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2 Positionnement du cadre théorique : mise en lumière des principaux concepts

2.2 Les « adolescents vulnérables »

2.2.1 Perception de l’adolescent dans le cadre de l’étude

2.2.2.2 Le concept « d’enfant de la rue » (EDR)

Au départ, je m’étais refusée d’emprunter cette piste « EDR », selon moi surmédiatisée. De plus, le phénomène des EDR est « minime » dans le phénomène plus large de l’enfance vulnérable au Congo. Effectivement, bien que le phénomène ait doublé en deux ans sur Brazzaville et Pointe-Noire, les EDR ne représenteraient que 0,05% des 1 825 000 congolais mineurs (Bodin, 2009 : 11). Ceci nous permet de relativiser l’ampleur du phénomène au Congo.

« En 2003, une enquête, menée par l’IRC et différents partenaires, dénombre 1100 enfants recensés à Brazzaville et 800 à Pointe Noire. Les tranches d’âges les plus concernées par ce phénomène sont les jeunes âgés de 12 à 18 ans. Il faut noter que 18% d’enfants évoluant dans la rue se situent dans la tranche d’âge 8-12 ans » (ASI, 2009 : 17).

Mais au vu du déroulement de mon étude de terrain, recherchant des adolescents désœuvrés, qui font des petits boulots pour survivre, qui sont déscolarisés ou non scolarisés et mineurs, j’ai été naturellement orientée vers des associations de terrain travaillant avec ces adolescents, que ces intervenants nomment eux-mêmes EDR.

Face à cette problématique des EDR, le milieu humanitaire réagit dès les années 80, et c’est dix ans plus tard que les premiers ouvrages scientifiques francophones70 apparurent. Ainsi, dès les années 1980 se

68 Cf. A

HO J., MISZKURKA M., SMITS P., SICOTTE M. & ANTCHOUEY A.-M., 2008, « Prise en compte du sexe social dans les interventions en Afrique subsaharienne », TrancriptaseS, n°139, Paris, pp.16-19 ; DEKENS S., 2006, « Les vulnérabilités des enfants. Un concept pour l’action », intervention au Colloque International « Enfance & Sida », 15-16 juin, Paris ; DEKENS S., 2007, « Orphelins, enfants affectés et infectés par le VIH/SIDA : opérationnaliser le concept de vulnérabilité dans les programmes de prise en charge », Face à Face, n°10 (L’enfant et sa santé), Bordeaux ; DELAUNAY K., 1999, « Des groupes à risque à la vulnérabilité des populations africaines, discours sur une pandémie », Autrepart, n°12, pp. 37-51 ; REVET S., 2008, « La vulnérabilité, une notion problématique. Un regard d’anthropologue », Colloque « Vulnérabilités sociétales, risques et environnement » – Résumés des communications, Toulouse, 14-16 mai ; VIDAL Laurent, 1999, « Anthropologie d’une distance : le sida, de réalités multiples en discours uniformes », Autrepart, n°12, pp. 19-36.

69 Laurent Vidal, anthropologue, est directeur de recherche à l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD). 70 On peut citer, notamment, les travaux de L

UCCHINI R., 1993 ; MARGUERAT Y., POITOU D., 1994 ; TESSIER S., 1995 et 1998. Lucchini et Tessier se concentrent plutôt sur l’Amérique du Sud tandis que Marguerat et Poitou traitent de la situation en Afrique, où le phénomène est plus récent. Une recherche quant à la bibliographie anglophone et hispanophone serait également audacieuse.

répand la distinction entre « enfants de la rue » et « enfants dans la rue ». Comme l’avance Morelle71, « les enfants de la rue sont, en théorie, en rupture familiale à l’inverse dans enfants dans la rue qui, s’ils passent une grande partie de leur temps dans la rue, ont encore un domicile où s’abriter, en particulier la nuit venue » (Morelle, 2007 : 20). Selon le rapport d’ASI, il n’est pas rare que les chercheurs parlent plutôt « d’enfants évoluant dans la rue » (Hanryon, 2000), ce qui permet d’éviter tout amalgame entre les classifications, cette notion recoupant les deux réalités ci-dessus présentées (ASI, 2009 : 17).

A Brazzaville, la situation des EDR, appelés « phaseurs »72 ou « shégués », est assez particulière. D’une part, les conflits armés à répétition qui ont marqué la dernière décennie73, superposés à la crise socioéconomique et politique profonde, « ont modifié considérablement le paysage social en accentuant les phénomènes de marginalité chez de nombreux enfants et jeunes, tels que les enfants de la rue » (RC, 2006 : 90). Il y a cependant eu peu d’actions en faveur des EDR au sortir de la guerre74. D’autre part, on observe un certain dysfonctionnement des rapports familiaux et de la pauvreté des familles, ce qui n’est pas sans répercussion sur la situation des enfants. En effet, « face aux difficultés que traverse la famille dans son rôle de socialisation, les autres institutions chargées de la promotion des droits de l’enfant (écoles, institutions religieuses, associations diverses, justice, etc.) sont confrontées à de réelles limites et n’assurent donc pas toujours efficacement leurs rôles en matière d’insertion des enfants dans la société » (RC, 2006 : 90).

Le phénomène EDR est le plus marquant des séquelles de guerre, mais ce n’est que la pointe de l’iceberg, selon les intervenants de terrain. Peu d’études ont été menées en ce qui concerne ce phénomène des EDR et relativement peu de structures travaillent spécifiquement avec ces enfants. Néanmoins, certains me glissèrent qu’il ne s’agirait pas là d’un réel problème si ces quelques associations disposaient de moyens suffisants.

Puis, parler d’enfants de la rue, c’est parler d’enfants qui sont en rupture familiale. Or à Brazzaville, la rupture est rarement totale, l’adolescent garde toujours un lien, si minime soit-il, avec un membre de la famille élargie. Il fait des allers-retours plus ou moins prolongés entre la famille, la rue et l’institution. Il peut passer 10 jours à la rue, comme il peut y passer 3 ans. Dès lors, quand commence la rupture ? De plus, dès qu’il y a une crise, l’adolescent se retrouve à la rue, car il n’y a aucune structure de prise en charge, et les parents agissent à leur guise, malgré les obligations légales envers leurs enfants, puisque le système judiciaire est absent. Enfin, un adolescent qui pratique la débrouille, est-ce un adolescent en rupture ?

« En prenant comme base l’effectif de ceux qui sont pris en charge dans les centres d’hébergement, d’écoute de jour et par les équipes mobiles nous pouvons estimer, dans les deux villes, à près de 900 les enfants en

71 Marie Morelle, docteur en géographie, est maître de conférences à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. 72 Les éducateurs de rue à l’Espace Jarrot m’expliquèrent d’où vient ce terme. A Kinshasa, un musicien parlait de son père qui l’a abandonné. C’est du mot anglais « father » que provient le terme « phaseur » qui signifie « celui qui dort n’importe comment ».

73 Cf. annexe 1 (p.VII).

74 J’ai pu comprendre que l’une des raisons vient du fait que les bailleurs de fonds sont plus enclins à se tourner vers Kinshasa, du fait que les actions atteignent plus de bénéficiaires. Le phénomène des EDR y est en effet démesuré, par rapport à Brazzaville.

situation de rupture familiale. […] A Brazzaville, ils seraient près de 488, dont 103 sont en centre d’hébergement et 385 enregistrés en milieu ouvert » (Bodin, 2009 : 10).

Notons enfin que l’analyse de la problématique EDR sous l’angle de l’approche genre se fait plutôt rare concernant l’Afrique. Or les filles de la rue existent bel et bien, même si l’ampleur du phénomène est moindre comparé aux garçons. Leur nombre est souvent sous-estimé, celles-ci étant moins « visibles » pour deux raisons majeures. D’une part, « elles s’organisent dans des parcelles sans autorité parentale afin d’éviter les risques de dormir dans la rue » (Bodin, 2009 : 44). D’autre part, « ayant souvent recours à la prostitution pour survivre, elles sont assimilées aux professionnelles du sexe » (Bodin, 2009 : 44), alors que leurs problématiques de vie ainsi que leur prise en charge sont différentes.