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CHAPITRE 4 LA CONSCIENCE DE LA STIGMATISATION

3. Conscience de la stigmatisation et menace(s) du stéréotype

Comme nous l’avons évoqué précédemment, être membre d’un groupe stigmatisé signifie appartenir à une catégorie sociale envers laquelle les autres dirigent des préjugés et développent des croyances négatives (Crocker & Major, 1989). Cela implique donc le regard des autres et c’est, entre autres, par ce dernier que les menaces du stéréotype provenant des autres (menace de la réputation personnelle et menace de la réputation du groupe) expliquent la relation entre les stéréotypes négatifs d’un groupe et les modifications de comportements des membres du groupe. La conscience de la stigmatisation s’avère ainsi être un facteur explicatif de la façon dont les individus se comportent dans des situations où les stéréotypes sont saillants et pertinents pour expliquer les comportements (par exemple, en situation de menace du stéréotype).

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3.1. Conscience de la stigmatisation et menace du stéréotype : deux

termes redondants ?

Au terme de cet aperçu de la littérature sur la conscience de la stigmatisation, ce concept peut apparaître comme étant un synonyme de la menace du stéréotype (tout au moins dans la définition « originelle » de la menace sans distinction entre les types de menaces). Ces deux concepts font référence à la crainte ou la conscience d’être stéréotypé. Une différence est néanmoins importante entre les deux concepts (Pinel, 1999) : le contexte du jugement. La menace du stéréotype est une crainte de confirmer par son comportement le stéréotype alors que la conscience de la stigmatisation est la perspective d’être perçu de manière stéréotypée par autrui indépendamment du comportement dans la situation.

Un certain nombre d’études témoigne de cette difficulté à circonscrire ces deux concepts. Par exemple, Silverman et Cohen (2014) ont mesuré la menace du stéréotype chez des personnes aveugles au travers de quatre items : « En public, je m’inquiète que les gens attendent moins de moi car je suis aveugle » ; « Je m’inquiète souvent que les personnes voyantes pensent que j’ai besoin d’aide quand je n’en ai pas besoin » ; « Dans des espaces publiques, je crains que les personnes voyantes pourraient attendre de moi que je commette une erreur » et « Lorsque je fais une erreur en public, je crains de rendre une mauvaise image des personnes aveugles ». Or, si l’on se réfère à la définition de Pinel (1999), les trois premiers items s’apparentent fortement à de la conscience de la stigmatisation. Seul le dernier item mesure la menace du stéréotype car il est le seul à exprimer une crainte de confirmer par

son comportement le stéréotype de faibles compétences des personnes aveugles. Pour être

plus précis même, cette mesure de la menace correspond à la menace de la réputation du groupe puisque la menace porte sur le groupe et provient du regard des autres.

133 En effet, en analysant de manière plus fine - via le cadre multi-menaces du stéréotype - la proximité conceptuelle, la confusion entre conscience de la stigmatisation et menace du stéréotype n’est possible qu’avec les menaces provenant des autres (c’est-à-dire menace de la réputation du groupe et menace de la réputation personnelle).

Par ailleurs, être conscient de la stigmatisation n’implique pas forcément de craindre cette stigmatisation. On peut en effet avoir conscience d’être perçu par les autres de manière stéréotypée et focaliser son attention dessus mais ne pas craindre nécessairement de confirmer par notre comportement le stéréotype négatif du groupe. Pour illustrer notre raisonnement, nous allons prendre l’exemple d’un lycéen professionnel dans une situation de test de positionnement où il a conscience qu’il peut être perçu comme ayant de faibles capacités scolaires. Il peut ne pas craindre de confirmer le stéréotype parce qu’il ne porte peu, voire aucune importance au domaine stéréotypé (c’est-à-dire dans cet exemple, un désengagement scolaire de l’élève) ou encore parce qu’il accorde peu d’importance au regard des autres. La menace du stéréotype n’est donc pas systématiquement perçue par des individus conscients de la stigmatisation.

Cette réflexion théorique peut nous amener à considérer les menaces du stéréotype provenant du regard des autres (et uniquement ces menaces) comme étant des cas particuliers de la conscience de la stigmatisation : le sentiment, dans une situation particulière, d’être perçu par autrui de manière stéréotypée avec par ailleurs la particularité de générer une crainte.

Ce sont ces divers éléments que nous explorons dans ce programme de recherche. Plus précisément, nous tentons d’analyser l’effet modérateur de la conscience de la stigmatisation en fonction des types de menaces.

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3.2. Rôle de la conscience de la stigmatisation en fonction des menaces

du stéréotype

Comme la conscience de la stigmatisation renvoie à la probabilité d’être perçue de manière stéréotypée par autrui, on peut supposer que cette variable joue un rôle

exclusivement dans les menaces provenant des autres.

Or, jusqu’à présent, comme nous l’avons souligné précédemment, les travaux menés sur les modérateurs n’ont pas dissocié les types de menaces. Ainsi, Brown et Pinel (2003) ont réalisé une étude afin de déterminer le rôle joué par la conscience de la stigmatisation trait dans une situation de menace du stéréotype. Dans cette étude, des femmes étaient sollicitées pour participer à une recherche en psychologie sur l’analyse de la résolution de problème, prétexte employé par les chercheurs pour administrer un test papier crayon en mathématiques. Ce test était issu d’un test couramment utilisé aux Etats-Unis, le Graduate Record

Examination (GRE) et comprenait 20 QCM en mathématiques. Dans une condition non

menace, le test était présenté comme exempt de tout biais de sexe, de telle manière que les hommes et les femmes obtiennent généralement les mêmes performances à ce test. Dans la condition menace, le test était présenté comme une recherche des facteurs déterminant les différences de performance en mathématiques entre les hommes et les femmes. La conscience de la stigmatisation trait avait été mesurée en amont dans le but de distinguer les participantes fortement conscientes de la stigmatisation de celles qui l’étaient faiblement. Les résultats de l’étude attestent du rôle modérateur de la conscience de la stigmatisation trait sur les performances des participantes placées en situation menaçante : les femmes avec un haut niveau de conscience de la stigmatisation ont moins bien réussi le test que celles qui ont un faible niveau de conscience de la stigmatisation.

135 Ces résultats laissent cependant subsister un doute puisque le type de menace activé dans cette étude n’est pas spécifié. L’analyse des consignes laisse supposer que la menace activée correspond à une situation de menace de la réputation personnelle. Le test était public dans la mesure où les participantes devaient, à la fin de la passation, rendre leur questionnaire pour l’évaluation, la menace provenait donc du regard des autres (ici, des chercheurs en psychologie). Concernant la cible de la menace, il s’agirait de l’individu plutôt que du groupe. En effet, une mesure de l’identification au groupe avait été administrée en amont et a permis aux chercheurs de sélectionner uniquement les participantes ayant une identification moyenne au groupe. Cette sélection a donc permis d’écarter les personnes qui s’identifient fortement aux groupes et qui s’avèrent être plus sensibles aux menaces ciblant le groupe (Shapiro, 2011). Cette vulnérabilité provient du fait que, pour ces individus, l’identité groupale est centrale dans la définition de soi. Ce n’est pas le cas dans cette étude car seules les participantes avec une identification modérée au groupe ont été sélectionnées.

Les résultats de cette étude montrent donc que, en situation de menace de la réputation personnelle, la conscience de la stigmatisation joue un rôle modérateur. L’étude à elle seule, ne permet néanmoins pas de montrer que le rôle modérateur de la conscience de la stigmatisation est spécifique aux menaces provenant des autres. Pour ce faire, il est nécessaire d’activer la conscience de la stigmatisation et de mesurer son effet sur une menace provenant des autres d’une part, et sur une menace provenant de soi d’autre part. C’est ce que nous avons réalisé dans les études qui suivent.