Chapitre 2 : État de la question
2.2. Conceptualisation métaphorique en traduction dans le domaine biomédical
La richesse métaphorique des domaines scientifiques, et biomédical en particulier,
est connue depuis un certain temps (van Rijn-van Tangeren, 1997; Vandaele, 2002a), mais
elle est encore souvent étudiée principalement sous l'angle terminologique (Bouveret, 1998;
Temmerman, 2002; 2010; Oliveira, 2005). Si la nature métaphorique du terme est une
question de grande importance en traduction et en terminologie, il s'agit d'un seul aspect de
la conceptualisation métaphorique, qui ne rend pas compte de la portée de la phraséologie
métaphorique dans les domaines de spécialité.
Les travaux auxquels nous faisons plus particulièrement référence ici se sont
justement attachés à décrire les modes de conceptualisation métaphorique en traduction
dans le domaine biomédical. Depuis le début des années 2000, Vandaele et coll. ont
principalement abordé les sous-domaines de la biologie cellulaire, de la pharmacologie et
de l'anatomie.
Les premiers travaux de Vandaele et coll. ont abordé le domaine fondamental de la
biologie cellulaire. Les notions de cellule et de molécule étant centrales à ce domaine , l'une
des hypothèses de départ était que leurs modes de conceptualisation y occupent une place
fondamentale. Les résultats de ces recherches le confirment.
Dès ses premiers travaux sur la conceptualisation métaphorique, Vandaele souligne
l'importance des schémas cognitifs sur la compréhension globale des domaines de
connaissances. Elle remarque que la conceptualisation métaphorique s'exprime non
seulement sur le plan terminologique, mais également sur celui de la phraséologie. Ainsi,
la compréhension des schémas cognitifs (et du domaine), essentielle pour la traduction, et
celle de leurs manifestations en discours peuvent servir aux choix de traduction tant
terminologiques que phraséologiques (Vandaele, 2000; 2002a).
L'un des exemples de modes de conceptualisation observés en biologie cellulaire
est celui de la molécule en tant qu'entité animée
7. Vandaele remarque que « les indices
d'une telle conceptualisation se situent tant au plan terminologique que phraséologique »
(Vandaele, 2000) et que la conceptualisation de la molécule comme entité animée s'articule
très souvent autour d'« expressions faisant état d'actions, rendant compte de l'activité ou de
la fonction de la molécule » (Vandaele, 2000 : 396).
Les indices de conceptualisation métaphorique (ICM; Vandaele, 2004a),
apparaissent dans les expressions métaphoriques et « permettent d'établir les
correspondances ontologiques du scénario métaphorique » (Vandaele, 2002a). Grâce à une
étude du cas de to be involved, Vandaele montre comment la cohérence d'un tel indice avec
un schéma cognitif ou un autre peut conduire à des choix de traductions différents, et utilise
comme exemple le problème de traduction suivant :
(1) Calcium channels are involved in some heart diseases.
(2) Calcium channels are involved in neuronal functioning.
Dans le premier cas, le syntagme verbal est en relation avec la métaphore LA
RECHERCHE DE LA CAUSE D'UNE AFFECTION EST UNE ENQUÊTE CRIMINELLE, où la cause del'affection est le coupable, la maladie est l'énigme et le patient, la victime (Vandaele,
2002a : 230). Dans le second cas, l'indice témoigne d'une métaphore conceptuelle
différente : LES PROCESSUS PHYSIOPATHOLOGIQUES SONT DES SCÉNARIOS. Dans cette autre
métaphore, « la correspondance ontologique de base [est que] les éléments de ces processus
(molécules, cellules, organes, etc.) sont des personnages » (Vandaele, 2002a : 231). Ainsi,
les propositions de traduction pour les deux exemples doivent être cohérentes avec les
métaphores à l'œuvre :
(1) Les canaux calciques sont responsables de certaines cardiopathies.
(2) Les canaux calciques participent au fonctionnement des neurones.
Cette étude de cas a mené à l'élaboration du schéma suivant, qui illustre comment
l'appartenance à des schémas cognitifs différents peut (et doit) influencer les décisions
traductionnelles :
Métaphores conceptuelles compatibles en langues de départ et d'arrivée
Langue de départ
DOMAINE-SOURCE DOMAINE-CIBLE
Langue d'arrivée
to be involved Enquête Recherche être responsable
to be involved Scénario
Processus physiologiques
participer
Figure 1 : Métaphores conceptuelles compatibles en langue de départ et d'arrivée
(Vandaele, 2002a : 232)
Ainsi, l'étude de la conceptualisation métaphorique et des correspondances entre les
schémas cognitifs dans différentes langues présente un intérêt évident pour la traduction et
la description et l'explicitation de ces phénomènes peut fournir un outil de travail précieux
pour l'apprentissage de la traduction et la traduction elle-même (Vandaele, 2004a : 278).
Ayant constaté dès les premières études le rôle des lexies prédicatives,
particulièrement les verbes, dans la conceptualisation métaphorique, Vandaele a fait appel à
des outils linguistiques « permettant de décrire les relations existant entre les unités
lexicales participant aux expressions contenant des indices de conceptualisation »
(Vandaele, 2004a : 280), soit plus précisément à la description des structures actancielles
(Mel’čuk, Clas et Polguère,1995; Polguère, 2003/2008).
Vandaele et coll. se sont appuyées sur cet outil inspiré de la logique formelle pour
caractériser les ICM prédicatifs et ont ainsi dégagé un mode de fonctionnement fondé sur
les classes sémantiques des actants prototypiques (Vandaele et Lubin, 2005; Vandaele,
Boudreau et coll., 2006) :
[I]l est clair que les projections opèrent par l’intermédiaire des classes
d’actant, plutôt que par l’intermédiaire des instances actancielles elles-
mêmes. C’est ce qui permet, pour un locuteur, de prévoir l’usage d’un ICM
[indice de conceptualisation métaphorique] avec différentes instances.
(Vandaele, Boudreau et coll., 2006 : 84)
L'un des exemples étudiés est celui de l'ICM se jeter dans des expressions
métaphoriques telles que « La veine A se jette dans la veine B ». La structure actancielle de
la lexie source dans l'acception en jeu est « act1 se jette dans act2 » (ou « X se jette dans
Y ») et la classe sémantique prototypique des deux actants est alors un cours d'eau (p. ex.
« Les ruisseaux se jettent dans les rivières »). Ainsi, Vandaele explique que c'est « l'examen
des actants et des projections qui s'établissent entre eux qui permet de proposer la
métaphore conceptuelle UNE VEINE, C'EST UN COURS D'EAU » (Vandaele, 2004a : 280).
Il existe toutefois un autre mécanisme de fonctionnement de la conceptualisation
métaphorique, que Vandaele (2007) appelle dénomination conceptualisante. « Dans le
cas des dénominations conceptualisantes, la métaphore est directe, car elle opère sur le
référent ainsi nommé et elle est indépendante du discours. » (Vandaele, 2007 :
139). Vandaele cite le cas historique de cell (voir Vandaele, 2007 : 139)
8, mais cela
correspond également aux observations portant sur les ICM non prédicatifs (voir Labelle,
2009).
Comme aucun critère formel ne permet l'identification des ICM, celle-ci se fait
grâce au critère de dissonance cognitive, c'est-à-dire l'impression d'écart ou d'incohérence
entre deux représentations mentales, l'une factive et l'autre fictive (Talmy, 2000; Vandaele
et Lubin, 2005; Vandaele, Boudreau et coll., 2006).
[L]orsqu’on travaille à partir de corpus, l’élément indiquant qu’une expression
métaphorique contient un élément témoignant de la projection d’un cadre
conceptuel source sur un cadre conceptuel cible est une impression de
8 « [L]orsque ce qui préside à la dénomination est un acte de conceptualisation métaphorique, l’association peut effectivement durer, mais la motivation se perd progressivement. Ainsi, lorsque Robert Hooke observa pour la première fois la structure du liège aux débuts de la microscopie optique en 1655, il observa de petites cavités vides, qui lui rappelèrent les cellules monacales. À l’époque, on était à la recherche des unités de base des tissus vivants : Hooke nomma ces cavités, qu’il prit – à tort – pour les traces de ces unités, cell. Il s’agissait d’un acte de dénomination conférant à cell le statut d’indice de conceptualisation métaphorique. Avec le temps, le référent associé à la dénomination prend le dessus sur la motivation qui en est à l’origine. » (Vandaele, 2007: 139)
dissonnance
9cognitive, qui résulte de la comparaison mentale entre l’expression
relevée et une expression proche exprimant le cadre conceptuel source. (Vandaele
et Lubin 2005 : 423)
Les principaux travaux menés dans le domaine de l'anatomie et auxquels fait plus
spécifiquement suite notre recherche sont les mémoires de maîtrise de Lubin (2006) et
Labelle (2009), tous deux sous la direction de Vandaele. Ces deux travaux s'appuyaient sur
le même corpus bilingue (français et anglais) d'anatomie topographique et avaient pour
objet la description des modes de conceptualisation métaphorique des artères, des veines,
des nerfs et des muscles (Lubin, 2006 : iii).
Le travail de Lubin (2006) portait spécifiquement sur les ICM verbaux,
intrinsèquement prédicatifs, et a donc largement contribué à décrire le mécanisme de
projection métaphorique fonctionnant par classes d'actants prototypiques (ou catégories
conceptuelles prototypiques d'actants, suivant Labelle [2009]). En outre, ce travail a
servi de fondement à bon nombre d'éléments méthodologiques sur lesquels se sont appuyés
les travaux ultérieurs, y compris le nôtre.
Labelle (2009) a quant à elle travaillé sur les ICM nominaux, qui peuvent être
prédicatifs ou non. Elle a donc pu observer deux mécanismes de fonctionnement de la
projection métaphorique. Le premier est celui des ICM prédicatifs qu'avaient observé
Vandaele et Lubin (Vandaele, 2004a; Vandaele et Lubin, 2005; Lubin, 2006) et dans lequel
la projection opère par le biais des catégories conceptuelles prototypiques d'actants
(Labelle, 2009). Le second est celui des ICM non prédicatifs que Vandaele (2007) avait
appelé dénomination conceptualisante. Dans ce second cas, la projection s'effectue par
analogie de traits sémantiques. En outre, Labelle (2009) a soulevé le problème intéressant
de la frontière entre ces deux types d'ICM :
La question du statut de prédicat ou de non-prédicat des noms est complexe.
En effet, si certains noms sont clairement prédicatifs, comme les déverbaux
et les déajectivaux [...] et d’autres clairement non prédicatifs, comme les
9 Deux orthographes sont acceptées : dissonance et dissonnance. CNRS-ATILF (s. d.) : Ortholang - TLFi. Entrée « dison(n)ance ». Consulté le 10 août 2014, < http://www.cnrtl.fr/lexicographie/dissonance>.