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Comme on aura pu le constater, nous estimons que les oppositions classiques entre modèles globaux et distribués, « empiriques » ou « à base physique », ne sont ni intéressantes ni pertinentes : la seule opposition valable est celle qui distingue les modèles testables des modèles non-testables. Construire des modèles testables implique, entre autres, de renoncer à la croyance selon laquelle la description de chaque centimètre cube de la Terre est pour demain, et que les modèles ne peuvent donc pas vraiment être testés aujourd’hui. Cette attitude est assez compréhensible, comme le souligne Bergström (1991) : « going from complex to simpler model structures requires an open mind, because it is frustrating to have to abandon seemingly elegant concepts and theories».

Nous pouvons conclure que le choix d’un modèle ne devrait pas être une question « idéolo-gique » mais simplement résulter de l’analyse de l’échelle à laquelle se pose le problème.

Si le problème nécessite une représentation à l’échelle de la parcelle, on choisira une discrétisation et des lois de comportement à l’échelle de la parcelle ; si l’échelle pertinente est le bassin versant, on choisira un modèle à cette échelle ! Nous pensons que le fait de prendre en compte plus de processus n’est en rien une excuse pour faire confiance à un modèle plutôt qu’à un autre ; cette attitude repose sur lacroyance que si un modèle ne prend pas en compte explicitement les processus de petites échelles bien connus, ce modèle va perdre sa crédibilité, et que s’il lui arrive malgré tout de marcher, ce sera pour de « mauvaises » raisons : le raisonnement est circulaire (Michel et al., 2006). Par exemple, si un modèle à l’échelle de la parcelle est moins performant qu’un modèle à l’échelle du bassin versant pour simuler les débits, pourquoi devrait-on faire d’avantage confiance au premier pour étudier l’impact d’un changement d’occupation du sol, sous prétexte que le second ne prend pas en compte ce facteur ? La vérite est que l’on ne devrait faire confiance ni à l’un, ni à l’autre : ni au modèle global, parce que la loi déterminée se réfère bien au système complet, mais que cette loi ne sera pas stationnaire (on ne vérifie pasl’unité d’action) ; ni au modèle parcellisé, parce que les lois identifiées pour les différents compartiments sont certes stationnaires, mais que leur inventaire est forcément incomplet (sinon, ce modèle serait au moins aussi bon que le modèle global pour simuler le comportement présent) : preuve que c’est, cette fois,l’intégrité de l’action qui pose problème !

Ainsi, nous nous efforcerons de travailler sur des structures simples en les complexifiant peu à peu au moyen d’hypothèses dont nous questionneronsisolémentla pertinence. Comme le résumentMichel et al. (2006), il n’y a pas d’autre raison pour préférer les constructions parcimonieuses : elles soulèvent des questions, laissent de la place au doute, et permettent de tester facilement des hypothèses.

Concluons ce chapitre sur une note historique, peut-être un peu pessimiste. Il se pourrait que cette activité relativement nouvelle qu’est la modélisation quantitative en sciences de l’environnement, et les obstacles auxquels elle est confrontée, soient en train de dissiper quelques illusions produites par les succès (incontestables) de la méthode réductionniste dans d’autre domaines, dont l’exemple typique est la mécanique classique. En plein XVIIIème siècle, Buffon, pourtant newtonien convaincu, préssentait déjà que cette méthode basée sur la géométrisation et la déglobalisation des problèmes se heurterait inévitablement à certaines limites, comme il l’écrit dans le Premier Discours de sonHistoire Naturelle:

“Il est vrai que cette union des Mathématiques et de la Physique ne peut se faire que pour un très-petit nombre de sujets ; il faut pour cela que les phénomènes que nous cherchons à expliquer, soient susceptibles d’être considérez d’une manière abstraite, et que de leur nature ils soient dénuez de presque toutes qualités physiques, car pour peu qu’ils soient composez, le calcul ne peut plus s’y appliquer. La plus belle et la plus heureuse application qu’on en ait jamais faite, est au système du monde ; et il faut avouer que si Newton ne nous eût donné que les idées physiques de son système, sans les avoir appuyées sur des évaluations précises et mathématiques, elles n’auroient pas eu à beaucoup près la même force ; mais on doit sentir en même temps qu’il y a très-peu de sujets aussi simples, c’est-à-dire, aussi dénuez de qualités physiques que l’est celui-ci ; car la distance des planètes est si grande qu’on peut les considérer les unes à l’égard des autres comme n’étant que des points ; on peut en même temps, sans se tromper, faire abstraction de toutes les qualités physiques des planètes, et ne considérer que leur force d’attraction : leurs mouvements sont d’ailleurs les plus réguliers que nous connoissions, et n’éprouvent aucun retardement par la résistance : tout cela concourt à rendre l’explication du système du monde un problème de mathématique, auquel il ne falloit qu’une idée physique heureusement conçue pour le réaliser ; et cette idée est d’avoir pensé que la force qui fait tomber les graves à la surface de la terre, pourroit bien être la même que celle qui retient la lune dans son orbite. Mais, je le répète, il y a bien peu de sujets en Physique où l’on puisse appliquer aussi avantageusement les sciences abstraites, et je ne vois guère que l’Astronomie et l’Optique auxquelles elles puissent être d’une grande utilité ; l’Astronomie par les raisons que nous venons d’exposer, et l’Optique parce que la lumière étant un corps presqu’infiniment petit, dont les effets s’opèrent en ligne droite avec une vîtesse presqu’infinie, ses propriétés sont presque mathématiques, ce qui fait qu’on peut y appliquer avec quelque succès le calcul et les mesures géométriques.”

Les sciences dans lesquelles Buffon constate un succès de la géométrisation — sa liste, qui ne contient «guère que l’Astronomie et l’Optique », s’est avérée dans les faits un peu plus

longue ! — sont celles qui ont pour objet des systèmes, très grands ou très petits, mais finalement assez simples, où un seul type d’interactions domine. Il serait peut-être plus sage de reconnaître que l’hydrologie ne rentre tout simplement pas dans cette catégorie, et de prendre conscience, malgré toute la puissance de calcul dont nous disposons,

“des inconvénients où l’on tombe lorsque l’on veut appliquer la Géométrie et le calcul à des sujets de Physique trop compliquez, à des objets dont nous ne connoissons pas assez les propriétés pour pouvoir les mesurer ; on est obligé dans tous ces cas de faire des suppositions toûjours contraires à la Nature, de dépouiller le sujet de la plûpart de ses qualités, d’en faire un être abstrait qui ne ressemble plus à l’être réel, et lorsqu’on a beaucoup raisonné et calculé sur les rapports et les propriétés de cet être abstrait, et qu’on est arrivé à une conclusion toute aussi abstraite, on croit avoir trouvé quelque chose de réel, et on transporte ce résultat idéal dans le sujet réel, ce qui produit une infinité de fausses conséquences et d’erreurs.”

Ce paragraphe, écrit il y a deux cents cinquante ans, est à méditer !

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Constitution d’un échantillon de bassins versants

Chaque fois que je vois le chiffre Un, j’ai envie de l’aider à s’échapper. . . Il a constamment à ses trousses, derrière, le zéro qui veut le rattraper et devant, toute la mafia des grands nombres qui le guette.”

Romain GARY.

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2.1 Introduction

Nous avons exposé au chapitre précédent notre façon d’envisager la modélisation des systèmes naturels en général et des bassins versants en particulier. Nous avons insisté sur le fait que nous voyons les modèles comme de simples hypothèses, qu’il convient de soumettre à l’épreuve de tests empiriques. Cela suppose, dans notre cas, de confronter les modèles pluie-débit à une large gamme de comportements hydrologiques, résultant d’une diversité de conditions climatiques, géologiques, etc.

L’utilisation de grands échantillons de bassins versants est une pratique qui, sans être encore la règle, commence à rentrer dans les mœurs. Ce souci de généralité étant une constante de toutes les recherches effectuées dans l’équipe d’hydrologie du CEMAGREF d’Antony, cette thèse n’a pas échappé à la règle. Nous nous sommes donc attelés à la constitution d’un large échantillon de bassins versants, principalement français, pourvus de données de pluie et de débit au pas de temps horaire : en effet, sans abandonner le pas de temps journalier qui reste la référence pour de nombreuses applications, nous avons souhaité placer ces développements dans la suite du travail deMathevet(2005).

2.2 Construction d’une base de données pluie-débit horaire