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La conscience (éveil) implique donc une historicité, une parole, une attestation : elle n’est pas seulement une présence au monde mais une co-présence

L’étude de la phénoménalité du temps nous a montré le temps comme un objet métaphysique incompréhensible et la temporalité comme le reflet d’une conscience percevante.

Rappelons nous ! Si on essaie de saisir le temps d’après une organisation ressortissant à une série selon la succession, la simultanéité et la permanence, on aboutit à un temps que l’on peut définir comme ce qui n’est pas imputable au moi, un temps, objectif314ressortissant aux domaines de la physique et de la science, avec une réalité objective : sa grandeur physique mesurable. Un tel temps ne peut s’appréhender lui même dans son apparaître à la conscience. D’un autre côté, son organisation selon une autre série s’articulant autour du présent, du passé et du futur pose problème. Seul le présent est le temps vécu pour nous, un temps subjectif, permettant un sentiment interne, intime, de sa durée : l’expression « le temps me dure », montre que la conscience est le lieu où la durée m’éprouve. Le temps subjectif est celui de la conscience et illustre la durée bergsonienne comme donnée immédiate de la conscience : « Cette durée que la science élimine qu’il est difficile de concevoir ou

d’exprimer, on la sent, on la vit »315. Ce temps vécu ou vivant, c’est le présent. Nous ne vivons que dans le présent : c’est, dit Pascal, « le seul temps qui soit véritablement le

nôtre 316». Si l’on passe du présent vivant à la perception de la durée, on ne quitte pas cette

impression de stabilité : ce qui est durable s’use peu. Le présent, temps de la vie, apparaît stable, mais bien que stable, est animé de changement, car on ne vit pas que dans le présent. En procédant alors à l’élargissement de la saisie du temps en faisant appel au passé et à l’avenir, on passe de ce qui est vécu à ce qui est représenté comme vécu : le passé et l’avenir ne sont pas vécus mais pensés. Dès lors, le temps n’est plus connu mais projeté et devient l’objet du souvenir. Comment s’en sortir ? Pour qu’il y ait une rupture capable d’inaugurer un présent, pour qu’il y ait évènement, il faut que le temps ne se laisse pas réduire à la simple succession des instants et être capable de concevoir que l’instant antécédent ne contient pas le suivant, qu’une disjonction soit possible dans la succession des causes et des effets.

314 . Le langage qu’emprunte ce temps n’est plus celui considéré comme l’expression des sentiments mais

comme le lieu où est élaboré la représentation du temps objectif.

315 . Bergson Henry, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, réed. 1954, p. 4. 316 . Pascal, fragt, 172, éd. Brunschvicg.

C’est pour ce soir ?

Je sursautais : cette interrogation faisait figure d’évènement majeur lors de cette après- midi passée à l’hôpital avec mon père. Il me demandait simplement s’il allait mourir ce soir. Il voyait bien ses forces l’abandonner et se savait condamné. Rassemblant ses dernières forces, il s’était hissé sur ses coudes pour m’interroger, dans une attitude de gisant redressé. A qui d’autre que moi, présent à ce moment, son fils et médecin de surcroît, pouvait-il s’adresser317 ?

En matière de rupture capable d’inaugurer un présent, cette interrogation se posait là ! S’il faut passer par une autre voie que celle du temps réduite à la succession des instants, s’il faut passer par celle de l’apparaître du temps à la conscience pour reconstituer le temps, cette voie-ci fût bien celle de l’apparaître à ma conscience d’un temps, comme fin de celui accordé à mon père par lui-même. Comment, au-delà du temps constitué retrouver le temps constituant, s’interroge Husserl ? La réflexion, bloque, comme réflexe naturel, tout accès aux données originaires issues du champ préthéorique du vécu. Pour retrouver la temporalité originaire, il faut revenir à la perception de la conscience percevante : toute perception est une activité qui se détache sur un réseau complexe de rétention318 et de protention319 perçues sous le mode non-thétique. Il s’agit de laisser au temps celui de sa synthèse : c’est le milieu où s’opère toute synthése. Dans la présence même du présent, il y a la présence d’une absence : absence de ce qui n’est plus et absence de ce qui n’est pas encore.

- C’est pour ce soir ?

Venais–je, semblait-il bien, d’entendre d’une voix un peu sourde. Je restai interloqué, ne sachant quoi répondre tandis que ces quelques mots se répétaient en écho à mes oreilles. Une phrase dont la résonance, loin de s’atténuer, s’amplifiait et dont je ne retenais qu’un mot : ce soir ! Cette temporalité s’imposait à mon esprit comme un couperet, m’assignant devant un fait accomplit, comme surpris par une réalité qui vous assaille sans avoir eu le temps de vous y préparer. S’il appartient à la conscience intime du temps d’être conscience rétentionnelle du « tout juste passé », je puis témoigner encore à ce moment que ma conscience était bien rétentionnelle d’une telle affirmation. Un c’est pour ce soir qui sonnait en même temps, à ce moment présent comme un ce sera ce soir. Un présent qui annonçait un futur sans avenir, comme déjà passé.

317 . Il m’avait déjà interrogé lors d’une visite antérieure sur la manière dont la mort survient, sur ses mécanismes

intimes : arrêt respiratoire ou arrêt cardiaque. Qui commence ?

318 . Rétention : ce qui n’est plus correspond au souvenir primaire, au souvenir immédiat du passé tout juste

passé.

- C’est pour ce soir ?

Un soir qui n’était pas l’annonce d’une soirée banale succédant à une après-midi elle aussi banale, mais qui désignait le soir d’une vie, l’échéance d’un terme, le sien. A partir du moment même, à l’instant même où le ce soir avait été prononcé, un congé avait été signifié à la vie présente. La temporalité originaire prenait instantanément un sens : à partir de maintenant, j’arrête ! La temporalité se décline sur le mode du présent. Un présent qui joua son rôle capital dans la perception du ce soir par ma conscience. S’il faut laisser au temps celui de sa synthèse, celle-ci peut être rapide : au présent d’une présence, même s’il s’agit de celle qui s’en va, répond une autre présence, la mienne, qui aurait préférée ne pas être là !

Nous voudrions montrer maintenant, qu’à côté de la conscience intentionnelle, la conscience-éveil, telle que nous l’avons définie précédemment n’est pas seulement présence au monde mais présence intentionnée. Elle implique aussi une historicité, une parole, une attestation.

La consultation comme parole valant engagement

La consultation est le lieu où se noue une relation entre le patient et le soignant, relation classiquement décrite sous le terme de colloque singulier. Ce terme impliquant une interlocution renvoie à une singularité de nature indéterminée : on ne sait pas si c’est l’entretien qui est singulier (le dire de quelqu’un qui vient dire sa plainte à quelqu’un) ou si ce dernier se distingue par une singularité, une étrangeté essentielle (une interlocution caractérisée par une dimension d’asymétrie). Voire les deux à la fois ! Ce colloque a ensuite été décrit comme la rencontre d’une conscience et d’une confiance. Cela ne nous en dit pas plus : pourquoi n’y aurait-il qu’une conscience pour deux personnes ? Ou plutôt cela nous en dit trop : seul le soignant serait doué de conscience mais alors d’une conscience qui, seule elle-même et égocentrique, ne serait d’aucune utilité « relationnelle ». Pire encore, cette relation habillée (déshabillée) de termes philosophiques fonctionnerait sur la base d’un modèle pharmacologique de type effecteur-recepteur : l’efficience de la conscience dépendant alors de son activation par la confiance. Mais alors, tout marche à crédit ! Bref, soit les médecins sont incapables de décrire ce qu’ils font, soit il se passe au cours de ce colloque quelque chose d’inexprimable… mais que nous devons expliciter !

La consultation comme interlocution

Nous avions décrit antérieurement un exemple, certes un peu caricatural, d’une consultation sans interlocution brillant par son efficience mais s’inscrivant dans le cadre d’une

conscience fonctionnant sur le mode de la relation sujet-objet. Une consultation se déroulant selon un dialogue de sourds, se caractérisant, donnée essentielle, par l’absence d’interlocuteur. Mais la consultation, instant capital, peut être aussi donnée comme un exemple d’interlocution, lieu de l’information et de son corollaire : le consentement aux soins. Une approche qui consiste à penser que le patient a quelque chose à dire : il va parler et il va falloir non seulement l’écouter mais lui répondre. En jeu, la place du langage dans cette consultation : celui reçu, les mots pour le dire, et celui émis, le dire avec des mots.

- Si tu veux un ami, apprivoise moi ! - Que faut il faire ? dit le Petit Prince ?

- Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus…

Le Petit Prince - Antoine de Saint-Exupéry

Comment faire pour que le langage ne soit pas source de malentendus ? Avant de l’écouter, et pour ne pas seulement l’entendre, il va falloir « faire la connaissance » du patient qui a une histoire dont il vient nous faire part. L’examen clinique proprement dit commence par un interrogatoire, qui est d’abord et surtout son écoute : la consultation peut se définir comme une rencontre singulière où se trouvent réunis nécessairement le patient qui parle, son corps qui lui parle et le médecin qui écoute. Ce moment est un métissage de langages. Celui du corps et des sensations qu’il émet, interprétées par le patient en langage subjectif, que le médecin doit traduire en langage objectif, organique, pour lui donner un sens. La consultation est donc un double exercice de traduction, à la fois pour le malade et pour le médecin. Ce dernier est en droit de s’interroger : tout peut-il être traduit ? Le langage et le langage seul donne-t-il le donné ?

La question se pose du statut du langage pour traduire les sensations. Michel Serres s’interroge : « Existe-t-il un seul donné indépendant du langage ? Si oui, comment

l’appréhender ? La discussion se clôt dès qu’elle commence : nul ne connaît le langage pour dire le donné indépendamment du langage »320. Pour lui le langage transmet le savoir, mais ajoute t-il, il existe une autre forme de savoir, éloquent, même si son expression semble irréductible à celle du savoir ordinaire : « Il reste vrai que le donné, le plus souvent, se donne

dans et par le langage… Il semble qu’il y ait deux donnés : l’un doux, transitant par le langage, royaume suave, satiné, liquoreux, mol, exquis, logique et rigoureux ; et le donné imprévisiblement “ dur ”, mélangé de dur et de doux, qui réveille par gifles, sans signes. Il

faut identifier le donné à ce mélange qui résiste à l’assignation des langues et qui n’a pas encore de concept »321. La sensation est première. Elle claque comme l’éclair et impressionne

le langage : « Le langage collationne la sensation. Il émet qu’elle reçoit et parle de son

silence »322. Une émission qui ne se fait pas selon le mode opératoire habituellement analytique de la connaissance : la sensation ne s’analyse pas ! « Analyser veut dire détruire.

Les sens demandent pour être compris un nouvel effort d’abstraction, pour composer ce que l’analyse sépare »323. La sensation se donne mais ne tolère pas la composition : multiple, elle est à l’opposé de l’idée claire et distincte, mais échappe à la confusion, car, richesse, son mélange est fusion. « Curieusement, le donné immédiat la fait comprendre clairement ». Dagognet distingue donnée et symptôme : « le symptôme n’est pas une donnée, mais une

réponse ou une riposte. Sans compter les équivoques de l’interprétation ou les difficultés de sa signification »324. Et d’ajouter « l’offert ou le donné, naturel ou spontané, à la fois confus

et amorphe, suggère trop peu… La sémiologie n’est donc pas un « en-soi » qu’il faut lire ou recueillir ; il appartient au clinicien de la favoriser ou de la stimuler »325. Cet effort est justement l’enjeu de la consultation. Il y aurait donc, une difficulté pour les malades de transposer dans les concepts du langage usuel les données de leur cénesthésie, car leur expression n’est pas celle de leur expérience mais l’interprétation de celle-ci, pour laquelle ils sont dépourvus de concepts adéquats. Nous pensons, quant à nous, que les malades peuvent dire, qu’il y a même un véritable existant de ce dire, lequel ne doit pas être dénié au motif simple d’une interprétation fausse qu’ils en font. Cette interprétation, bien que parfois erronée, est importante car elle fait partie du patient et de son histoire. La consultation est le lieu de la rencontre d’un en soi patient, donné comme phénomène, trop souvent nié d’ailleurs à ce titre phénoménal, mais qu’il convient au clinicien artiste de recomposer dans le cadre d’une relation privilégiée, interpersonnelle et non anonyme, avec son patient.

Cette relation privilégiée ne le sera que si elle revêt la forme d’une interlocution,

situation dépassant l’utilisation formelle du langage pour établir un discours instaurant l’adresse réciproque d’une parole intentionnelle. Le « dialogue » décrit lors de la consultation scientiste n’en n’était pas un, ses conditions de possibilité n’ayant pas été réunies, le sujet connaissant ayant institué son patient en objet. La véritable interlocution, requiert une adresse de sujet à sujet. De quel type de sujet parle t-on ? Le sujet qui parle, le soignant, ne peut être celui du Cogito dont la pensée discontinue et donc intemporelle viendrait ruiner l’essence même de l’interlocution. Ricoeur considère que le « je » du Cogito n’est qu’une identité

321 . Idem. p. 121. 322 . Ibid. p. 144. 323 . Ibid. p. 181.

324 . Dagognet François, La raison et les remèdes, Paris, PUF, Dito, 1984, p.256. 325 . Idem, p. 331.

ponctuelle. Le Cogito est instantané, anhistorique 326 : il se pose et n’est pas fondateur327. L’instantanéité du Cogito lui confère une identité qui échappe à l’alternative de la permanence et du changement dans le temps. Mais la relation intersubjective est-elle suffisante pour mener à bien le colloque singulier ? Réussit-elle à gommer l’asymétrie qui préside à l’échange soignant-soigné ? Pour que l’échange soit véritable, qu’il se passe à égalité, qu’il engage ses partenaires, il faut le situer au-delà de la sphère intersubjective, jusqu’à celle des personnes. D’ailleurs, Monsieur x patient est venu consulter personnellement Monsieur y soignant pour un mal qui lui est propre. Il sait aussi qu’il ne va pas être guéri immédiatement et attend de Monsieur y que ce soit bien lui en personne qui s’occupe de lui. Ainsi, pour Ricoeur, si l’on veut différencier la personne du sujet, il faut en passer par un autre itinéraire que celui emprunté par le Cogito dont le sujet ne peut être celui du discours. Le sujet plaintif implique une historicité, une identité narrative : son dire implique un soignant, ce soignant, qui s’engage à titre personnel envers lui. Un dire qui est l’autre qu’un simple rituel consistant dans un échange de mots se cantonnant à l’envoi d’un message par un destinateur à un destinataire selon une modalité physique, (d’un système émetteur, les cordes vocales fabriquant des sons constitués de diverses longueurs d’onde transmises à un système récepteur, la membrane vibrante du tympan). Un type de correspondance qualifiée par Ricoeur de communication de type linguistique328, procédant par échange de signes, lesquels

n’ont pour fonction que de signifier. Or voilà ! Différence capitale : le signifié ignore la différence du sens et de la référence. Alors que le sens est ce que dit une expression linguistique, la référence est ce au sujet de quoi c’est dit. Ce qui est dit n’est pas un énoncé mais une énonciation dont l’analyse réflexive implique nécessairement un rapport je/tu. L’énonciation permet de nous faire découvrir la subjectivité comme personne. Le locuteur d’une énonciation n’est pas n’importe qui : il répond à un statut qui lui confère une identité de

326. Op. cit., Soi-même comme un autre. : Ricoeur montre en effet que ce « je », notamment au terme de la

Seconde méditation, ressortit à un statut de sujet méditant, qui apparaît sans commune mesure avec ce qu’il

appellera locuteur, agent, personnage de narration, sujet d’imputation morale. La subjectivité qui se pose elle même par son propre doute est une subjectivité désancrée. Le « j’existe pensant », en tant que première vérité, n’est qu’une vérité subjective, les autres vérités ne procédant pas de la certitude du cogito, cette dernière n’étant qu’en position subordonnée (Troisième méditation) par rapport à la véracité divine.

327 . Sauf, si l’instant est précisément le lieu de l’histoire, là où tout se joue, pourrions nous objecter ! La mort,

par exemple située dans l’instant, en serait une illustration ! Mais la mort s’inscrit dans un processus, (l’instant n’est pas tant celui de la mort, que celui où l’on y pense, non seulement comme hypothèse, mais quand elle nous apparaît inéluctable) excepté le cas de la mort subite ! Mais que pourrait fonder l’instant de cette mort, alors qu’il est en soi méconnu par le mortel ?

328 . Alors que pour le linguiste, la communication est un fait rendu possible par une langue sans parleur, pour le

philosophe, elle est problématisée par l’altérité des locuteurs. La tâche du philosophe est de comprendre le discours comme transgression de l’incommunicabilité monadique. En tant qu’évènement, le discours est un des termes de la série des événements qui constituent un individu. Seul le discours et non le signe a pour fonction de communiquer. Ricoeur, Paul, Discours et communication, Carnets, L’Herne, 2005.

personne en temps que soi329. Dans la situation d’interlocution, on passe alors du « je parle » à « je te parle ». Un passage qui traduit celui de la conscience-éveil à celui d’une conscience avec un autre degré d’être et que nous pouvons nommer conscience morale330. C’est le dire qui constitue la subjectivité. On est à l’opposé du sujet transcendantal husserlien qui s’appréhende dans l’epoke comme intentionnalité, au cours d’une expérience antéprédicative indépendante du langage. Le sujet du discours n’est ni celui du Cogito ni celui de la conscience intentionnelle. Le discours fonde la communication en exerçant la fonction de médiation : acte et agir résolu, il implique quelque chose de l’ordre de l’intention. Non seulement cette intention est son sens et sa référence, mais évènement, il contribue pleinement à la constitution de l’individu. Ce qui relève de la communication dans le discours, c’est la compréhension de l’intention331 : la promesse est une condition de sincérité « avoir l’intention de » comme passage de l’intention verbale à mentale. Le soi qui habite le locuteur est celui qui n’est pas seulement comme un autre mais celui qui se met à sa place. Pour Ricoeur, tout se passe comme si le plus court chemin de soi à soi passait par autrui. L’identité personnelle surgit de la relation réciproque avec l’altérité. Il émane du locuteur à travers le discours une intention de sincérité permettant d’identifier son identité, celle qui enseigne au patient à qui il