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PREMIERE PARTIE: CADRE THEORIQUE

CONCLUSION CHAPITRE

J. LA CONCEPTION DOGMATIQUE DE L'ÉTHIOUE

II. LA CONCEPTION SOPHISTIOUE DE L'ÉTHIQUE

Les sophistes veulent se situer dans une position se trouvant à l'opposé de celle du dogmatisme. Si l'on reprend la distinction de M. WEBER entre jugements de valeur et énoncés de faits, alors que dans le dogmatisme il n'y a que des énoncés de faits, pour les sophistes il n'existe que des jugements de valeur. La sophistique a en commun avec le dogmatisme de toujours associer la vérité et la valeur ; mais, cependant, dans cette logique, ces deux écoles se situent dans des postures radicalement opposées: «L'on entend par sophistique la conjonction de la valeur et de la vérité sous la domination de la valeur (auquel cas le vrai ne serait vrai que comme le juste est juste : d'un certain point de vue ou relativement à un certain intérêt)»42. Par cette définition, A. COMTE-SPONVILLE nous permet de mesurer tout l'écart qui sépare ces deux positions puisque dans le dogmatisme cette conjonction se fait "sous la domination de la vérité".

Ainsi, «être sophiste (..) ce n'est pas constater que la vérité ne juge pas; c'est prétendre qu'il ny a pas de vérité 1»43.

Dès lors, pour les sophistes, aucune vérité n'est à connaître: personne n'a jamais raison, ni jamais tort, aussi bien lorsqu'il tente de décrire le monde que de porter un jugement. Il n'y a plus de vérité absolue. seules restent des opinions. En effet, il est impossible d'établir une norme quelconque qui permettrait de distinguer le vrai du faux et, donc, (puisque le vrai et le bien sont confondus), le bien du mal. C'est ce que résume si brillamment F. NIETZSCHE par le célèbre aphorisme de son oeuvre posthume La volonté de puissance: «Rien n'est vrai, tout est permis». Par là, on peut comprendre, entre autre, que «la sophistique, dans l'ordre théorique, a pour corollaire le nihilisme, dans l'ordre pratique»44.

42COMTE-SPONVILLE, 1994, op. cit., p. 98-99 43COMTE-SPONVILLE, 1994, op. cit., p. 47

Ainsi, aucune vérité ne peut plus fonder le bien. Dès lors, deux options sont envisageables :

1/ soit l'absence d'un bien qui nous montrerait la voie à suivre, nous conduit à ne rien faire,

2/ soit l'abandon de la recherche d'une norme absolue permet à chacun de décider de son action selon ses propres critères.

C'est ouvrir la porte à l'égoïsme, l'intérêt personnel, l'individualisme. Dès lors, s'il n'existe plus de possibilité de juger ex ante d'une action, la seule manière de l'évaluer est ex post: ce qui est bon "c'est ce qui marche". Finalement, conformément à ce qu'affirme la formule populaire, "il n'y a que le résultat qui compte". Toutes les valeurs sont subjectives et dépendent de l'individu et de son évaluation : il n'y a pas de bien en soi (à l'inverse du bien absolu, universel et intelligible du dogmatisme).

Pourtant, le social nécessite d'éviter un éparpillement total des valeurs et des objectifs. Dès lors, on se fixe des normes temporaires ou plutôt la seule légitimité qui vaille est celle que fournit l'adhésion de la majorité à l'affirmation que telle ou telle proposition est vraie, est juste, est bonne. Car, si le dogmatisme, fort de sa connaissance de la vérité, pouvait se contenter d'avoir raison tout seul et voulait donner le pouvoir aux experts, la sophistique, depuis l'Antiquité, a besoin de convaincre (ainsi en était-il de Gorgias qui déclarait à Socrate que le médecin auquel les malades feraient le plus confiance, et donc qui réussirait le mieux auprès d'eux, n'est pas le plus savant mais celui qui sait le mieux convaincre et même que : «quel que soit l'artisan avec lequel il sera en concurrence, l'orateur se fera choisir préférablement à tout autre; car il n'est pas de sujet sur lequel l'homme habile à parler ne parle devant la foule d'une manière plus persuasive que n'importe quel artisan»45).

Mais, avant tout, il s'agit de comprendre comment peut se constituer une norme en l'absence de vérité absolue.

Un bon exemple nous semble en être fourni par J.M. KEYNES qui, dans sa Théorie générale, nous l'indique involontairement lorsqu'il explique comment fonctionne un marché financier (la Bourse de Paris, par exemple).

Et J .M. KEYNES de soutenir que le mécanisme est tout à fait comparable à celui des jeux que proposaient les journaux anglais du week-end de l'époque qui promettaient un voyage à ceux de leurs lecteurs qui indiqueraient quelle était la plus belle parmi 6 jeunes filles dont le portrait figurait sur une page. Mais, pour déterminer quelle était la réponse exacte, le journal indiquait qu'il s'agirait de la jeune fille ayant reçu le plus grand nombre de voix. Dès lors, l'objectif "n'est plus de donner le nom de celle des jeunes filles qui nous apparaît comme la plus belle, mais de désigner celle dont on se figure qu'elle serait choisie comme telle par la majorité des lecteurs". Selon J.M. KEYNES, c'est ainsi que fonctionne le marché des obligations: il n'existe plus de vérité absolue, seule compte l'opinion du plus grand nombre qui, d'ailleurs, peut varier.

Un autre exemple nous est fourni par un jeu télévisuel actuel : "Une famille en or". Il s'agit, pour les familles concurrentes, de répondre à des questions auxquelles ont déjà répondu un échantillon de l 00 personnes. Et chaque famille gagne le nombre de points correspondant au nombre de réponses (parmi les 100 personnes initialement interrogées) identiques à la sienne. Par exemple, si la question est "Quelle est la capitale de la France 7" et que les membres de l'échantillon (particulièrement ignorants) ont répondu:

LONDRES (80 réponses) ROME (19 réponses) PARIS ( 1 réponse)

le candidat répondant LONDRES gagnera 80 points, celui qui répondra ROME 19 points ... et celui qui répond PARIS un seul point.

Ainsi, il n'y a plus de vérité, la seule chose qui compte est de savoir ce qu'est l'opinion du plus grand nombre. Il s'agit certes tout de même bien d'une mesure,

maIS comme elle n'est pas absolue, on peut être tenté de l'influencer (comme à la Bourse).

Corrélativement, la vérification d'une opinion devient difficile car il n'y a plus de possibilité de preuve absolue, et d'ailleurs seules comptent les "preuves relatives" .

Cette manière d'évaluer a des illustrations évidentes dans les sociétés contemporaines :

- Sur le plan politique et économique, cela se marque par un recours généralisé au vote et aux procédures démocratiques. Mais reste que l'on ne devrait voter que sur des valeurs (des choix de société, de direction stratégique pour un groupe, une nation), pas sur des faits (et A. COMTE-SPONVILLE de s'exclamer «à quand un vote sur la réalité de la shoah ?»46).

Ainsi, le PDG d'une grande compagnIe nationale (Air France) a récemment demandé à son personnel d'approuver par vote les modalités d'un plan de redressement qu'il proposait. Or, la seule question qui aurait pu être soumise à un tel plébiscite eût été : "Êtes-vous pour ou contre le fait qu'Air France tente de se redresser ?". Là se serait situé un véritable choix exigeant de se prononcer sur la survie d'Air France, sachant que la position morale selon laquelle le monde peut tourner sans Air France est parfaitement soutenable (quoiqu'il aurait été peu probable de voir une majorité du personnel salarié voter contre sur cette question). Mais laisser voter le personnel sur un plan, c'est faire l'hypothèse qu'il puisse en apprécier les modalités techniques; et même, à supposer que cela soit possible, c'est obliger à le prendre ou à le rejeter en bloc. Bref, en réalité, la question à laquelle le personnel a répondu est bien celle que nous avons indiquée quelques lignes plus haut (ce qui explique le niveau très élevé de la majorité acquise).

- Sur le plan social, l'éparpillement des points de vue oblige les individus à se regrouper en «Wl groupe social dont les membres posent l'existence des mêmes

1 . , 1 . d h 47

va eurs et que structure, justement, cette eva uatIOn commune es c oses» .

Ainsi, dans une société qui perd ses repères et ne reconnaît plus une vérité absolue, peut-on s'attendre à voir les organisations (administrations. entreprises. etc ..) chercher à mettre en avant et à formuler cette "évaluation commune des choses". ce qui peut expliquer la vague de l'éthique des affaires actuelles, élément d'explication sur lequel nous revenons plus bas.

Ainsi peut-on résumer la logique de la pensée sophistique:

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