rejeter la politique inefficace, contre-productive et interventionniste246 de défense des Droits de l’homme de Carter :

Human rights, which is a culturally and politically relative concept that the present Administration has used for intervention for political change in countries of this hemisphere, adversely affecting the peace, stability and security of the region, must be abandoned and replaced by a non-interventionist policy of political and ethical realism. The culturally and ethically relative nature of notions of human rights is clear from the fact that Argentines, Brazilians and Chileans find it repugnant that the United States, which legally sanctions the liquidation of more than 1,000,000 unborn children each year, exhibits moral outrage at the killing of a terrorist who bombs and machine guns innocent civilians. What, they ask, about the human rights of the victims of left wing terrorism247?

Des analyses similaires étaient également développées dans un rapport rédigé par Pedro A. San Juan, un membre de l’équipe de transition du président nouvellement élu. Le New York Times, qui en obtint une copie début décembre 1980, nota à l’époque :

244 Santa Fe Report.

245 Santa Fe Report.

246 On notera que pour ces auteurs la politique de défense des Droits de l’homme était problématique parce que considérée comme interventionniste. L’aide militaire américaine, apparemment parce qu’elle était prodiguée à la demande des juntes militaires, n’était elle pas considérée comme une forme d’interventionnisme.

247 Santa Fe Report.

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[The report] proposed basic changes designed to reduce the influence of human rights advocates and « social reformers » in the Bureau of Inter-American Affairs, which deals mainly with Latin America and the Caribbean. […] The report is strongly critical of the influence of President Carter's National Security Council staff advisers on policy and the role of some United States ambassadors in the field248.

Au premier rang de ces conseillers réformistes se trouvait Robert White, ambassadeur au Salvador sous Carter, critique des « escadrons de la mort » et notamment de Roberto D’Aubuisson, leader du parti de droite ARENA, soupçonné à l’époque d’avoir commandité l’assassinat de l’archevêque Romero. Ce rapport préconisait donc un changement de direction clair dans les relations entre les Etats-Unis et les régimes militaires de la région :

« Internal policy-making procedures should be structured to insure that the human rights area is not in a position to paralyze or unduly delay decisions on issues where human rights concerns conflict with other vital U.S. Interests. » […] About human rights, on which the Carter administration has been criticized by Congressional conservatives, the report says the new administration should take what it terms a more balanced position toward violence, « making clear that terrorism is as inhumane as repression, » and avoid public confrontations with other governments accused of violations249.

Un rapport préparé cette fois par la Heritage Foundation, l’une des laboratoires à idées conservateur les plus influents, proposa une « feuille de route » pour le nouveau gouvernement suggérant notamment que les postes de directeur du FBI et de garde des sceaux soient occupés par des personnes « who understands the nature of the threat and the professional tradecraft of internal security work250 », le New York Times ajoutant :

[The report] also recommended that the President use his leadership to develop public support for such a program, saying he should supply « Presidential emphasis on the nature of the threat, repeated speeches on the escalation of Soviet bloc intelligence activities, the nature of the terrorist threat and in its international dimensions and the reality of subversion251 ».

Enfin un autre groupe conservateur, l’American Security Council252, produisit en décembre un documentaire télévisé intitulé Attack on the Americas253 consacré à la menace posée par les

248 The New York Times, December 4, 1980.

249 The New York Times, December 4, 1980.

250 The New York Times, April 21, 1981.

251 The New York Times, April 21, 1981.

252 Depuis plusieurs années, l’American Security Council avait été à la pointe de la critique de la politique de détente et avait notamment défendu la notion de « Peace Through Strength », une position qui avait été incorporée au programme républicain adopté en août 1980 et dont Reagan, un membre des premiers jours de la Coalition for Peace Through Strength, était très proche. Voir la lettre de soutien envoyée par Reagan au directeur de l’American Security Council le 15 octobre 1981. Reagan, Public Papers of the President.

253 Comme le notent Marshall, Scott et Hunter ce documentaire fut apparemment financé par des fonds levés au Guatemala par John Trotter, un conservateur et directeur de l’usine Coca-Cola de Guatemala City, une usine fermée au début des années 1980 suite au meurtre de plusieurs syndicalistes par des « escadrons de la mort ». Jonathan

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insurrections communistes en Amérique centrale et qui enquêtait sur « what it calls the « Cuban/Soviet-sponsored terrorism and guerrilla warfare » » au Nicaragua, au Salvador et au Guatemala254. Dans ce documentaire s’exprimèrent Kirkpatrick, futur ambassadeur aux Nations unies, Alfonso Romero, un futur leader des Contras, et le Général Gordon Sumner, membre du CIAS, le laboratoire d’idées ayant produit le Rapport de Santa Fe.

Si l’idée d’une « menace terroriste » orchestrée depuis Moscou fit son entrée dans le discours présidentiel américain avec Reagan, elle avait été au cœur des discours des leaders militaires d’Amérique latine depuis de longues années et fut défendue lors de la période de transition présidentielle par plusieurs organisations représentant les intérêts des oligarques de la région. Fin novembre 1980, les représentants de la Productive Alliance furent ainsi reçus à Washington par un groupe de conseillers de Reagan dont Kirkpatrick, Fontaine et Constantine Menges255 :

The Productive Alliance maintained in a document circulated here that El Salvador was facing a Communist offensive, backed by the Soviet Union and Cuba, in the form of guerrilla and urban terrorist attacks.[…] It called on the United States to lift restrictions imposed on military aid on grounds of human rights violations by Salvadoran security forces and right-wing armed groups. It also urged a clear statement by the United States that « Marxist aggressions in Central America will not be tolerated256 ».

Ces positions étaient partagées par la Freedom Foundation, une organisation mise sur pied par une entreprise de relations publiques de Washington afin de défendre devant le Congrès les intérêts des oligarques salvadoriens exilés en Floride257. Comme la Productive Alliance, ce

Marshall, Peter Dale Scott, and Jane Hunter, The Iran Contra Connection, Secret Teams and Covert Operations in the Reagan Era (NY: South End Press, 1987).

254 The New York Times, December 17, 1980.

255 Menges, membre du Hudson Institute, publia en juin 1980 dans les pages du New York Times un article intitulé

« Radicalism Abroad » appelant à la formation d’une coallition de démocraties afin de mener l’offensive « against radicalism and terrorism networks » au Moyen-Orient et en Amérique centrale. Il jouera un rôle très important dans le développement de la politique américaine de « lutte contre le terrorisme international » en tant que Conseiller Spécial auprès du Président pour les Questions de Sécurité Nationale de 1983 à 1986. Dans son livre Inside the National Security Council publié en 1988, Menges développe une thèse similaire, citant avec approbation les travaux de Robert Moss et Claire Sterling sur la question. Constantine C. Menges, Inside The National Security Council : The True Story of the Making and Unmaking of Reagan’s Foreign Policy (NY: Touchstone Books, 1988).

256 The New York Times, November 29, 1980.

257 Tommie Sue Montgomery, Revolution in El Salvador: from civil strife to civil peace (Boulder, Co: Westview Press, 1992, 2nd ed) 143. L’accueil très favorable réservé aux membres de ces deux organisations par des personnalités proches du président Reagan comme Kirkpatrick, Menges et Fontaine et l’assurance leur ayant apparemment été donnée d’une reprise rapide de l’aide américaine dès l’arrivée des Républicains à la Maison blanche conduisit le président Duarte à se rendre en secret à Washington afin lui aussi de faire valoir son point de vue auprès de la nouvelle équipe gouvernementale. Mais comme le note LeoGrande, « Duarte got a decidely colder reception than the businessmen who preceded him. He was shocked by the hostility of the Reagan people, especially toward his land reform program. « Their attitude ranged from skeptical to rude as they interrogated me », Duarte recalled ». LeoGrande, Our Own Backyard, 59.

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groupe était hostile au président Duarte et notamment à ses projets de réforme agraire qui n’étaient pour eux ni plus ni moins qu’une forme de communisme, des positions souvent extrêmes dont Orlando de Sola, porte parole de la Freedom Foundation, ne faisait à l’époque pas secret : « Elections have been repeatedly discredited in my country. It is necessary that the army take full control of the Government. If the United States can support total military rule in Guatemala, why not El Salvador? Then everyone will be forced to deal with reality258 ». Comme le note le New York Times, cette organisation était soupçonnée de recourir à la violence et d’être très proche de groupes d’extrême droite « terroristes » :

Like many of the El Salvadoran oligarchs, Orlando de Sola has been accused of encouraging and financing right-wing terrorists. It is an easy charge to make - his hard-line position certainly finds echoes within El Salvador's security forces, which he sees as the only national institution to have survived the constant crisis of the past two years without disintegrating - and de Sola does not deny a strong desire to restore his country to its precoup status quo or a willingness to work with men who have been repeatedly linked to violence in El Salvador259.

Il existait donc une proximité indéniable entre les analyses et discours mis en avant par les régimes d’Amérique latine, par les groupes de pression défendant les intérêts des oligarques de la région devant le Congrès, par plusieurs laboratoire d’idées conservateurs américains et par les néoconservateurs, ces intellectuels et activistes qui, dans la mesure où ils eurent une influence sur les politiques mises en place par Reagan, n’exercèrent celle-ci — comme le documente de façon remarquable Greg Grandin — que dans une seule région du monde, à savoir précisément l’Amérique centrale :

It was Central America, and Latin America more broadly, where an insurgent New Right first coalesced, as conservative activists used the region to respond to the crisis of the 1970s, a crisis provoked not only by America’s defeat in Vietnam but by a deep economic recession and a culture of skeptical antimilitarism and political dissent that spread in the war’s wake260.

258 The New York Times, Magazine, 6 septembre 1981.

259 The New York Times, Magazine, 6 septembre 1981. Sur les liens possibles entre De Sola et les « escadrons de la mort », voir par exemple The Los Angeles Times, 4 novembre 1994.

260 Greg Grandin, Empire’s Workshop: Latin America, The United States, and The Rise of the New Imperialism (NY: Metropolitan Books, 2006) 5. Ironiquement, c’était précisément parce que cette région ne revêtait à l’époque qu’une importance géostratégique relativement minime que les néoconservateurs eurent l’opportunité d’y exercer un rôle de premier plan : « With little geopolitical importance, few consequential allies, and no significant resources, these countries afforded the White House an opportunity to match its actions with its rhetoric. While Reagan in effect carried on détente everywhere else in all but name, in Central America, all bets were off. […] « They can’t have the Soviet Union or the Middle East or Western Europe. All are too important. So they’ve been given Central America, » remarked a Senate staffer in Jesse Helms’s office. « There was just a vacuum, » he said, and conservatives rushed to fill it ». Grandin, Empire’s Workshop, 69.

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II.1.2 Kirkpatrick et la question de la violence en Amérique centrale : de quelques

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