• Aucun résultat trouvé

Consommations et accès aux produits pour les usagers en grande précarité

B) Usages et usagers observés dans les espaces de la marginalité urbaine

3) Consommations et accès aux produits pour les usagers en grande précarité

Comme nous l’évoquions précédemment dans la partie trafic, la circulation et la diffusion des différentes drogues n’ont été que peu impactées par les mesures de confinement, pour les usagers en précarité comme pour les autres. Pour l’ensemble, les produits sont restés relativement disponibles, malgré un accès parfois plus compliqué du fait de difficultés financières, et de quelques fluctuations de prix (ou de moindres quantités servies pour des prix similaires).

Il faut également rappeler que les témoignages et commentaires d’usagers sur les prix des produits et la facilité, ou non, d’accès, dépendent d’un grand nombre de paramètres (lieux de résidences, moyens de déplacement, risques jugés acceptables ou non, etc.), et de ce fait, les retours ont parfois été relativement variés, voire contradictoires. Néanmoins, quelques tendances ressortent plus massivement et font consensus, avec quelques variations en région en rapport avec l’environnement géographique (département plus ou moins rural, petite ou grande ville, etc.).

Les usagers résidant dans les régions les plus reculées et ayant l’habitude de faire de nombreux kilomètres pour se rendre jusqu’à un point de vente ont été particulièrement concernés par la difficulté d’accès au produit.

« C'est un public des fois qui sont à cinquante bornes du point de deal, donc le mec il va pas faire cinquante bornes pour deux grammes de coke ou même dix grammes, … il s’est avéré qu'un certain nombre d'usagers qui faisaient le déplacement ont été verbalisés, pour un grand nombre » [intervenant en CAARUD]

« Y’en a qui avaient vu le confinement arriver donc ils avaient pris en conséquence, en se disant bon ben je tiendrai le plus longtemps possible, et puis il s'est avéré qu'à un moment donné, ça a pas suffi, et du coup effectivement ils ont eu un problème d'approvisionnement. Pas tant que c'était la pénurie mais surtout en termes de justificatifs de déplacements, pour pouvoir aller au fin fond de l'Ardèche chercher un truc ou au fin fond du Cantal chercher un truc, ça commence à devenir compliqué, parce que pour le coup, les dealers faisaient pas d'attestation de déplacement ». [intervenant en CAARUD]

Rappelons néanmoins les adaptations des revendeurs pour rendre les produits accessibles (cf. partie I.A trafic), qui ont aussi concerné les usagers en grande précarité du centre-ville de plusieurs agglomérations, ou des territoires plus reculés.

« Nous, on appréhendait un peu, on s'était dit ouais y’a des gens qui vont se retrouver en manque, et tout ça, et c'est absolument pas ce qui s'est passé quoi […] Ben les dealers ont fait comme nous, c'est à dire qu'ils faisaient du drive, c'était livraison à domicile […] Les usagers nous ont dit qu’ils avaient tous reçu des textos de leurs dealers en mode : ‘’pour affronter ces périodes difficiles, n'hésitez pas à nous contacter, offres promotionnelles, etc.’’, donc c'était presque même plus accessible que d'habitude, à partir du moment où y sortaient un gros billet quoi » [Intervenante CAARUD Ardèche]

Les déplacements étant souvent soumis à des quantités plus importantes, pour certains usagers, cela a pu entrainer une hausse des consommations du fait de stocks plus conséquents difficiles à gérer.

Voici les tendances observées, produit par produit :

Un net report sur l’alcool a été constaté (notamment à Lyon où des professionnels ont noté une alcoolisation plus massive au sein de plusieurs groupes d'usagers à la rue) ainsi que sur certains médicaments (notamment benzodiazépines), soit pour compenser le manque d’accès à d’autres

Rapport TREND 2020 – site de LYON - AURA

51 produits (le cannabis, parfois la cocaïne ou l’héroïne) principalement au premier confinement, soit également pour amplifier des états d’ébriété recherchés en lien avec la situation : conjurer l’angoisse, l’ennui profond, etc.

« Je me suis remis à boire le matin, parce que je m’ennuie. Y’a plus personne ici » [usager]

« Je picole plus, y'a que ça à faire » [usager]

Et puis, toujours en fond, sur un ton quelque peu ironique, s’énonce une certaine idée de la protection et de la robustesse acquises après de nombreuses années de vie à la rue et de mise à rude épreuve du corps, y compris par les produits :

« Je suis trop bourrée, comme ça, l’alcool ça me protège » [usagère]

« on a tellement léché le bitume, que nous on craint rien dans une situation comme ça» [usager]

A l’inverse, l’usage de médicaments a parfois été à compliqué pour certains usagers, quand ils avaient l’habitude de les acheter au marché noir et que ce dernier a pâti, un temps durant, des contrôles plus importants dans la rue.

« Ceux le plus en difficulté sont ceux qui consomment des médocs et qui n'ont pas d'ordo. En plus du manque de thune, la vente de rue est plus compliquée, et là, ça craint. On devrait néanmoins pouvoir mettre en place des traitements de substitution en urgence, ça se met en place entre les CAARUD et les CSAPA. Du coup, soit certains sont en mode sevrage sec, soit d'autres se déportent sur quelques médocs encore trouvables ou l'alcool » [travailleur social]

Le cannabis reste le produit principalement concerné par une augmentation conséquente des prix (cf. partie I.A Trafics), qui ont quasiment doublé pour la résine, et ce constat a été fait presque partout en région par des usagers de CAARUD. La difficulté à obtenir des petites quantités, ou, au contraire, des quantités plus importantes (en fonction des réseaux présents, des stratégies employées par certains, etc.) a également été notée. Des usagers ont ainsi indiqué se grouper à plusieurs pour réunir l’argent nécessaire pour la quantité minimale imposée par le revendeur. L’amplification de la consommation de cannabis a été constatée chez beaucoup d’usagers, comme stratégie de gestion de l’angoisse, à l’instar de l’alcool par exemple.

La cocaïne est, quant à elle, restée très disponible tout au long de l’année : seules des pénuries temporaires, limitées et très localisées, ont été évoqués. A noter que la cocaïne est particulièrement peu chère sur le sud de la région - notamment dans la Drôme - avec des prix cités parfois en dessous de 50 € le gramme.

La cocaïne est souvent injectée ou sniffée, mais aussi toujours consommée fumée sous forme de base, pratique très répandue chez les usagers fréquentant les CAARUD, qui la cuisinent eux-mêmes à l’ammoniaque (cf. partie II Cocaïne, pour des informations sur l’accompagnement en RdRD à ce sujet).

A noter que cela concerne différents profils d’usagers, d’âges et de nationalités divers, dont des usagers en provenance de pays de l’Europe de l’Est, ainsi que des usagers d’origine afro-caraïbéenne, mais aussi des usagers de France métropolitaine. Mentionnons aussi quelques témoignages constatant la revente, entre usagers, de matériel pour fumer la cocaïne délivré dans les CAARUD (pipe-à-crack / kit-base), qui dénote probablement de l’ampleur du phénomène de consommation, ces pratiques étant constatées dans des secteurs particulièrement fréquentés par des usagers de crack à l’échelle nationale (Paris, Seine-Saint-Denis.).

L’héroïne est, elle aussi, restée disponible partout en région, sans augmentation notable de son prix.

A noter là encore que les prix constatés sont particulièrement bas dans la Drôme, descendant jusqu’à 20 ou même 10 € le gramme pour les qualités les plus faibles quand, à Lyon, ces mêmes qualités sont rarement vendu à moins d’une trentaine d’euros (ou à 20 € pour les « zips » de 5 g des réseaux albanais). Nous pointons également la forte prévalence de l’héroïne fumée dans certains territoires

Rapport TREND 2020 – site de LYON - AURA

52 dont le sud de la région, où les professionnels rapportent que nombreux sont les usagers qui se sont mis à fumer l’héroïne cette année, qu’ils aient été ou non injecteurs par le passé. L’augmentation importante de la délivrance de papier d’aluminium servant à la pratique (pour « chasser le dragon ») a d’ailleurs été soulignée dans le CAARUD drômois.

Le Skénan® (sulfate de morphine), opiacé consommé de longue date par les usagers en précarité dans certaines villes, dont Lyon, en injection, est toujours impacté par les mesures prises au niveau de la Sécurité Sociale afin de limiter les prescriptions hors cadre, que ce soit à l’encontre des médecins (mesures mentionnées comme « chasse aux prescripteurs » par certains professionnels) ou des usagers (opérations de déremboursements, avec des délais très courts pour se sevrer58). Mais il est à noter que ces difficultés sont très inégalement constatées sur le territoire régional, de même que l’usage du Skénan® en tant que tel. Ainsi, certaines villes connaissaient une consommation importante des usagers à la rue (Lyon, Clermont-Ferrand, Saint-Etienne) mais avec une disponibilité et un prix au marché noir qui peuvent fluctuer en fonction de ces mesures de restrictions, alors qu’à Grenoble ou Bourg-en-Bresse, aucune difficulté n’est notée à ce propos (au contraire même, à Bourg-en-Bresse la file active des usagers de Skénan® a quasiment triplé). Certains territoires, quant à eux, ne sont pas du tout concernés par l’usage de Skénan®, notamment le secteur transfrontalier, probablement du fait d’une héroïne très disponible (cf. partie I. B. Transfrontalier).

La situation à Lyon peut donner lieu à de vives tensions entre usagers et/ou entre groupes, autour de la revente de Skénan®, car il s’agit d’un marché principalement alimenté avec des vendeurs qui sont eux-mêmes des consommateurs et qui revendent une partie de leur prescription, marché qui a pu être perturbé par les restrictions initiées par la Sécurité sociale.

« On a vu des gros conflits entre les groupes liés à ça, notamment avec les augmentations des prix. Parce que c'est souvent, enfin la vente de Skénan®, elle se fait au sein d'un groupe d'usagers qui se connaissent déjà, en tout cas en ce moment, dans l'année 2020, j'ai pas l'impression que ce soit des vendeurs qui soient extérieurs, c'est vraiment des gens qui sont usagers de Skénan®, qui gravitent avec le groupe, qui sont usagers et du coup, ça fait des conflits intra-groupe. Et effectivement, l'augmentation des prix, entre 8 et 10 € un cachet.

[intervenante en CAARUD - Lyon]

Des cas de reventes de cuillères ayant servi à préparer du Skénan® pour l’injection (où il reste généralement un peu de produit) ont été observés, ce qui incite à penser que la difficulté d’accès est réelle, et qu’elle débouche, comme souvent, sur des pratiques beaucoup plus risquées en termes de RdRD.

La possibilité effective d’un relais vers la méthadone pour ces usagers est mis en questionnement, vu la difficulté d’accès à ce traitement dans les CSAPA de la Métropole (délai d’attente très longs, cf.

précédemment) et quand les services d’addictologie n’ont pas été concertés par ceux de la Sécurité Sociale avant la mise en place de ces restrictions. Par ailleurs, le passage à la « méthadone de rue », voire à l’injection de gélules de méthadone en remplacement du Skénan®, est une pratique qui tend à se développer dernièrement auprès d’usagers de différentes villes.

En effet, l’injection de méthadone-gélule est revenue régulièrement dans les discours des usagers et des professionnels cette année, alors qu’il s’agissait d’une pratique jugée très marginale les années précédentes. Des usagers expliquent avoir connu la pratique par d’autres, qui leur ont transmis leur

58 De quelques mois tout au plus. A noter que ces protocoles d’arrêt relativement abruptes ont pu également concerner des médicaments benzodiazépines ou d’autres antalgiques opiacés. « C’était beaucoup pour les benzos, aussi, où ils [service du médecin conseil de la Sécurité Sociale] nous disaient : « on l’a contacté mais on va prendre notre temps pour l’arrêter… » et quand je disais : « mais, ça veut dire quoi prendre votre temps ? » [rires dépités] ils me disent « Ah, ben, à la fin du mois c’est fini ! » et je dis « ah bah d’accord !!! » Donc, c’était… voilà, quoi. Pour eux, prendre le temps, c’est la fin du mois !.. » [médecin en CSAPA]

Rapport TREND 2020 – site de LYON - AURA

53 méthode de préparation. Nous commençons à documenter le phénomène et poursuivrons sur l’année à venir : techniques de préparation à l’alcool principalement (déjà décrites dans le précédent rapport), initiation entre usagers, problématiques veineuses associées (avec des veines qui semblent très vite s’abimer).

De son côté, le Subutex® semble de moins en moins consommé, même si celui-ci est toujours présent dans les villes comme Lyon. Il est généralement injecté par les usagers, disponible au marché noir, avec des prix constatés légèrement augmentés durant le confinement (jusqu’à 5 € le cachet, plus souvent à 2 ou 3 € d’ordinaire).

Enfin, le dernier produit notable concernant les usages des personnes en grande précarité en région est la kétamine, qui a été particulièrement présente cette année, notamment auprès des jeunes (mais pas uniquement), alors que ce produit faisait moins partie du paysage dans ces espaces de marginalité urbaine auparavant. La diffusion de la kétamine dans les espaces festifs observée depuis plusieurs années trouve peut-être un prolongement auprès de ces usagers, dont un certain nombre fréquentent également des espaces festifs alternatifs. Elle est généralement sniffée, plus rarement injectée.