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tique de la morphogenèse

2.5.1 Contrôle et commandabilité

Les notions de système commandé et de rétroaction ont été forgées dans le cadre de la cybernétique, et plus généralement de l’automatique. L’objet de cette discipline est de concevoir des systèmes qui peuvent être amenés dans l’état voulu le plus rapidement possible tout en étant le moins sensible possible aux perturbations (Mosser et al.,2010). De nombreux concepts issus de ce domaine de l’ingénierie sont appliqués à l’étude des systèmes biologiques (Iglesias et Ingalls,2010).

On nomme système commandé tout système qui, à partir d’une grandeur d’entrée, en-gendre une grandeur de sortie (figure2.18). Cette définition est très générale et s’applique à de nombreux systèmes physiques. La grandeur d’entrée est habituellement qualifiée de commande (control en anglais). Il y a souvent plusieurs grandeurs d’entrées. Seule celle qui est appliquée pour amener le système dans l’état voulu correspond à la commande. Les autres peuvent être, par exemple, des perturbations.

Système Entrée =

Commande Sortie

Figure 2.18 – Système commandé.

La sortie d’un système est dite commandable sur l’intervalle de temps [t0, tf]si quelque soit l’état du système en t0 et quelque soit la sortie voulue yf, il existe une commande définie sur [t0, tf]telle que la sortie du système en tf soit yf. Cette notion est essentielle puisqu’elle permet de dire si l’envoi de signaux au système a ou non une chance d’aboutir au résultat escompté.

Dans le cas d’un tissu en développement, la taille totale du tissu ne peut pas être une sortie commandable car la croissance est irréversible : on ne peut pas commander un rétrécissement du tissu. En revanche, la vitesse de croissance du tissu peut être comman-dable.

Il arrive que la sortie du système influence elle-même le système, c’est-à-dire qu’elle devient une entrée du système. C’est ce qu’on appelle une rétroaction (figure 2.19). Une rétroaction positive amplifie la sortie; le système s’emballe, comme dans le célèbre effet Larsen en acoustique. Une rétroaction négative réduit la sortie; le système est amorti. Les mécanismes de régulation conçus par l’Homme ont recours à des rétroactions négatives pour maintenir la sortie d’un système à une valeur constante. Il semble que les systèmes biologiques fassent souvent intervenir conjointement des rétroactions positives et néga-tives (lire par exempleKarsenti,2008, pour des exemples en biologie cellulaire).

Nous nous demanderons dans quelle mesure le cambium est commandable par des signaux biochimiques reliés à des facteurs environnementaux extérieurs, et quels sont

Système Entrée =

Commande Sortie

Figure 2.19 – Système commandé avec rétroaction. Sur ce schéma-bloc, la grandeur de sortie est réinjectée comme grandeur d’entrée par le biais d’une boucle de rétroaction.

au contraire les invariants de sorties (sur la structure du cerne final) qui sont liés à la dynamique propre du système.

2.5.2 Cinématique de la croissance

Comme nous l’avons vu, une caractéristique du cambium, qu’il partage avec les autres méristèmes, est d’être un tissus en croissance. Or, décrire quantitativement la croissance d’un tissu n’a rien de trivial. Une façon de bien poser le problème est de l’assimiler à l’écoulement d’un fluide ou plus généralement d’un milieu continu. On peut alors s’ap-puyer sur le formalisme de la mécanique des milieux continus, dans lequel il existe deux grandes façons de décrire un écoulement.

La première est la description lagrangienne, qui consiste à décomposer le milieu en particules matérielles identifiées par leur position au temps initial t0. La position et la vi-tesse de chacune d’elles sont suivies au cours du temps. En notant MP la position d’une particule, les coordonnées (xP, yP, zP)du point MP par rapport à un référentiel donné dépendent du temps. Ce sont les variables à suivre dans le mouvement de la particule. L’écoulement est complètement décrit par l’ensemble des trajectoires des particules ma-térielles qui le composent.

La description lagrangienne est naturellement adaptée aux systèmes discrets, pour les-quels les particules matérielles ont une définition évidente. C’est pourquoi elle est utilisée en théorie cinétique des gaz, par exemple. Elle reste néanmoins applicable dans l’hypo-thèse du continu à condition de choisir des particules de taille mésoscopique (grande par rapport aux molécules mais petites par rapport au système). Cependant, la description lagrangienne est dans ce cas méthodologiquement lourde et, surtout, elle n’est pas très utile pour répondre aux questions qu’on se pose habituellement. Par exemple, face à une portion d’un ruisseau, on ne s’intéressera pas vraiment à la trajectoire de chaque goutte d’eau. On voudra plutôt savoir où le courant est plus ou moins fort. On se demandera aussi si l’écoulement est stationnaire, c’est-à-dire si la vitesse et la direction du courant en tout point restent les mêmes au cours du temps (bien que les gouttes d’eau aient changé de position).

La description eulérienne permet de répondre plus simplement à ce genre de ques-tions. Le fluide y est considéré à chaque instant dans son ensemble. Le mouvement est rendu par une succession d’instantanés. Concrètement, on associe à chaque point M de l’espace un vecteur ~v(M, t) qui donne la vitesse de l’écoulement en ce point à l’instant courant t. Cette fois, le point M est fixe par rapport au référentiel. Il n’est pas associé à une particule matérielle, ses coordonnées son indépendantes du temps. Une façon de voir les choses est de dire que ~v(M, t) est la vitesse de la particule matérielle qui se trouve en M à l’instant t. C’est à chaque instant une autre particule, sauf si la particule est im-mobile en M, c’est-à-dire ~v(M, t) = ~0. L’ensemble des vecteurs plantés en chaque point de l’espace forme le champ des vitesses de l’écoulement. L’écoulement est stationnaire si et seulement si son champ des vitesses est indépendant du temps. Dans ce cas, un seul instantané suffit à décrire totalement l’écoulement.

Chacune des méthodes lagrangienne et eulérienne offre une description mathéma-tiquement complète d’un écoulement. Il est toujours possible, au moins en théorie, de déduire les trajectoires lagrangiennes à partir du champ eulérien, et vice versa. Suivant la situation et les questions posées, l’une ou l’autre des deux méthodes se révèle en général plus adéquate. Le cas d’un tissu en croissance est un peu particulier. Les deux descriptions y ont chacune leur intérêt pour représenter et comprendre ce qui se passe dans le tissu.

Il est utile de connaitre la répartition de la croissance, afin de définir des zones déve-loppementales. On doit disposer pour cela de courbes de taux d’expansion. Ces courbes s’obtiennent par différenciation spatiale du champ eulérien des vitesses (Silk et Erickson,

1979). La description eulérienne permet aussi de déterminer facilement si le croissance est stationnaire ou, dans le cas contraire, de suivre l’évolution de la zonation.

En général, on s’intéresse également à la structure cellulaire discrète du tissu. On veut connaitre les parcours individuels des cellules et quantifier les divisions cellulaires. La description lagrangienne s’applique alors directement en prenant comme particules ma-térielles les cellules. Chacune est suivie le long de sa trajectoire de croissance (Silk,2006).

Mais les cellules ne sont pas les seules particules matérielles à être emportées dans le flot de la croissance. Les signaux se déplacent aussi dans un substrat mouvant. Pour com-prendre la régulation spatio-temporelle du développement, il est nécessaire de quantifier correctement le transport des molécules signalisatrices au sein du tissu. Les trajectoires lagrangiennes prennent en compte l’entrainement par le flot de cellules tandis que les champs eulériens intègrent la dilution due à l’expansion cellulaire. En combinant élégam-ment les deux descriptions,Merret et al.(2010) ont par exemple pu suivre la régulation de l’expression de deux gènes au cours du développement racinaire.

Je vais maintenant décrire un peu plus précisément l’outillage mathématique associé aux études cinématiques. Pour plus de simplicité, je me place dans un système unidimen-sionnel, de coordonnée spatiale x. Le champ des vitesses est noté v(x, t). Supposons une

quantité f(x, t) qui est fonction du temps et de la position dans le tissu. Ce peut être la concentration en une molécule, la densité de cellules ou un taux d’expansion. Il s’agit dans tous les cas d’un champ, donc d’une description eulérienne. Imaginons qu’on veuille connaitre la variation de la quantité f(x, t) attachée à la particule matérielle placée en x à l’instant t. Il faut pour cela prendre en compte la variation temporelle du champ f, mais aussi le fait que le particule se soit déplacée par advection durant l’intervalle de temps considéré. La dérivée matérielle combine ces deux contributions :

Df(x, t) Dt | {z } dérivée matérielle = ∂f (x, t) ∂t | {z }

variation temporelle du champ

+ v(x, t)∂f (x, t) ∂x

| {z }

advection

. (2.3)

La dérivée matérielle est donc une dérivée qui suit la croissance. Son expression ne fait intervenir que des champs eulériens.

Une autre relation intéressante se déduit du principe de conservation de la masse. Soit ρ(x, t) la concentration en une substance présente dans le tissu. On note j(x, t) le flux local de cette substance (en unité de masse par unité de surface et unité de temps). Il possède deux composantes : le flux engendré par la croissance du tissu, jg = vρ(indicé g comme growth), et le flux lié au transport diffusif et éventuellement polaire, jng(indicé ngcomme non growth), dont l’expression exacte dépend des types de transport impliqués. En faisant un bilan local de flux, de synthèse et d’absorption de substance, le principe de conservation peut s’exprimer par l’équation de continuité :

∂ρ ∂t +

∂j

∂x = σ, (2.4)

où σ = densité de sources − densité de puits = taux net d’addition de masse de substance par unité de temps et de volume. σ représente donc la synthèse et/ou l’absorption locales de substance.

En injectant la décomposition j = vρ + jng, l’équation de continuité se développe en ∂ρ

∂t |{z}

variation temporelle locale

+ v∂ρ ∂x |{z} advection + ρ∂v ∂x |{z} dilution + ∂jng ∂x | {z } autre transport = σ |{z} synthèse / absorption . (2.5)

Pour résoudre l’équation2.5, il est nécessaire de connaitre le champ des vitesses v(x, t) qui décrit la croissance. Comme évoqué un peu plus haut, il existe une relation entre le champ des vitesses et les taux d’expansion définis à la section2.2.6:

˙(x, t) = ∂v(x, t)

∂x . (2.6)

peut en déduire le champ des vitesses par intégration spatiale :

v(x, t) = Z x

0

˙(ξ, t)dξ. (2.7)

Pour conclure, la cinématique et le formalisme des milieux continus sont très utiles pour décrire l’évolution spatio-temporelle de toutes sortes de quantités dans un tissu en croissance. Ils offrent un cadre rigoureux pour prendre en compte tous les effets de la croissance, même les moins intuitifs.

2.5.3 Les systèmes à réaction-diffusion de Turing

Alan Turing a consacré la plus grande partie de sa carrière scientifique aux mathé-matiques discrètes et a été l’un des pionniers de l’informatique. Cependant, ses derniers travaux empruntent une tout autre voie. Après s’être interrogé sur la possibilité d’un cerveau artificiel, il cherche à comprendre comment un substrat biologique, continu par nature, peut s’auto-organiser en structures complexes et ordonnées.

Plusieurs éléments expliquent l’intérêt de Turing pour ces questions de biologie. Il a lu très tôt On Growth and Form, le célèbre ouvrage de D’Arcy Thompson (Thompson,

1917) qui tentait de mettre en avant les contraintes mécaniques et géométriques s’exerçant sur l’évolution des espèces et l’embryogenèse. Son collègue botaniste, Claude Wardlaw, s’intéresse à l’époque à la phyllotaxie9et cherche à l’expliquer par une approche physico-chimique. C’est lui qui initie Turing à ces problématiques et lui fait découvrir les travaux du zoologiste Charles Manning Child sur la théorie des gradients. Cette théorie a pour origine des recherches sur le développement des oursins datant du début du xxe siècle, mais la découverte des auxines dans les années 1930 lui a donné une nouvelle assise en biologie végétale.

Turing(1952) adopte une approche purement chimique. Son postulat de base est qu’il existe des substances chimiques qui agissent sur les tissus et guident leur structuration. Il donne à ces substances le nom générique de morphogènes. Le problème est alors de dé-terminer quels types de réactions chimiques entre morphogènes peuvent faire apparaitre des distributions spatiales non homogènes. D’Arcy Thompson, et bien d’autres avec lui, pensaient que la diffusion homogénéisait forcément le système, le conduisant vers une situation finale fortement symétrique, donc très peu structurée. La grande intuition de Turing est que la diffusion, sous certaines conditions, peut au contraire être un facteur d’instabilité et produire des motifs spatiaux complexes.

9. La phyllotaxie désigne l’ordre dans lequel sont implantées les feuilles autour d’une tige. La régularité de ces implantations a donné lieu à des recherches nombreuses et fécondes. Sur cette question et sur les tra-vaux de Turing, longtemps inédits, s’y rapportant, on pourra lirehttp://user29459.vs.easily. co.uk/wp-content/uploads/2011/05/swinton.pdf.

Il simplifie le problème en supposant que l’établissement des motifs précède la crois-sance. Avec deux morphogènes dont les concentrations sont notées u et v, un système à réaction-diffusion s’écrit sous la forme générale

∂u

∂t = Du∆u + F (u, v), (2.8)

∂v

∂t = Dv∆v + G(u, v). (2.9)

Du et Dv sont les coefficients de diffusion respectifs de u et v, et F et G représentent les réactions chimiques. Les inhomogénéités peuvent apparaitre si l’un des morphogènes (l’activateur) stimule la production des deux morphogènes tandis que l’autre (l’inhibiteur) stimule leur dégradation. De plus, l’inhibiteur doit diffuser plus rapidement que l’activa-teur. Alors, à partir d’une distribution initiale quasi uniforme, les deux morphogènes se partagent progressivement l’espace et forment des motifs en ilots, en bandes ou en spirale (voir la figure2.20).

(a) état initial (b) état final

Figure 2.20 – Exemple de motifs de Turing. Dans l’état initial (a), les deux morpho-gènes sont répartis uniformément dans la portion du plan (seule la concentration de l’activa-teur est représentée : son maximum est en rouge vif et son absence en noir). Dans l’état fi-nal (b), l’inhibiteur forme des bandes et des ilots de présence exclusive. Simulation réalisée avec l’Experimentarium Digitale du CNRS : http://experiences.math.cnrs.fr/

Structures-de-Turing.html.

Dans un premier temps, Turing considère des équations très simplifiées qu’il peut résoudre analytiquement pour donner une preuve de principe de sa théorie. Dans un deuxième temps, sa maitrise de l’ordinateur, alors tout récent, lui permet de résoudre nu-mériquement un jeu d’équations plus réalistes et plus complexes dont il tire des résultats d’une plus grande portée biologique.

Selon Turing, et de nombreux biologistes théoriciens après lui, ce mécanisme d’émer-gence de régularités pourrait rendre compte de processus de développement tels que la pigmentation du pelage d’animaux ou l’espacement régulier des tentacules de l’hydre. Cependant, il n’a encore jamais été possible de prouver sans ambigüité qu’un système à réaction-diffusion était impliqué dans un tissu vivant.

2.5.4 L’information positionnelle de Wolpert et le modèle du