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Aménagements intérieurs et liturgie au Moyen Âge

Un ordre dont la mission première était la rédemption, notamment en éduquant les âmes, devait réfléchir à l'aménagement intérieur de ses églises. Les préceptes de la règle qui imposaient la simplicité dans les bâtiments étaient respectés par le choix notamment de la nef unique. Assurément, cette disposition rejoignait admirablement l'objectif de la mission. Le peuple de Dieu pouvait ainsi aisément suivre la célébration du sacrifice divin célébré par les prêtres. On rencontre cependant d'autres dispositions qui, localisées dans les zones périphériques des lieux d'expérimentation du gothique, témoignent davantage de l'adoption de pratiques locales que de la volonté d'imaginer un agencement novateur.

L’église anglaise d’Ingham se caractérisait par deux nefs latérales de longueur différente, la méridionale, plus courte, semble correspondre à l'espace laissé aux fidèles. Il faut aussi remarquer la présence d'un chancel séparant la nef du chœur en deux volumes distincts ; trois travées et le presbytère sont réservés aux religieux. Cette particularité résulte de l’évolution du presbytère et de l’abside, éléments situés à l'est du chœur. Les prémices de ce processus remontent à l’époque saxonne. Le plan de l’ancienne abbatiale de Southelmham (Suffolk), datant des IXe-Xe siècles, montre une nef réduite à la moitié du chœur et un presbytère occupant l’abside. Avec le temps, ces deux derniers éléments se confondirent et donnèrent naissance, au XIIe siècle, à un espace unique limité fermé à l'ouest par un chancel. Cette caractéristique fut principalement reprise dans les églises paroissiales1. Le plan de l’église écossaise de Luffness reprend la même disposition : la nef est partagée en deux espaces inégaux dont le plus vaste est réservé aux religieux.

Le choix du plan en «halle »rompait avec la séparation traditionnelle des fidèles et du clergé maintenue par le plan à nef unique coupée par un chancel. À Vianden, la nef sud accueillait les religieux, tandis que celle du nord était réservée aux fidèles : le peuple de Dieu était donc réuni côte à côte à l’occasion des offices. Cependant, le gros pilier de quatre colonnes placé devant le chevet plat ne facilitait pas la participation des fidèles au mystère de la messe d’autant plus que le maître-autel était placé dans l’axe de la nef des religieux. Pour remédier à cela, on décida, à une date inconnue, d’installer un autel réservé aux fidèles2. Une solution plus commode aurait pu être privilégiée comme la construction d’une abside. Ce parti, adopté à l’église des Jacobins de Toulouse, permettait l’installation d’un maître-autel visible par tous les fidèles. C’est également la solution qui fut retenue par l’architecte de l’église-halle du couvent trinitaire d’Audregnies (Belgique, Namur)3.

Le mobilier liturgique pouvait adopter un décor très raffiné comme les stalles du chœur des Mathurins, à Paris, le donnait à voir. L’installation officielle de la résidence du ministre général à Paris, au milieu du XVe siècle, contribua à l’accélération de l’aménagement de cette église. Au début du XVIe siècle, Guy Musnier y fit installer de nouvelles stalles, sur ses deniers personnels4. Une série de dessins nous restitue toute la drôlerie du décor des miséricordes dont les ornements

1Braun (H.), op. cit., p. 127.

2Une autre solution sera trouvée en 1644, en bâtissant une abside biaise dans l'axe de la nef des religieux mais visible aussi des fidèles.

3Cette église connue par une description ancienne ne peut être datée. Albums de Cro…, dir. Jean-Marie Duvosquel, t.

IV, Comté de Hainaut, vol. I, Généralités ; institutions religieuses, Bruxelles, Crédit communal de Belgique, 1986, p. 186, pl. 49.

semblaient pourtant peu adaptés au recueillement requis par les lieux. Un tel choix ne doit pas surprendre. Au Moyen Âge en effet, il n’était pas rare de voir évoquer tous les thèmes illustrant la vie des hommes - sujets domestiques, mais aussi jeux, sexualité, érotisme et même pornographie - sur les miséricordes des stalles des églises1. Parfois, certaines scènes pouvaient illustrer des proverbes ou des calembours dont le sens nous est aujourd'hui perdu.

La description que fit Millin des stalles de l'église parisienne illustre cette tradition :

1 - Des hommes jouent à la main-chaude. L’un d’eux est maintenu par un de ses compagnons tandis qu’un autre le bat,

2 - Une vieille femme retient par le bras un jeune homme nu, 3 - Un enfant nu chevauche un âne,

4 - Un vieillard arrose un rôti, tandis qu’un second personnage, couché au-dessous, semble vouloir boire les gouttes de jus qui tombent,

5 - Deux religieux torturent un diable,

6 - Deux têtes coiffées d’un capuchon, une de religieux et une de mort, placées côte-à-côte, 7 - Deux têtes de bouffons portant une cagoule ornée d’oreilles d’âne,

8 - Un forgeron,

9 - Un homme tenant un globe impérial, prépare un mets cuisant dans une marmite, 10 - Un homme tire par la queue un renard pris dans un tronc d’arbre,

11 - Deux bouffons, l’un cherchant à attraper l’autre, 12 - Un bouffon montre sa marotte à une bourgeoise, 13 - Un arbalétrier.

Chez les Trinitaires, l’usage des stalles restait limité aux églises de dimensions relativement importantes et qui pouvaient accueillir de nombreux religieux (Cerfroid ou Paris). Ailleurs, l’aménagement intérieur des églises était plus modeste.

En Bretagne, à Dinard, nous sommes en présence d’une expression artistique régionale. L’ancien couvent conserve encore quelques-unes des sculptures médiévales, toutes inédites : une statue de la Vierge à l’Enfant, très érodée, datant du XIVe siècle, et un baptistère datant peut-être du XIIIe siècle, comme le laisse supposer le style des reliefs. Le reste d’un éventuel décor intérieur a vraisemblablement disparu.

Lorsque l’architecture ne jouait aucun rôle décoratif, ce sont les autels qui remplissaient cette fonction, même si leur esthétique pouvait être très simple. Quelquefois, la même contrainte qui imposait aux Trinitaires la possession d’un nombre limité de cloches s’appliquait aussi aux autels. À Limoux par exemple, l’église ne devait posséder qu’un autel portatif, à l’exclusion de tout autre meuble liturgique2. Le plus souvent, le nombre d’autels résulte de l’ampleur de l’église et des dons, ce qui permettait des aménagements variés.

La plupart du temps, les petites chapelles ne comportaient qu’un seul autel. En 1531, il était mentionné la présence, dans l’église du couvent de Saint-James, d’un grand autel surmonté d’une statue de saint Jacques et de deux reliquaires contenant des reliques de saint Roch et de saint Martin3. Dans les édifices plus importants, on pouvait trouver un maître-autel associé à des autels secondaires, comme à Avignon. Le chœur de l’église comportait trois autels : le maître-autel dédié à

1Kraus (Dorothy et Henry), Le monde caché des miséricordes, suivi du répertoire de 400 stalles d’églises en France, Paris, éd. de l’amateur, [1986], p. 49. On observent aussi des scènes identiques sur les pièces du jeu de dames tel celui conservé au Kunsthistorisches Museum, Kunstkammer de Vienne. Il a été présenté dernièrement dans le cadre de l'exposition Femmes d'exception. Marguerite d'York et Marguerite d'Autriche, Malines, 17 septembre-18 décembre 2005.

2Histoire générale du Languedoc, t. IV, p. 856.

3Duguet (J.), op. cit., p. 59-65. On se souvient que le couvent trinitaire d’Arles était dépositaire du corps de saint Roch depuis le XVe siècle.

la Sainte Trinité, celui de gauche à la Vierge, et celui de droite à sainte Marthe, la patronne de la ville.

Ailleurs, le nombre d’autels pouvait être plus élevé. Un acte en date du 6 mai 1501 décrivant l’église du couvent de Bastogne, en Belgique, parle de la consécration de cinq autels :

- le maître-autel érigé en l’honneur de Dieu et de Notre-Dame, dédié spécialement au culte de la Sainte-Trinité, des saints Nicolas, saint Augustin et sainte Marie-Madeleine ;

- dans l’aile droite, l’autel avant est consacré à saint Jacques, saint Antoine et sainte Agnès et l’autel arrière aux Dix-mille Martyrs, à saint Marc l’évangéliste, saint François, saint Christophe et sainte Lucie ;

- dans l’aile gauche, l’autel avant est dédié à la Sainte-Croix, saint Michel archange, saint Job, sainte Anne et sainte Barbara et l’autel arrière à saint Jean Baptiste, aux Douze Apôtres, aux saints Côme et Damien, à sainte Cécile et sainte Claire1.

En ce qui concerne la qualité esthétique du mobilier liturgique, la simplicité pouvait transparaître dans des œuvres populaires, comme dans ce Christ dit Christ des Trinitaires provenant du couvent de Bastogne (aujourd’hui conservé au Musée en Piconrue de Bastogne). Il s’agit précisément d’un Christ « aux plaies » différent de l’Ecce homo, car il est ressuscité, debout, mais les yeux clos, montrant sa plaie au côté et tenant la croix sous son bras gauche2. Hormis le titre de l’œuvre et son ancienne appartenance, aucune caractéristique particulière ne permet de définir une iconographie propre aux Trinitaires.

La musculature du torse, l’attache des côtes de la région sternale, le dessin des côtes et le creux épigastrique fortement marqués, évoquent l’influence gréco-assyrienne encore largement diffusée au XIVe siècle. Cependant, plus que la manifestation de la maladresse de l’artiste, cette représentation stylistique rappelle celles que diffusent largement les albâtres anglais. On retrouve la même schématisation des muscles des jambes et des traits du visage du Christ, les mêmes yeux clos, sur la statue de Bastogne et sur La Résurrection3. La position des jambes évoque également les albâtres anglais. Toutefois, la permanence des modèles inspirant les sculpteurs d’albâtre ne permet pas d’apporter une précision quant à la datation du Christ aux plaies. Tout au plus peut-on penser qu’il aurait pu avoir été exécuté durant la première moitié du XVe siècle. En revanche, le

perizonium, représenté comme un tissu roulé horizontalement autour de la taille dont l’extrémité est soulevée par le vent, s’enracine dans la tradition flamande ou germanique qui prend naissance dans la seconde moitié du XIVe siècle. Enfin, ces constatations laissent supposer que cette statue constituait l’élément d’un groupe plus important, peut-être un retable.

Cependant, aucun retable complet ayant appartenu aux Trinitaires ne semble avoir subsisté. Une estampe nous restitue opportunément l’aspect de l’un d’eux, exécuté pour un couvent espagnol. Sa facture reflète l’aisance financière du couvent car son exécution semble avoir été confiée à un

1Petit (Robert), op. cit., p. 154-155.

2Cette dévotion particulière pouvait inciter un fidèle à fonder une « messe des cinq plaies ». Voir Baudoin (Jacques), La sculpture flamboyante, t. III, op. cit., p. 100. Cette iconographie semble trouver un terrain favorable à son éclosion dans les Pays-Bas et la basse Allemagne. Citons trois exemples. Meister Francke (actif à Hambourg de 1415 à 1440) exécute deux versions du Christ aux plaies à mi-corps dont la musculature est peu modelée. Voir Châtelet (Albert), Les primitifs septentrionaux, Genève, Editions Famot, 1979, p. 102 et Eörsi (Anna), La peinture de style gothique international, Budapest/Paris, Corvina Kiadó/I.A.M., 1984, notice 34 et l’illustration en regard, ou encore Białostocki (Jan), op. cit., p. 30-32, ill. p. 31. De même, la Deutsche Staatsbibliothek de Berlin (Lib. Pict. A74) conserve aussi un Christ aux plaies intitulé faussement Vir Dolorum, exécuté entre 1400 et 1420 par un dénommé Jacques Delime (mais ce nom peut être aussi celui du propriétaire du livre contenant le dessin). L’artiste, sans doute originaire des Pays-Bas, se rendit à Paris où il travailla avec les frères Limbourg. Cf. Eörsi (Anna), op. cit., notice 8 et l’illustration en regard.

3 Une exposition récente a fait le point sur la question des albâtres anglais. D’Angleterre en Normandie. Sculptures d’albâtre du Moyen Âge, cat. exp., Rouen/Évreux, 1998. Pour l’exemple retenu ici, se reporter aux notices n° 46 et 47, p. 118-119.

artiste de talent. Le retable du maître-autel de l’église de Palma-de-Majorque, aujourd’hui disparu, nous est connu par une estampe1. Ce triptyque, exécuté durant la première moitié du XVe siècle, représentait une Sainte Trinité surmontée d’une Vierge de Miséricorde sur le panneau central ; La Tentation de saint Antoine sur celui de gauche, et Le bienheureux Raimond Lulle en oraison sur celui de droite. Quatre panneaux de la prédelle illustrent la vie de ce saint, encadrant un Christ mort soutenu par deux anges, thème proche de celui adopté pour la statue de Bastogne.

Il faut examiner en détail l’iconographie de ce retable. Si l’on s’affranchit de la première lecture, forcément réductrice, on remarque que chacune des scènes renvoient très précisément à la mission des trinitaires. Expliquons-nous.

La Sainte Trinité, placée au centre du retable, assure le lien entre le dogme trinitaire exprimé par l’axe vertical et la mission de l’ordre développée horizontalement, sur les panneaux latéraux. La Vierge de Miséricorde, surmontant l’ensemble, souligne la dévotion particulière des religieux envers Marie par l’intermédiaire d’un culte concurrent à celui de la Vierge du Remède. Le Christ mort soutenu par deux anges, illustrant le panneau central de la prédelle, est un thème qui apparut dans le monde byzantin au XIVe siècle pour se répandre, à partir de Venise, dans le reste du monde occidental2.

Les panneaux latéraux illustrent la lutte contre les ennemis de l’Église. Le volet de gauche représente une Tentation de saint Antoine où des démons ailés tourmentent l’ermite avec des gourdins tandis que la présence d’un Christ bénissant, émergeant de nuées, laisse entrevoir le salut. Dans notre contexte, cette scène peut fonctionner comme une allégorie de la foi puisque saint Antoine évoque tout chrétien susceptible d’être tenté par les hérésies. Plus curieuse est la présence de Raimond Lulle (vers 1235-1315), écrivain et alchimiste catalan. À cela, plusieurs explications s’imposent. Tout d’abord, il s’agit d’un enfant du pays puisqu’il naquit sans doute à Palma de Majorque. Ensuite, ni son mariage, ni ses quatre enfants n’eurent raison de ses mœurs légères. Il fallut qu’il rencontre une femme atteinte d’un cancer du sein pour qu’il renonce à ses exploits amoureux. Il changea alors de vie et se consacra à l’étude. Ce bouleversement radical le rachetait aux yeux de l’Église. La présence de saint Antoine et de Raimond Lulle sur les volets du retable renvoie donc à la lutte contre les tentations. Enfin, sans doute faut-il rechercher dans la vie de ce personnage la raison de sa présence sur ce panneau : il fut en effet martyrisé par les musulmans en tentant de les convertir. Remarquons l’âme du bienheureux, représentée agenouillée dans le cercle, sous la Sainte Trinité.

Après avoir examiné l’iconographie du retable, il convient de s’interroger sur l’artiste qui l’a exécuté. Au début du XVe siècle, les îles Baléares devinrent un centre artistique important, sans pour autant rivaliser avec la Catalogne où les personnalités de Luis Borrassá (1360-1426), puis de Luis Martorell (†1452), dominèrent la production artistique du moment. Contrastant avec la qualité des œuvres produites sur le continent, les artistes insulaires, Francisco Comes (actif entre 1398 et 1415), le Maître de Montesión, ou encore Gabriel Moger, malgré de réelles qualités, restèrent attachés à un certain archaïsme3.

La figure de Miguel Alcañiz père (actif au début du XVe siècle) est autrement plus marquante. Il travailla à plusieurs séjours à Valence, Barcelone et aux Baléares où il séjourna en 1420, 1434 puis de 1461 à 14664. Sur son Retable de la sainte Croix, conservé au musée de Valence, l’artiste

1Cette estampe a été publiée in « Acta Raymond Lulli, Sollier », Lluch, février 1935, fig. 6. Ce renseignement nous a été communiqué par Monsieur Roderic Martin. Nous n’avons pas pu nous procurer cet article. Nous avons donc décidé de faire l’explication iconographique du retable et de tenter de le situer dans le contexte artistique qui l’a vu naître.

2Les œuvres des Bellini ou d’un Antonello de Messine en apportent une preuve sublime.

3Azcárate (J. M.), op. cit., p. 341.

reste fidèle au fond doré diffusé par le gothique international, mais montre une certaine maîtrise dans la mise en perspective des scènes représentées. On retrouve les mêmes caractéristiques dans le retable du couvent trinitaire de Palma. S’il n’est guère possible, à partir d’une estampe, de proposer une attribution précise, nous avons tout lieu de penser que la qualité esthétique du retable trahit un travail catalan ou valencien.

L'architecture des Trinitaires depuis le concile de Trente jusqu'aux dernières