• Aucun résultat trouvé

Construction et évolution de l’offre d’emploi universitaire

Section 1 Le difficile accès aux postes permanents du champ académique

2 Construction et évolution de l’offre d’emploi universitaire

La question de l’offre d’emplois universitaires permet de comprendre ce qui se passe dans les débuts de carrières de nos jours. Il s’agit de saisir comment celle-ci se construit, c’est-à-dire le processus de décision qui vise à créer, renouveler ou supprimer des postes. Des chercheurs en économie étudient ce processus. Musselin par exemple l’analyse en comparant les cas français, allemands et étasuniens. Les recherches permettent d’appréhender pourquoi l’ouverture des places de MCF s’est largement réduite ces dernières années.

a Les facteurs endogènes de la création d’emploi universitaire

Comme le rappelle Musselin (2005 b), les chercheurs tentent d’expliquer les causes de ce phénomène par des « logiques internes à la communauté scientifique ». Ils décrivent « les

processus par lesquels de nouvelles disciplines ou de nouvelles spécialités apparaissent, s’institutionnalisent et prennent de l’ampleur permettant à certains collèges invisibles de

103

devenir concrets » (p. 70). Diana Crane (1972) théorise le concept de communauté scientifique

— « invisible colleges » — où leurs membres créent un réseau informel de relations. Basées sur l’analyse des interactions entre mathématiciens et sociologues aux États-Unis dans les années 1970, les analyses de Crane expliquent comment ils s’organisent en groupes ou sous- groupes pour étendre des méthodes d’études communes. Ils s’échangent des informations et diffusent les résultats. La place des chercheurs au sein de ces groupes a un impact sur leur prestige scientifique et la façon dont ils obtiennent rapidement des renseignements. Les « invisible colleges » ont une durée de vie limitée dans le temps, leur existence dépend de l’état de leur problématique de réflexion. Dans ce cadre théorique,

« la transformation de l’offre résulte de l’évolution de la connaissance : une innovation scientifique, un nouveau courant de pensée, une théorie divergente entraînent l’émergence d’une spécialité ou d’une discipline et aboutissent à la création de postes, de laboratoires et de départements pour assurer leur développement ». (Musselin, 2005, p.70).

En considérant les logiques internes à la communauté scientifique comme facteur de la construction de l’offre d’emplois universitaires, Teichler (2008), Clark (1983) ou Wasser (1999) expliquent que c’est un mouvement de diversification qui agit dans ce processus. Ainsi sous l’effet de la massification estudiantine internationale, les systèmes d’enseignement supérieur nationaux ont eu tendance à s’hétérogénéiser. La diversification est multidimensionnelle, verticale et horizontale, elle a trait aussi bien à la multiplication d’établissements, de disciplines, de niveaux d’études dans les cursus, que de type de diplômes (par exemple général versus professionnel) proposé dans l’enseignement supérieur. Cependant, la force du mouvement n’est pas le même selon les pays. L’ensemble de ces mouvements endogènes au système influence l’offre d’emploi dans les universités (Teichler, 2008).

Le fonctionnement du champ universitaire décrit par Bourdieu permet de comprendre les logiques internes qui ont cours dans la création de postes (Bourdieu, 1984). Le sociologue français explique que l’ouverture de poste est un enjeu de luttes de pouvoir entre les agents présents dans le champ universitaire pour accéder aux positions dominantes du champ. Selon la théorie bourdieusienne, la position relative d’une discipline (dominante ou dominée) dans le champ à un moment donné influence l’offre d’emploi dans les universités. Si la position relative des agents se définit par la possession de capitaux spécifiques, certains d’entre eux présentent, plus que les autres, une caractéristique primordiale dès lors qu’il s’agit de statuer sur l’offre d’emploi universitaire. C’est le cas notamment du « capital proprement universitaire ».

104

Bourdieu définit ce capital77 par « l’appartenance à l’Institut, au Comité Consultatif des

Universités, l’occupation de positions telles que doyens ou directeur d’UER, directeur d’institut, etc. » (Bourdieu, 1984, p. 60). La structuration morphologique du champ

universitaire, c’est-à-dire le nombre d’étudiants et les besoins en encadrement détermine la place des agents dans le champ universitaire, ils influencent l’offre d’emploi universitaire comme nous l’avons montré dans le premier chapitre.

b Les facteurs exogènes de la création d’emploi universitaire

En dehors des éléments proprement internes au système académique, des facteurs exogènes influencent la construction d’offre d’emplois universitaires. Les transformations de la production des connaissances et de l’organisation scientifique décrite par Gibbons (Gibbons et Johnston, 1974) (le passage du mode 1 au mode 2 est décrit dans la partie suivante de cette thèse) imposent des exigences inédites envers la communauté. Elles modifient les logiques intérieures en matière de gestion de la main d’œuvre. Dans son ouvrage Homo Academicus, Bourdieu consacre quelques lignes au processus et aux rapports de force au sein du champ universitaire. Il décrit

« l’apparition d’une demande publique ou privée de recherche appliquée et d’un public de lecteurs attentifs aux usages sociaux de la science sociale, hauts fonctionnaires et hommes politiques, éducateurs et travailleurs sociaux, publicitaires et experts de santé, etc. favorise le succès de producteurs culturels d’un genre nouveau, dont la présence dans le champ universitaire constitue une rupture avec les principes fondamentaux de la recherche académique. ». (Bourdieu, 1984, p. 162).

L’expansion d’institutions de recherche indépendantes et l’émergence de « managers » transforment la reproduction des hiérarchies au sein du champ. Dans le prolongement de ces mouvements, l’« Academic Drift » ou le changement de savoirs professionnels en disciplines académiques parait proche des théories des « invisible colleges ». Il concerne les spécialités comme l’ingénierie, l’agriculture, la médecine, la santé, le social ou l’éducation. L’apparition, au 19e siècle et au 20e siècle, de nouveaux domaines et instituts répondant à une demande externe au secteur académique transforme la construction de l’offre d’emploi dans les universités.

105

Des économistes expliquent comment des mouvements exogènes influencent l’offre d’emplois universitaires. Musselin décrit ces théories où il s’agit « d’identifier les évolutions globales et

longitudinales des postes, et de leur répartition par discipline ou par statut par des analyses statistiques de corrélations qui permettent de tester l’incidence de divers facteurs » (p. 72).

Reprenant les analyses de Carrter (1976) Musselin signale que « la demande en doctorats

dépend du montant des dépenses en recherche et développement (R&D), mais encore plus des besoins en enseignants des collèges et universités, qui sont eux même liés aux flux démographiques ». Musselin emprunte d’autres analyses (Freeman, 1971, 1989, 1989) issues

de la théorie du capital humain qui expliquent que « les variations en nombre de postes et en

nombre d’étudiants inscrits suivraient l’évolution des salaires offerts aux jeunes docteurs »,

dans ce schéma «s’il y a une pénurie de PhD, les salaires proposés croissent, ce qui entraîne

une augmentation de nombre de doctorants puis de docteurs et provoque à terme une pléthore de personnels hautement qualifiés » (p. 72).

c La décroissance du nombre de recrutements de MCF en France depuis vingt ans.

En France, le système de gestion de l’offre de postes universitaires se caractérise par « une

structure de cogestion entre l’administration centrale et la profession » (Musselin, 2005a,

p. 83). Le mode de fonctionnement est spécifique à la France et ce processus n’est pas le même dans les pays analysés par la sociologue que sont l’Allemagne et les États-Unis. La France se caractérise par « une régulation communautaire », ou comme l’explicite Musselin « Le

ministère reconnait la légitimité de s’autogérer : ce que la profession estime souhaitable pour elle est considéré comme souhaitable par le ministère. » (Musselin, 2005a, p. 83) En

Allemagne, dans un état fédéral, ce sont les ministères des Lander qui régulent les postes des universitaires en fonction des objectifs politiques des régions. Dans ce cas il s’agit d’un type idéal de « régulation conjointe » c’est-à-dire qu’il est « alors légitime pour les politiques et les

administratifs de s’écarter des préférences des professionnels et d’intervenir sur des questions ésotériques, au nom d’un intérêt général supérieur, celui de la compétitivité des systèmes universitaire et économique allemands. » (Musselin, 2005a, p. 85) Enfin aux États-Unis, ce sont

les établissements qui décident majoritairement de la création, du gel ou du renouvellement des postes des universitaires, l’État est absent de ce processus décisionnaire.

En France, « les textes assignent au ministère le rôle de régulateur central de l’offre en postes,

puisqu’il doit donner son accord pour les renouvellements et qu’ils décident des créations. »

106

détachement ou au recrutement par concours est fixé chaque année par arrêté publié au Journal Officiel. Il existe, en France, une différence entre le processus de gel/renouvellement et celui de création de postes. Dans le premier cas,

« les menaces de suppression ou de gel de postes sont quasiment inexistantes dans les équipes françaises. Elles n’ont pas à développer d’argumentaires après de leur université ou du ministère pour justifier le maintien de postes devenus vacants. Par ailleurs, aucune n’a profité de l’occasion pour pratiquer des réorientations au sein du département : la règle générale est très largement celle du statu quo. » (Musselin, 2005a, p. 80)

Dans le second cas,

« les départements sont moins maîtres du jeu. Non seulement ces décisions leur échappent en partie, mais elles sont également plus conflictuelles. Ce processus est toujours présenté comme éminemment politique, traversé par des rapports de force qui s’exercent plus ou moins fortement et ouvertement au fur et à mesure que l’on s’éloigne du département concerné. » (Musselin, 2005a, p. 80).

À l’intérieur de ce processus,

« la première étape revient aux départements qui doivent produire une liste de demandes de postes classés par ordre de préférence. La liste produite ne reflète pas les préférences des membres de la discipline, mais tient compte des éléments de justification qu’ils estiment les plus efficaces auprès des instances qui vont ensuite interclasser les demandes au niveau des UFR, ou de l’université. Or l’un des premiers critères qui orientent ce choix entre les disciplines est le taux d’encadrement. » (Musselin, 2005a, p. 81)).

Comme le rappelle Musselin, cette étape est décisive puisque l’État ne remet quasiment jamais en cause l’ordre des préférences exprimé par les établissements, « il se contente de fixer (par

négociation avec chaque établissement) le nombre de postes qu’il accepte de créer. »

(Musselin 2005, p. 82).

L’évolution du nombre de postes de MCF dans les universités françaises durant la période allant de 1998 à 2014 peut être décrite grâce à l’utilisation des données administratives mises à dispositions par le MENESRI (cf. Figure 4).

Trois indicateurs permettent d’illustrer le mouvement : le nombre de créations de postes, le nombre de départ en retraite et enfin un taux de remplacement inspiré des analyses de Peyrin (2017). Ce dernier indicateur présente la part des recrutements en comparaison aux effectifs

107

totaux de postes de MCF. Comme précédemment, trois groupes disciplinaires ont été retenus dans ces analyses : droit-sciences économiques gestion, sciences techniques et lettres sciences humaines sociales.

Dans l’ensemble, entre 1998 et 2004, si le stock de MCF a augmenté on assiste à une baisse des recrutements et du taux de remplacement. En 1998, il y avait 26 609 MCF dans les universités françaises et en 2014, ils étaient 39 278 soit une augmentation de 47 %. En 1998, le nombre de recrutements s’élève à 2797 tandis qu’en 2014 il n’atteint que 1203 postes de MCF, soit une décroissance d’environ 60 % sur la période considérée. La décroissance observée n’est pas linéaire et l’on voit une augmentation du nombre de recrutements en 2001-2003, en 2005-2006 et en 2008-2009. Le taux de renouvellement passe de 12,34 à 5,30. Les tendances des courbes « recrutements » et « départs en retraite » apparaissent similaires, on aurait donc une plus ou moins forte prévision des besoins en postes de MCF dans les universités.

108

Figure 4 : Evolution du nombre de poste de MCF en France de 1998 à 2004

Sources : divers séries statistiques, Calmand, 2016.

Note de lecture : 423 postes de MCF ont été créé en 1998 en droit économie.

La tendance générale décrite se confirme pour chaque discipline étudiée. En droit sciences économiques-gestion, le stock de MCF passait de 3426 à 5330 soit une augmentation de 55 %. Les recrutements eux sont passés de 423 postes en 1998 à 283 en 2014 c’est-à-dire une baisse de 33 %. On assiste à deux hausses spectaculaires des recrutements en 2002, en 2006 et une légère augmentation à partir de 2009. Les taux de remplacement fluctuent entre 13,4 % et 5,1 %. En sciences et techniques, le stock de MCF est passé de 15 043 postes à 16 976 postes, soit une augmentation de 12 %. Les recrutements eux sont passés de 1403 en 1998 à 460 en 1998 et les taux de renouvellement ont baissé de 9,32 % à 2,71 %. On assiste à trois périodes de hausse des recrutements : entre 2000 et 2004, en 2006 et en 2009.

En LSHS, le stock de postes de MCF est passé de 8140 à 16 974 soit une augmentation de 108 %. Le nombre de recrutements est passé de 971 en 1998 à 460 en 2014. Il y a une forte augmentation du nombre de recrutements en 2007 qui répond à une forte hausse des départs en retraite.

109