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Avant tout, il faut savoir que la majorité des garçons de la rue ont affirmé avoir une copine « officielle », puis d’autres « partenaires » secondaires ainsi que des rapports sexuels avec des filles qui « font la vie »100. Il y a donc en quelque sorte trois niveaux de relations sentimentales et/ou sexuelles. Les filles, si elles ont été moins bavardes à ce sujet, ont aussi de leur côté souvent plusieurs partenaires. Comme on me l’explique dans diverses associations, et comme j’ai également pu le percevoir moi-même au travers de diverses conversations, il est courant que des filles aient un ami de cœur, ainsi qu’un « West Af’ »101 qui les fournit en cadeaux, en vêtements et autres articles de mode, et un « petit papa », homme plus âgé qui a beaucoup d’argent. Pas simple, ces relations « multi-partenariales », pour l’œil non averti.102

Comme nous le verrons, il est essentiel de distinguer le multi-partenariat de la « prostitution » dans toute démarche de compréhension du rapport des femmes au VIH/sida et de la dynamique de propagation de cette maladie (Vidal, 2000 : 57). En effet, lorsqu’on parle d’un objet aussi complexe et multiforme que la prostitution, il est important de faire preuve d’une grande prudence. En effet, l’utilisation de ce terme n’est pas toujours appropriée face à la diversité des situations que l’on rencontre au Congo, comme ailleurs en Afrique. Il mérite dès lors d’être défini avec soin au regard du contexte, de la manière dont s’exerce l’activité sexuelle et de la perception qu’en ont les intéressées.

« Dans un contexte africain, il existe une variété de situations dans lesquelles il se produit des échanges sexuels contre de l’argent, des services ou des biens – ces situations n’étant pas nécessairement perçues comme étant liées au travail du sexe. La définition que donnent les experts en santé publique peut être très différente de la façon dont ces femmes se perçoivent. Le commerce sexuel peut n’être qu’une des nombreuses stratégies utilisées par les femmes pour gagner leur vie. L’erreur souvent commise a été de cibler ces femmes en tant que groupe à risque homogène. Ceci a contribué à les stigmatiser plutôt qu’à mettre en œuvre des interventions pour répondre à leurs besoins spécifiques » (Mantoura, Fournier & Campeau, 2003 : 224). Dès lors, puisqu’il ne s’agit pas de mon sujet d’étude, je ne suis pas à même d’interroger longuement la notion initiale de prostitution dans ce qu’elle recouvre de représentations et comportements diversifiés. Néanmoins, je l’ai approchée, de façon partielle. D’une part, peu d’adolescents n’en ont pas fait mention dans leurs discours. D’autre part, au simple détour de ma brève vie quotidienne à Brazzaville, je ne pouvais que remarquer l’existence de ces filles « qui font la vie ». En outre, j’ai réalisé deux « balades » nocturnes sur les sites de prostitution, accompagnée d’éducateurs de rue de l’Espace Jarrot et d’ASI.

100

Cette expression réfère, au sens large, aux filles qui se prostituent.

101 Expression familière faisant simplement allusion aux Africains de l’Ouest, nombreux dans certains quartiers Nord de Brazzaville, et très actifs en commerce de vêtements, de téléphones, etc.

102 Nous verrons par la suite, notamment, que la question du préservatif se pose dès lors différemment selon le niveau auquel on se place.

Ainsi, je vais brièvement mettre en avant quelques éléments permettant d’appréhender ce phénomène. Remarquons que « depuis une dizaine d’années, le phénomène de la prostitution touche les enfants au Congo et galope de manière inquiétante » (Kubu Turé, 2007 : 8). En effet, à côté des « tantines » de 30-40 ans, on rencontre des mineures dès l’âge de 11-12 ans.

Globalement, la prostitution est tantôt affichée, tantôt clandestine – régulière ou occasionnelle, bien que la frontière entre les deux soit relative. Il y a les « professionnelles du sexe », puis il y a les autres : il y a des filles qui sont tarifées, louées – nombreuses sont kinoises – et dont le prix peut se discuter aisément avec le proxénète ; il y a des filles « libres », dites familièrement les tombée fioti-fioti ou filles faciles, ou les milimo ya mikoussé103, qui arpentent les artères de Brazzaville, qu’elles vivent chez leurs parents et « fassent la vie » à l’occasion, pour subvenir aux besoins de la famille ou qu’elles s’organisent entre elles et louent ensemble une parcelle dans laquelle elles vivent (elles s’y reposent jusqu’à la fin de la journée, puis partent dans les nganda).

Dès lors, on retrouve ces filles dans des nganda, à Bacongo, Makélékélé, Mfilou, Moungali, Poto-Poto, etc. ainsi que dans des boîtes fréquentées par les européens dans le centre ville. Mais il y a aussi dans certaines parcelles des maisons en tôle qui, une fois « l’heure du dehors »104, deviennent des maisons de passe, comme à « Jeanne d’Arc » à Bacongo, un site dont les adolescents de la rue parlent très souvent.

Le prix d’une passe varie. Dans les boîtes du centre ville, il existe des « vraies professionnelles » qui peuvent demander de 25 000 à 100 000 XAF105 pour la nuit. Mais la plupart du temps, pour les autres filles, que l’on rencontre dans les nganda, celles qui sont sous le sceau de proxénètes, celles qui monnayent leurs rapports sexuels occasionnellement pour des raisons de survie, le tarif « normal » d’une passe sexuelle protégée est de 500 à 1000 XAF106 (pour une nuit, cela tourne autour de 2000 à 5000 XAF). C’est « la règle ». L’exception, en quelque sorte, c’est de payer 500 XAF de plus, pour obtenir un rapport sexuel sans préservatif. Sauf que dans les faits, l’exception devient la règle, et inversement. C’est l’homme qui décide, en fonction de ses moyens, car la fille, pour des raisons que nous allons voir en détails ci-après, accepte souvent de passer à l’acte sans utiliser le préservatif.

« Je vais à Jeanne d’Arc [un site de « prostitution » à Bacongo]. Quand j’ai pris quelque chose [alcool, drogue, médicaments], puis que je reprends conscience, je regrette, car j’ai donné tout ce que j’avais, parfois 500, parfois 1000 francs. Une fois, j’ai dû payer 300 francs de plus car j’avais mis du temps. Ce sont les filles qui présentent les préservatifs, qui l’ouvrent et qui le mettent sur le sexe. Certains donnent plus d’argent et les filles acceptent le rapport sans préservatif. C’est l’homme qui décide. Mais avec 500 francs, le préservatif est obligatoire. Il y a des hommes qui donnent 500 francs mais qui tournent le préservatif [font un trou]. Je choisis la fille qui me plait parmi plusieurs. Les filles peuvent être très jeunes, mais il y a aussi des tantines, de 30 ans, de 40 ans, et des mamans, des mastodontes, des grosses femmes plus âgées. Moi, je n’aime pas les mastodontes. La majorité des hommes qui viennent sont plus âgés, il y a même des vieux. Des papas passent, l’air de rien, les filles les voient et vont les trouver pour négocier » (7, M).

103 Les « petites jupes ».

104 En fait, il s’agit de parcelles a priori « normales », puis de 18/19h à minuit/une heure du matin, les filles sortent des maisons, se dispersent et racolent devant chez elles. Elles vendent alors leurs corps à des garçons, à des hommes qu’elles emmènent à l’intérieur de leur propre maison. Parfois, elles ont un mari : celui-ci s’en va durant ces quelques heures, mais il est assez frappant d’apprendre que parfois, le mari reste, et que les hommes règlent la passe au mari-même de la femme avec qui ils ont leur rapport sexuel.

105

Soit, entre 37,5 euros et 150 euros. 106 Soit, entre 75 cents et 1,5 euros, environ.

Puis, comme je l’ai déjà évoqué dans la première partie de ce mémoire, l’amalgame est fréquent entre les filles de la rue et les « prostituées ». Or une fille qui « fait la vie » n’est pas nécessairement à la rue. De même, une fille de la rue, ne livre pas nécessairement son corps au tout venant pour quelques centaines de francs. Il faut éviter toute généralisation abusive, tout en étant conscient que la limite entre les deux peut s’avérer très mince. On peut néanmoins remarquer l’interaction qui peut se créer entre les « prostituées » et les EDR, à travers le cas de Bacongo. C’est ainsi qu’un adolescent, 17 ans, m’explique qu’avec ses amis, ils forment un groupe107 qui protège quatre filles à Mabouaka, un quartier de l’arrondissement de Bacongo connu pour être un lieu de « prostitution » à bas prix. En fait, ils se rendent des services mutuels. Ainsi, quand ces filles ont des problèmes avec des hommes108, elles appellent le groupe, qui assure leur sécurité : ils vont alors « en intervention », afin d’essayer de régler le conflit à l’amiable. Une fois la tension apaisée et les filles hors de danger, si ces dernières ont de l’argent, elles le donnent au groupe. Sinon, ils ont des rapports sexuels. Puis, ces filles viennent les retrouver pour fumer le chanvre. En outre, celles-ci informent le groupe de se méfier de telle ou telle fille qu’elles soupçonnent d’avoir le VIH. In fine, il s’agit donc d’une relation à double sens, où chacun semble109 y trouver son compte.

Enfin, il n’est pas vain d’insister sur le fait que lorsqu’on parle de « vagabondage sexuel », comme de « prostitution », il n’y a pas de volonté de considérer les conduites que ces notions recouvrent comme « spécifiquement africaines », ni de les mettre en cause en tant que telles, car ce serait « blâmer les victimes en occultant les responsabilités de la société et de l’Etat » (Fassin, 2001 : 193). Ainsi, s’il est toujours relativement délicat d’entrer dans ce genre de débat, on ne peut néanmoins passer à côté et ne pas mettre en exergue les récurrences qui surviennent dans les discours individuels.