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Le paysage pittoresque ouvrant les coteaux au public, le marais Vernier sauvage fermé au public

On observe depuis trois siècles une permanence des motifs qui dé-banalisent les coteaux. Le premier point de vue important, inventé en 1792 par Hubert Robert à La Roche- Guyon, existe toujours, mais désormais sous forme de photographies (Christian Broutin) ; de la même manière, des cadrages construits par Claude Monet sont reconduits dans les cartes postales du début du XXe siècle et même dans les clichés contemporains. Grâce à la reconduction de vues anciennes — les points de vue choisis et les cadrages sont comparables au fil du temps —, ils montrent ce que sont devenus les espaces. À la fonction esthétique des images produites depuis trois siècles, on peut ajouter une fonction documentaire depuis les photographies reproduites en cartes postales. Or, sur les coteaux de La Roche-Guyon, il s’avère que les clichés contemporains ressemblent de manière frappante aux images des siècles précédents : les motifs représentés sont stables au cours des siècles, le territoire représenté a très peu changé, alors que les coteaux ont été totalement abandonnés par les viticulteurs, les arboriculteurs, puis les éleveurs. On observe donc une continuité dans les paysages représentés artistiquement depuis trois siècles. Et on verra une volonté de préserver les territoires en tant que paysages pittoresques. Ce caractère pittoresque des paysages qui semblent immuables fondera les politiques de préservation du site (voir quatrième partie) : le classement de site va même figer le territoire sur cette image qui pourra devenir un modèle de beau paysage voulu par ses habitants.

Ces images ont été produites pour différentes raisons, liées à des événements historiques ou artistiques : présence de Victor Hugo invité par le comte de Rohan au château de La Roche-Guyon, effets d’invitation entre peintres impressionnistes de plein air, recueils de vues commandés par les éditeurs du XIXe siècle comme ce fut le cas avec Auguste Bry, etc. Considérées individuellement c’est-à-dire par auteur, les représentations culturelles des coteaux de La Roche-Guyon ont donc joué plusieurs rôles distincts, avant de devenir des

œuvres que l’on peut maintenant observer ou lire dans les musées et les livres : pour Victor Hugo, les coteaux furent une source d’inspiration, ce qui signifie que l’écrivain a pu s’éloigner librement des réalités du territoire (rochers de granit au lieu de calcaire et silex, changement de toponymes, etc.) ; pour Adolphe Maugendre au contraire, il s’agissait de représenter fidèlement les alentours du village de La Roche-Guyon, décrits en tant que destination pittoresque et touristique précise, pour répondre à une commande commerciale d’édition par Auguste Bry. Par leur fonction esthétique, ces documents artistiques intéressent de nos jours les amateurs d’art, les habitants de la région ou les amoureux de tel ou tel artiste ; par leur fonction documentaire, les images scrutées par les regards intéressés permettront de comparer l’état représenté à l’état actuel.

Mais les productions culturelles du marais Vernier et des coteaux de La Roche-Guyon ne sont pas seulement des objets de contemplation, d’études ou de communication qui seraient neutres par rapport aux politiques publiques de paysage. Elles sont aussi parfois des modèles d’action et des facteurs de pensée (messages) de ce que devraient être les espaces concernés. Ainsi les images négatives du marais Vernier devaient, sous l’action du médecin Leprieur au XIXe siècle, conduire au dessèchement des terres jugées insalubres au nom d’un assainissement perçu comme urgent et indispensable. Pour nos contemporains les descriptions du médecin ne sont donc pas tant illustratives de ce que fut le marais Vernier lorsque ces textes furent écrits, que de ce qu’il aurait dû être, c’est-à-dire desséché et en quelque sorte disparu. Comme dans le cas des politiques publiques protectrices qui définissent ce qu’un territoire ne doit pas devenir (banal, industrialisé, marqué par le mitage, etc.), le médecin Leprieur ne donnait pas d’images du marais Vernier tel qu’il aurait dû être mais tel qu’il ne devait plus être. C’est donc la représentation de la réalité (déformée, exacte, élogieuse ou non) qui a justifié le programme d’action. De même, les cartes postales de chaumières et de vaches normandes jouent à l’heure actuelle le rôle d’un modèle de paysage pittoresque normand, ce qui justifie les actions du parc naturel qui crée une route des chaumières et préserve à la fois le patrimoine bâti, les vergers d’arbres en haute-tiges, les prairies humides pâturées, etc.

Parallèlement, la notion de paysage pittoresque a été présente dans la politique publique de classement des coteaux de La Roche-Guyon et cela correspond à une réalité artistique : non seulement les coteaux ont été abondamment représentés (car dignes d’être peints) mais aussi ils l’ont été par le genre pictural du XIXe siècle nommé paysage pittoresque. Ces représentations culturelles même âgées de deux ou trois siècles deviennent ainsi non plus seulement des images de la réalité mais des normes fondant les logiques d’action. Une partie du territoire pourra échapper aux modèles, si elle reste dans la sphère de ce qui est non vu, non représenté (par exemple, le marais Vernier de culture intensive et aux vergers en basse-tiges, absent des cartes postales). On peut aussi se demander si la norme esthétique peut être rejetée ou si, par sa présence assez tyrannique, elle s’impose en tant que modèle à suivre, modèle issu des représentations culturelles. Il est vrai qu’elle est souvent passéiste, ne serait-ce que parce qu’elle invite à recréer des paysages du XIXe siècle ou des paysages de l’avant-mécanisation de l’agriculture, uniquement parce que les images de paysages des XXe et XXIe siècles sont plus rares et peu innovantes. Cela signifie aussi que ce sont les motifs des paysages représentés qui sont retenus (haies, chaumières, pinacles de craie, vergers d’arbres en haute-tiges, etc.) plus que leur réalité dans le tissu urbain ou rural actuel.

Les politiques publiques de paysage et de patrimoine dans les deux territoires étudiés

(présentation des quatrième et cinquième parties du mémoire)

Les politiques publiques de paysage et de patrimoine étant nombreuses (figures 89 et 90), elles seront abordées en deux catégories distinctes : celles qui cherchent à décourager ou à bloquer des dynamiques existantes (quatrième partie) et celles qui au contraire visent à encourager ou même à initier de nouvelles dynamiques de développement local (cinquième partie). L’approche de ces politiques publiques se fera par les acteurs sur le fil conducteur du paysage. Ces acteurs privés et publics étant nombreux, un tableau récapitulatif les présente (figure 88).

Les politiques qui peuvent décourager des dynamiques sur les coteaux de La Roche-Guyon : • Les monuments historiques inscrits ou classés au titre de la loi du 31 décembre 1913

Il s’agit du château de La Roche-Guyon et de son potager, des églises de La Roche- Guyon et de Vétheuil mais aussi des églises d’autres communes voisines, etc.

• Des protections de monuments naturels au titre de la loi du 2 mai 1930, à proximité des coteaux de La Roche-Guyon

Deux protections importantes ont eu lieu à proximité des coteaux de La Roche-Guyon quelques années plus tôt. La commune de Chérence, sur le plateau au nord de Vétheuil et de Haute-Isle fut inscrite le 18 décembre 1978. La vallée de l’Epte, protégée uniquement dans sa partie sud jusqu’à Saint-Clair-sur-Epte, fut classée en 1982.

• Les Falaises de La Roche-Guyon et de la forêt de Moisson classées le 16 juillet 1990 au titre de la loi du 2 mai 1930 sur les monuments naturels

Toute personne physique ou morale peut demander un classement de monument naturel au titre de la loi du 2 mai 1930. Lors d’un classement amiable, après enquête publique (en cas de propriétés privées) et recueil des avis : ceux des propriétaires, de la commission départementale des sites, des conseils municipaux et du préfet, c’est la publication de l’arrêté ministériel au Journal Officiel qui marque la fin de la procédure. En cas de classement d’office (désaccord des propriétaires, articles sept et huit de la loi de 1930), le dossier parvient jusqu’à la Commission supérieure des monuments naturels et des sites, avant que le décret soit prononcé en Conseil d’État, c’est ce qui a eu lieu pour les coteaux de La Roche-Guyon. L’article neuf précise une notion importante, car elle fait comprendre que, contrairement à ce que pensent souvent les habitants, le site ne devient pas réellement inconstructible. Cela revient à dire que le site doit conserver son caractère d’origine (celui qu’il avait lors du classement), mais que des aménagements sont possibles s’ils ne le transforment pas. Plus subtilement, cette loi prévoit le cas d’urgence : pendant un an « à compter du jour où

l’administration des affaires culturelles notifie au propriétaire d’un monument naturel ou d’un site son intention d’en poursuivre le classement, aucune modification ne peut être apportée à l’état des lieux ou à leur aspect ». Passé ce délai, c’est l’article douze qui précise la suite, les

modifications sont interdites « sauf autorisation spéciale ». Ce cas d’urgence s’est présenté aux coteaux de La Roche-Guyon, classés en 1990 pour éviter des ouvertures de sablières. • Des chartes paysagères communales ou intercommunales (loi du 8 janvier 1993 « paysage »)

Participant aussi à encourager des dynamiques, les chartes paysagères élaborées par le parc naturel régional du Vexin français ont néanmoins comme objectif de contrôler l’évolution de l’occupation du sol. C’est à ce titre qu’elles seront étudiées en tant que politiques publiques cherchant à décourager ou à bloquer des dynamiques existantes. À la charte constitutive et à la charte paysagère, s’ajoutent donc des chartes paysagères communales.

Les politiques qui peuvent décourager des dynamiques au marais Ve r n i e r :

• Les monuments historiques inscrits ou classés au titre de la loi du 31 décembre 1913 Mis à part deux églises et des ifs remarquables, les monuments inscrits au titre de la loi de 1913 se situent tous à Quillebeuf, petite ville historique marquée par la visite d’Henri IV. • Une protection de monuments naturels au titre de la loi du 2 mai 1930

À l’heure actuelle, le marais Vernier a seulement été inscrit en 1972 au titre de la loi de 1930 sur les monuments naturels.

• Les politiques publiques et la communication des Conseils généraux et régionaux

Il s’agit notamment des actions de l’Agence régionale de l’environnement de Haute- Normandie (Conseil régional), très active sur le plan de la communication, et de celles du Conseil général de l’Eure.

• Une seule charte paysagère (loi du 8 janvier 1993)

Dans le parc naturel régional des boucles de la Seine normande, il n’existe pas encore de chartes paysagères communales. Néanmoins, à la charte constitutive du parc naturel de 1974 s’est ajoutée une charte paysagère quinze ans plus tard (élaborée de 1989 à 1994) ; bien qu’avant tout incitatives, elles visent aussi à contrôler l’occupation du sol.

Les politiques qui encouragent ou initient des dynamiques surles coteaux de La Roche-Guyon : • Des chartes paysagères communales ou intercommunales (loi du 8 janvier 1993)

L’étude des chartes paysagères élaborées par le parc naturel régional du Vexin français montrera comment elles s’élaborent et peuvent même s’inspirer de modèles de paysages, mettant ainsi en évidence des motifs emblématiques fondés sur le végétal, le bâti et l’organisation des espaces privés ou publics.

• Les politiques publiques et la communication des Conseils généraux et régionaux

Il s’agit en l’occurrence des actions du Conseil général du Val-d’Oise, qui a créé une Agence départementale de l’environnement, ainsi que du Conseil régional d’Île-de-France. • Des politiques naturalistes dans le cadre de Natura 2000 : projet de réserve naturelle et acquisitions de terrains par l’Agence des espaces verts

Les politiques qui encouragent ou initient des dynamiques au marais Vernier : • La charte paysagère (loi du 8 janvier 1993)

Dans le parc naturel régional des boucles de la Seine normande, la charte paysagère fut élaborée entre 1989 et 1994.

• L’opération groupée patrimoine (Ogp)

Ce programme fut soutenu par le Conseil général de l’Eure et les communes entre 1997 et 1997. Sera étudié ici le cas du canton de Quillebeuf et de deux autres cantons voisins. • Des politiques naturalistes dans le cadre de Natura 2000

La réserve naturelle des Mannevilles, déjà créée depuis 1974, sert de modèle scientifique pour continuer le développement de la protection du marais Vernier en termes naturalistes.