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3 La « causalité transmissive » du VIH/sida

3.1 Les éléments représentatifs centraux

3.1.1 La contamination par voie sexuelle

La connaissance de la transmission du virus du sida par les relations sexuelles non protégées est partagée par tous les adolescents.119 A parler de contamination sexuelle, plus d’un tiers des adolescent(e)s ont rapidement guidé leur discours en termes de « vagabondage sexuel ». Ce sont principalement les garçons

118 Docteur en sociologie, Abdessamad Dialmy est professeur à l’Université de Fès.

119 Néanmoins, nous n’allons pas échapper à la question récurrente de l’adéquation entre les connaissances et les pratiques au cours de l’analyse du thème suivant – les moyens de protection contre le VIH/sida – en observant que le port du préservatif est loin d’être systématique. C’est tout un faisceau d’éléments complémentaires qui seront nécessaires à la bonne compréhension de cette problématique.

qui se sont exprimés longuement à ce propos, leur discours prenant une connotation largement accusatrice, stigmatisante à l’encontre des filles, et des femmes en général.

Avant d’entrer dans ce débat, il est frappant de noter qu’un garçon affirma que l’on ne puisse pas attraper le VIH/sida par des rapports sexuels homosexuels. Pour qu’il y ait possibilité de transmission, il est selon lui nécessaire que l’acte sexuel se déroule entre un homme et une femme ; cette vision du sexe masculin qui pénètre dans le sexe féminin est pour lui indispensable. Or, comme nous le verrons, bien que cela reste tabou, les jeunes garçons de la rue ont des rapports entre eux120, mais il insista sur le fait que « c’est plus dangereux avec les filles » (7, M). Cette dernière affirmation nous permet de faire le lien avec la question de la stigmatisation des femmes en matière de VIH/sida.

3.1.1.1 Les filles, des « distributeurs du sida »121

« Dans la rue, on te dit parfois “va voir ma copine là-bas, elle est bonne”, mais comment savoir si elle n’a pas le sida ? » (6, M).

« Mes amis ont beaucoup de femmes, il faut faire attention où mettre le pied. J’ai peur. J’ai peur de changer de copine. Avec elle, j’ai peur aussi, mais on est ensemble. Si elle va avec un autre homme, je ne le saurai pas. Tu sais bien que les filles d’aujourd’hui vont avec beaucoup d’hommes, on n’a plus confiance. Si elle va avec un autre homme, après je peux être contaminé. Moi, je n’ai pas d’autres copines, je ne vais pas avec les autres » (10, M).

« Si tu es trop pute, tu peux avoir ça. Il faut éviter les tombées122. […] Il faut porter le préservatif. Avec ma copine, ma vraie femme, je ne l’utilise pas, mais avec les autres bien car elles sont petites, elles vont partout. Je leur impose le préservatif, et si elles ne veulent pas, je ne cède pas, je m’en vais car, c’est qu’elles veulent me donner la maladie, elles sont malades » (11, M).

« C’est une maladie qui, quand tu vas avec une fille qui a le sida, que tu as des rapports avec elle, le lendemain tu te réveilles et tu as le sida. Quand tu as une femme, une petite amie, elle va coucher avec un monsieur qui a le sida, si je couche avec elle après, elle va me le transmettre. Le lendemain, tu te réveilles, tu as le sida » (13, M).

« Mes amis disent que ça s’attrape par ceux qui font la vie. Par exemple, à Jeanne d’Arc, c’est des filles qui peuvent être atteintes du sida et toi tu peux l’attraper si tu ne portes pas le “sachet”. […] J’ai parfois d’autres petites : je mets le préservatif, car le sida vient de ces filles-là » (14, M).

A la lecture de ces propos, on comprend que la perception du sida comme étant une maladie des filles, ou de manière générale, des femmes, fait partie intégrante de la représentation sociale du VIH/sida chez les adolescents.123 Ceux-ci imputent à la femme – et à elle seule – la responsabilité de l’apparition du VIH/sida, ce qui n’est pas sans revêtir d’importantes implications en termes de prévention sanitaire. Pour mieux comprendre cela, nous pouvons apporter deux éclairages à cette association de sens entre femmes et sida.

120

Cf. phénomène des « mintègres ».

121 Ce débat sera également important dans le cadre de la question de l’utilisation du préservatif, cf. infra Partie II, 4, p.53.

122 Il s’agit d’un mot d’argot utilisé par les garçons de la rue, qui fait référence aux prostituées. 123

Afin de ne pas se précipiter dans des interprétations biaisées, il faut être conscient que cette section est presqu’exclusivement basée sur les discours des adolescents garçons. En effet, les filles, sans trop de détails, évoquent le vagabondage sexuel comme mode de transmission ou cause du VIH/sida, mais elles restent relativement discrètes. D’une part, elles parlent des hommes, qui sont « trop derrière les femmes » et dont il faut se méfier. D’autre part, elles dénoncent les filles qui font la vie, en général, et partagent, de la sorte, la vision « machiste » exprimée par les garçons.

Premièrement, on peut se tourner du côté de la « prostitution ». Les « professionnelles du sexe », comme on les appelle maintenant, ont toujours été reconnues unanimement comme une « catégorie » ou un « groupe » à risque. D’ailleurs, on retrouve encore à l’heure actuelle ces dernières dans le CSN 2009- 2013 : elles sont les premières citées parmi les « populations les plus exposées au VIH ».

Le Palec avance que « si les “prostituées” ont été incriminées dès le début de la prise en compte de la maladie, […] c’est sans doute que le sida, […] est trop chargé symboliquement pour être appréhendé autrement que dans le cadre de la déviance sexuelle et sociale » (Le Palec, 1999 : 346). Or il n’est pas acceptable de considérer la prostitution en tant que telle comme un facteur de risque aggravant, mais plutôt la fréquence des pratiques sexuelles à haut risque et l’absence répétée de protection.

Il est interpellant d’observer que ces adolescents ne remettent que rarement en cause leurs propres conduites : la faute revient à la fille avec qui ils vont avoir des rapports sexuels, qui elle-même a contracté la maladie auparavant, en allant voir un homme qui l’avait attrapé auprès d’une autre femme, et ainsi de suite. Or ces adolescents fréquentent les sites de prostitution, reconnaissent avoir des relations sexuelles diversifiées, et nous allons voir par la suite que leurs stratégies de protection sont hasardeuses, d’un point de vue strictement biomédical. Ainsi, comme l’affirme Le Palec, puisqu’il « n’est jamais souligné que les pratiques sont déterminées par les clients […] ainsi disparaissent ces hommes qui ont transmis le virus et les prostituées restent présentées comme premières dans l’ordre de la contamination » (Le Palec, 1999 : 349). Or, nous allons voir que les jeunes filles, « prostituées » ou non, bien souvent prises dans des rapports de « genre » divers, n’ont que peu de pouvoir dans la négociation de la sexualité, et donc de l’utilisation du préservatif.

Ainsi, « à partir de cette catégorie “prostituées”, par glissements successifs, on stigmatise de nombreuses femmes, jusqu’à celles des quartiers qui se laisseraient séduire pour de l’argent, ou rechercheraient les hommes pour en obtenir des compensations. La plupart des jeunes femmes sont donc considérées comme des prostituées qui ne veulent pas dire leur nom » (Le Palec, 1999 : 351). On assiste donc à un renforcement de certains stéréotypes liés à la responsabilité, et in fine à la stigmatisation, des femmes dans la maladie. Or, comme nous l’avons déjà précisé, la notion de « prostitution » est particulièrement complexe et mérite d’être nuancée : il est alors essentiel de distinguer le « multi-partenariat » de la « prostitution » dans toute démarche de compréhension du rapport des femmes au sida et de la dynamique de propagation de cette maladie (Vidal, 2000 : 57).

Dans un second temps, comme Boumpoto l’explique :

« Dans la société congolaise, il est accepté (il en a toujours été ainsi) qu’un homme ait plusieurs femmes. Pendant longtemps, c’était un des signes extérieurs de richesse ou de pouvoir. Quoique moins tolérée chez la femme, la capacité de séduire était vue à un moment donné comme le signe visible des atouts d’une femme ou comme celui de son émancipation. Mais […] là où il y a le sida, avoir plusieurs partenaires devient un dévergondage condamnable. Celui qui était envié hier est blâmé et il ne manque pas d’individus pour se réjouir de son malheur. Intervient une dichotomisation entre la bonne sexualité et la mauvaise, la première étant naturellement justifiée par la procréation dans le mariage, la richesse ou le pouvoir et la seconde, dévoilant l’envers, marquée du manque » (Boumpoto, 1999 : 368).

En effet, il est assez paradoxal de voir qu’à partir du moment où l’on sait qu’une personne a le VIH/sida, le multi-partenariat n’est plus toléré, devient du « vagabondage sexuel », alors qu’il s’agit ordinairement d’un comportement sexuel rentré dans les mœurs.124 Dès lors, « les jeunes filles, surtout belles, sont considérées par les femmes mariées et les hommes comme des “distributeurs” du sida » (Boumpoto, 1999 : 368). Le sida, expression d’une sexualité perçue comme malpropre, indécente, à la fois dangereuse et méprisée, devient ce qu’on attrape lors de relations sexuelles mauvaises.