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Quelques constatations sur la construction et l'implantation des couvents

Camillo Sitte, dans L’art de bâtir les villes, s’inquiétait de voir l’histoire de l’art dédaigner l'urbanisme, alors qu’elle s’attache à l’étude « des détails les plus insignifiants »1. Sans pour autant prétendre réparer une telle négligence, nous tenterons d’examiner dans ce chapitre les conséquences de l’installation des maisons trinitaires sur l’urbanisme, et plus généralement sur l’aménagement principalement urbain du territoire.

Au début de leur histoire, l'ordre bénéficia du renouveau économique qui stimulait la société civile, et de la sympathie des fidèles pour une mission originale. Ces deux facteurs favorables eurent toutefois un revers : de nombreuses fondations furent créées hâtivement. Installations hors les murs, sur des terrains insalubres ou réutilisation de bâtiments anciens furent en effet le lot des nouvelles communautés. Suivi une reconstruction souvent très rapide, mais que les aléas de l'histoire ne permettent seulement que d'entrevoir à travers les textes. Dans ces conditions, il est difficile d'imaginer l’influence d'un Suger, traducteur du dogme fondamental de la Trinité dans l’architecture de Saint-Denis2, s'appliquer aux édifices trinitaires, même s'il est possible d'y trouver un lointain écho dans quelques édifices du XVIIe siècle (Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines à Rome ou San Ferdinando Re à Livourne par exemple).

En règle générale, les édifices trinitaires reflétèrent les tendances esthétiques de l’époque. Ils pouvaient aussi offrir des associations mêlant des courants architecturaux vernaculaires à des grammaires « internationales » (gothique ou Renaissance). Un tel choix contribuait à intégrer parfaitement les religieux aux populations.

La fondation de l’ordre coïncide avec un bouleversement social, amorcé dès la seconde moitié du XIIe siècle, dont l’aspect le plus visible est la modification des centres urbains3. Cette structuration urbaine répond d’autant plus à ses besoins que le rachat des captifs nécessite des fonds importants, et un recrutement régulier de novices que l’afflux d’une population attirée par l’essor des villes peut leur apporter. En revanche, sa présence en zone rurale répond au besoin d’encadrement des populations, peu développé par le clergé séculier.

Dans la plupart des cas, les religieux réutilisèrent des locaux préexistants (Annexe 1). Il pouvait s’agir d’anciens établissements religieux, de maisons particulières ou parfois même de châteaux qui leur étaient légués alors que la réutilisation d'anciennes synagogues ou mosquées relevait davantage du combat religieux. Dans ces conditions, la prise en charge de tels bâtiments ne permettait pratiquement pas de modifications architecturales ou décoratives4. C’est pourquoi, lorsque ces édifices se révélaient trop exigus, ils étaient parfois détruits puis réédifiés, plus rarement modifiés. Il faut attendre la seconde génération de locaux pour voir s'exprimer une architecture plus typiquement « trinitaire ».

Une des conséquences de ces réutilisations se retrouve dans le nom des églises qui ne sont pas dédiées à la Sainte Trinité, contrairement aux dispositions prévues par la règle (article III). Jean de Matha y avait d'ailleurs dérogé en conservant l’ancien nom de son couvent romain :

Saint-Thomas-1Sitte (Camillo), L’art de bâtir les villes, l’urbanisme selon ses fondements artistiques, 1er éd 1889, éd. française, Paris, éd. du Seuil, 1996, p. 90.

2L’Art du Moyen Age, dir. Jean-Pierre Caillet, Paris, RM.N./Gallimard, 1995, p. 154.

3Scobeltzine (André), L’art féodal et son enjeu social, Paris, Gallimard, 1973, p. 301.

in-Formis. En règle générale, la dédicace était donnée à l'ensemble conventuel. Cette pratique n'est guère étonnante : conserver le nom d’une église connue des fidèles permettait de mieux s’intégrer à la population locale. Le même article prévoit que les édifices doivent adopter une architecture simple. L'inscription d'un tel précepte dans la règle suppose qu'un contrôle des plans par un supérieur de l'ordre devait être prévu. Nous n'avons pas trouvé de document permettant de retrouver la trace de cette pratique.

Parfois, la localisation topographique joua un rôle important dans l’histoire individuelle de chaque couvent. À Étampes comme à Arles, les établissements s’insérèrent dans un plan urbain reliant deux noyaux plus anciens et furent ainsi un lieu de passage très fréquenté.

Ailleurs, les murailles enserrant les villes ne permettaient plus de nouvelles constructions. Il fallait s’installer sur des terrains laissés libres qui pouvaient être marécageux ou susceptibles d’être inondés. Par exemple, les Trinitaires fondèrent leurs maisons sur des parcelles insalubres à Arras, Régniowez (Ardennes), Metz ou encore Tortosa (Catalogne). Pour fuir ces nuisances, plusieurs solutions s'offrirent à eux. Lorsqu’ils le purent, comme à Arras en 1219, ou à Metz en 1266, ils choisirent un terrain sec et aéré pour se fixer au cœur de la cité. Parfois, comme à Cerfroid et sans doute à Étampes, ils créèrent des vides sanitaires équipés de rigoles drainant l’eau qui s’infiltrait. À Cerfroid, le liquide était récupéré dans des bacs de dimensions variables dont l’usage n’est pas déterminé : lavoirs ou activité artisanale liée au traitement de la laine ou du cuir1. L’architecture des caves pouvait varier selon les lieux : fruste à Cerfroid, plus élaborée à Étampes. Ailleurs encore, comme à Régniowez, les religieux creusèrent un fossé autour du couvent pour l’isoler2. À Daroca (Aragon), ils réussirent à capter une source grâce à un réseau hydraulique complexe qui permettait d’alimenter le couvent en eau potable.

Cependant, l’emplacement près des enceintes pouvait également engendrer des désagréments. La situation hors des murailles rendait les couvents vulnérables lors des conflits : les couvents de Toulouse et de Castres furent détruits en 1359. Ailleurs, c’est la construction d’une nouvelle enceinte qui imposa le transfert du couvent, comme à Douai, en 1320, ou à Burgos, en 1388. À Tours, les destructions dues à la guerre de Cent Ans provoquèrent, à partir de 1380, la reconstruction complète de onze des quinze églises dont peut-être celle des Trinitaires, situé jusque là à l’extérieur des murailles3. Celui de Troyes fut rasé en 1590 par le comte de Saint-Pol, alors gouverneur de la ville pour la Ligue4. Ce dernier souhaitait renforcer les fortifications de la ville avec les pierres des bâtiments détruits5. À Marseille, l’insécurité due à la proximité des remparts et la dégradation du quartier de la porte Galle décidèrent les religieux à acquérir, en 1544, un terrain dans le quartier de la charité.

Lorsque les frères faisaient office de chapelain d'un seigneur, seul ce dernier imposait son choix en matière architecturale. À Fontainebleau, où le roi Louis IX les invita en 1259, les Trinitaires ne purent imposer leur choix en matière de décor architectural, pas plus qu'ils ne le purent lors de la reconstruction du palais et de la chapelle au XVIe siècle.

1 L’étude archéologique des caves de Cerfroid a fait l’objet d’une étude publiée en 1993. Voir Cerfroid, Berceau de l’ordre des trinitaires, 1193-1993, cat. exp., Archéomois, n°4, 1993, p. 46, notice 65. Cette première étude nous permet de rapprocher les sites de Cerfroid à ceux d’Étampes et de Daroca.

2Marchal (Jean), Dictionnaire d’histoire monastique ardenaise, Société d’études ardenaises, s. l., 1970, p. 146.

3Chevalier (B.), op. cit., p. 250.

4 Roserot (Alphonse), Dictionnaire historique de la Champagne méridionale, t. III, 1ère éd. 1948, Marseille, Laffitte Reprints, 1984, p. 1361-1362.

Paradoxalement, le succès de l’ordre, à ses débuts, agit donc davantage comme un frein plus que comme un facteur de création artistique puissant, en raison même de la rapidité avec laquelle les couvents étaient fondés. Ce fut à l’occasion de la reconstruction d’édifices plus anciens que les frères purent, éventuellement, laisser transparaître leur conception décorative. Il s’agit essentiellement d’adapter un modèle en vogue, le gothique, à des schémas plus anciens, anglo-saxons dans les îles Britanniques ou mudéjar en Espagne. Par ailleurs, le développement du gothique constitua aussi un contexte favorable à la construction des églises et des couvents de l'ordre.

Au XVIe siècle, la conception architecturale des Trinitaires ne varia pas : on combina souvent des éléments décoratifs différents. Durant les siècles suivants, le respect de la grammaire esthétique en vigueur fut davantage la règle. Après le concile de Trente, la situation varia selon les pays. Les couvents implantés dans les îles Britanniques furent supprimés et la France se reconstruisait après les ravages des guerres de Religion, tandis que l’Espagne connaissait un développement économique et intellectuel considérable.

Le paysage urbain en Europe occidentale se modifia. Avec le retour à une situation paisible, la présence des murailles entourant les villes médiévales fut rendue moins nécessaire pour la sécurité. À Grenade, par exemple, les frères demandèrent la destruction d’une partie de la porte de

Bibalmazda pour étendre leur couvent, prétextant que son état de ruine constituait un danger pour la salubrité publique, et qu’il empêchait l’approvisionnement du quartier1.

Pour autant, nous ne savons pas exactement comment le choix architectural se faisait. Revenait-il au ministre du lieu ou peut-être plus sûrement au provincial de se prononcer ? L'existence de plans et d'élévation d'une église destinée au couvent de Metz montrant une proposition écartée milite dans le sens de l'existence de projets qui devaient faire l'objet d'une approbation2. Un tableau, conservé à Mirepoix, provenant de l'ancien couvent de la cité, semble bien confirmer cette pratique. L'artiste anonyme relate la construction de la chapelle, vers 1316, sous la conduite d'un ministre s'improvisant architecte.

La situation de l'ordre au XVIIIe siècle, baisse de recrutement et sans doute aussi de revenus mais aussi relâchement de la discipline, trouve un écho particulier dans l'architecture. L'adoption du plan en « U », résultant de l'évolution des pavillons d'extrémités, a le mérite d'intégrer dans un même bâtiment le logis, les communs et l'église, répond vraisemblablement à ce souci. On le retrouve utilisé en France (Lamarche ou Troyes) et même dans des sites secondaires d'Europe centrale (Sárospatak, en Hongrie). En Italie, le manque de revenus provoque l'inachèvement des façades (Livourne ou Forlì.

La création de nouveaux couvents se remarque particulièrement en Espagne, pays stimulé par un courant mystique important auquel participait l'ordre. La branche déchaussée y édifia des églises dont l'emplacement dans la cité sera soigneusement mise en scène. À Rome, la branche déchaussée fut à l’origine de la création de l’église Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines, confiée à Borromini. Son influence se retrouve dans plusieurs autres édifices d'Europe centrale, région où l’élan de la Contre-Réforme fut surtout perceptible.

1López Guzmán (Rafael), Colección de documentos para la historia del Arte en Granada, siglo XVI, Grenade, Edicion y estudio de fuentes historicas, 1993, p. 15.

De même, les terres reconquises par la Pologne ou l’Autriche sur les Ottomans permirent aux religieux de se fixer dans des villes qui n’avaient pas connu la présence de l’Église catholique. Dans ces régions, l'installation des couvents de l'ordre répond aux mêmes critères qu'au Moyen Âge. À Bratislava, l'établissement est construit sur l'emplacement d'un cimetière protestant. La situation est différente à Cracovie où la maison est située en bordure du quartier de Casimir, autrefois ville indépendante administrée par la communauté juive. Plus que la volonté de convertir, il faut sans doute voir dans cette position l'intérêt de travailler avec une communauté en lien avec l'Orient et dont la connaissance des langues de ces contrées pouvait assurément faciliter les tractations de rachat. C’est dans ces régions que l'ordre a laissé au voyageur contemporain les traces les plus mélancoliques de sa présence.

Les couvents trinitaires du

XIIIe

à la fin du

XVIe

siècle :