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Chapitre 2 : Approches théorique et conceptuelle

2.6 Le concept d’agentivité

Dans le cadre de cette recherche, le concept d’acteur réfère à la définition de l’interactionnisme symbolique (cf. point 2.3). Pour l’interactionnisme symbolique, l’individu est un acteur social (Morrissette, 2011b; Charon, 2003; Baszanger, 1992; Strauss, 1992a) pourvu d’une capacité d’agir face à son environnement. Il est doté d’un sens qui lui permet de comprendre les situations qu’il vit et de donner des significations à ses actions. (Chapoulie, 2011; LeBreton, 2004; Charon, 2003; De Quieroz et Ziotkowski, 1994; Baszanger, 1992; Mead, 1963). Il est également réflexif et cette capacité lui permet de décrire, d’agir et d’évaluer ses actions en fonction du contexte et des interactions qu’il y crée. Mais également de réagir face aux comportements des autres en réajustant les siens (LeBreton, 2004; Charon, 2003; Baszanger, 1992; Mead, 1963). Le terme d’acteur réfère donc à un être connaissant capable d’expérimentation (Rouleau, 2007).

Cette idée d’acteur retenu dans le cadre de cette recherche ne nie pas l’impact de l’environnement, mais elle laisse entendre que l’immigrant ne fait pas que subir les événements liés à son processus d’intégration. Il y participe activement en prenant le contrôle de sa destinée et en négociant avec la réalité sociale. C’est un individu qui nourrit un projet et qui est en mesure de faire face aux contraintes économiques, sociales, organisationnelles et institutionnelles. Il est capable de poser un regard réflexif et critique sur les situations, de déployer des efforts et de rebondir face aux obstacles. Il a aussi la capacité d’anticiper les conséquences de ses actions, de redéfinir ses objectifs, de mettre en place de nouvelles actions, de se fixer de nouvelles étapes à franchir ou alors de nourrir de nouveaux projets après la réalisation des premiers. C’est donc un immigrant actif, réflexif, qui a des projets, qui fait des choix et qui met en place des stratégies.

Acteur comme agentivité

Selon Linda Rouleau (2007), la notion d’acteur est un terme typiquement français. Il serait repris sous le concept d’agent dans le monde anglo-saxon, d’où le terme d’agentivité.

Du point de vue de plusieurs auteurs (Guilhaumou, 2012; Pohl et coll., 2007; Sapin et coll., 2007; Bandura, 2005; 2001; Elder Jr et coll., 2003), l’agentivité réfère à l’intentionnalité, et donc aux actes faits intentionnellement par un individu. Selon Albert Bandura (2005; 2001), un agent influence intentionnellement le fonctionnement et les circonstances de sa vie. L’intention n’est pas seulement une espérance ou une

prévision, mais un engagement proactif à provoquer une situation. L’intention repose sur des plans d’action qui sont ajustés, révisés, affinés ou reconsidérés face à de nouvelles informations. L’agentivité est donc le pouvoir de produire des actions pour des motivations et des buts donnés. Mais la réalisation d’actions implique plus qu’un état intentionnel, elle implique un engagement et une coordination d’actions interdépendantes. L’agentivité désigne également la capacité d’agir de l’individu (Guilhaumou 2012; Pohl et coll., 2007; Sapin et coll., 2007; Elder Jr et coll., 2003), c’est-à-dire sa capacité à être acteur de sa vie et à ne pas subir passivement les influences du contexte social et des contraintes structurelles. Au contraire, face à elles, l’individu fait des choix en fonction des options qui s’offrent à lui. L’agentivité est donc la capacité d’agir par- delà les déterminismes. C’est la capacité à se conformer, à résister, à jouer, à déjouer et à transformer. Selon Marlene Sapin et coll. (2007), les différents événements qui surviennent dans le parcours de vie d’un individu, qu’ils soient familiaux, professionnels ou de santé lui font subir un stress qui ébranle son identité et l’oblige à développer des stratégies dans le but de maintenir un certain niveau de bien-être et une identité continue et positive. Divers mécanismes de résilience sont alors à l’œuvre permettant à l’individu de s’adapter et de préserver son identité positive face à l’adversité et aux événements stressants. Cette capacité d’agir fait appel à son agentivité. L’agentivité repose de fait sur le système de valeurs et le sentiment d’identité personnelle de l’individu (Bandura, 2001).

L’agentivité réfère également à la croyance de l’individu en ses capacités, dont sa capacité de résistance (Pohl et coll., 2007; Bandura 2001; 1989). Ses croyances d’auto-efficacité déterminent son niveau de motivation, se reflètent dans ses efforts et déterminent le temps qu’il met à persévérer face aux obstacles. Ce sentiment d’efficacité lui permet de créer des environnements avantageux en se saisissant des opportunités ou en contrant les obstacles, et dès lors d’exercer un contrôle sur eux. L’agentivité réfère aussi à sa capacité de prévoyance, autrement dit, de préméditation (Bandura, 2005; 2001; 1989), traduite sous le terme de capacité de réflexivité dans le cadre de cette recherche. Grâce à elle, l’individu est capable de prévoir les conséquences probables de ses actions individuelles, de mettre des buts à ses actions, de planifier des lignes de conduite probables et de produire des résultats désirés. L’agentivité est donc une qualité émergente de la conscience réflexive de l’individu (Haicault, 2012).

L’agentivité est aussi le produit d’une interaction entre les capacités autodirectives de l’individu - qui lui permettent d’exercer un certain contrôle sur ses pensées, sentiments, actions et les conséquences qui en découlent - et l’influence de forces externes en lien avec l’environnement (Pohl et coll., 2007; Elder et coll., 2003; Bandura, 2001; 1989). L’individu est donc un être intentionnel qui mobilise des ressources en termes de choix (Pohl et coll., 2007) et d’actions pour faire face aux forces externes de l’environnement. L’agentivité serait dès lors la conséquence d’incitations situationnelles, contextuelles et environnementales (Bandura,

47 2005; 2001) et elle se traduit par des choix et des actions que mettent en place l’individu en fonction des opportunités et des contraintes de l’environnement social et structurel.

Enfin, l’agentivité permet à l’individu de développer des narrations identitaires qui donnent du sens, une unité et un but à son existence (Sapin et coll., 2007). Jacques Guilhaumou (2012 : 30) soutient que toute action langagière est une action à part entière et met en évidence une dimension intentionnelle de l’agentivité. Parler d’agentivité dans le cadre de cette recherche revient à considérer l’immigrant comme un individu intentionnel, prévoyant, actif et réfléchi. C’est un planificateur motivé, capable de réguler ses comportements. Il développe des plans d’action et fait des choix délibérés. Il s’approprie le cours de sa vie, en fournit une signification subjective, évalue les situations en accord avec ses projets et en réponse face aux contraintes externes. Ses motivations s’enracinent dans son système de valeurs, ses représentations et son sentiment d’identité personnelle et donnent à ses actions un but et une signification.

Acteur et stratégies

L’acteur est donc un individu intentionnel qui envisage des plans d’action et qui met en place des stratégies pour les réaliser. La stratégie est un ensemble d’actions coordonnées et de manœuvres en vue d’une victoire. Cette définition se place d’emblée au niveau interactionnel et dynamique. Selon Henry Mintzberg et coll. (1999), les définitions de la stratégie sont multiples. La stratégie peut être vue comme une planification et dans cette optique, elle serait le résultat d’un processus maîtrisé et conscient de planification, qui se découpe en des étapes précises et qui fait appel à des techniques. La stratégie peut également être vue comme un

positionnement, autrement dit, référer à des positions communes et identifiables qui caractérisent un groupe,

un marché ou une école, ou référer à un choix ciblé parmi un ensemble de possibilités. La stratégie peut aussi être envisagée comme une action entrepreneuriale. Dans cette optique, il s’agit d’une perspective à moitié consciente, enracinée dans l’expérience et l’intuition de l’individu et qui revêt un caractère adaptatif et émergent. L’individu dispose alors d’une grande marge de manœuvre. Les stratégies peuvent aussi être vues comme découlant d’un apprentissage. En effet, elles émergent au fur et à mesure que l’individu agit et qu’il assimile progressivement les données de la situation et les moyens dont il dispose pour les traiter. Ainsi, la stratégie serait un processus d’études, de négociations, de débats, de choix et de prise de risque. Elle peut aussi référer au pouvoir, autrement dit, à la mise en place de stratagèmes. Dans cette perspective, l’élaboration de la stratégie repose sur de la persuasion, de la négociation et parfois même de la confrontation directe. L’élaboration stratégique peut aussi être vue comme un processus culturel basé sur les croyances et les convictions partagées par les membres d’un groupe. Elle peut tout autant référer à une nécessité pour l’individu de faire face aux forces environnementales sous peine d’être éliminé. Enfin, l’élaboration de la stratégie peut référer simultanément à toutes ces entités, c’est-à-dire à une planification, à un apprentissage

coopératif, elle peut s’appuyer sur des connaissances individuelles, sur de la socialisation collective ou encore être une riposte face aux forces de l’environnement. Elles peuvent émerger de l’expérience et de l’intuition de l’individu. Les stratégies qui en résultent prennent la forme de plans, de positions, de manœuvres ou de perspectives, au moment voulu et en réponse à une situation donnée.

Selon les auteurs, toutes ces différentes définitions soulignent combien la stratégie est complexe et nuancée et qu’elle dépend des circonstances qui se présentent au stratège. L’idée du volontarisme est bien mise en exergue, mais l’influence de l’environnement n’est pas niée. Certaines stratégies sont émergentes et adaptatives quand d’autres sont clairement délibérées et formulées rationnellement. Aussi, selon les auteurs :

L’élaboration de la stratégie c’est à la fois du jugement conceptuel, de la vision intuitive et de l’apprentissage émergent, cela concerne la transformation aussi bien que la permanence; cela doit impliquer connaissances individuelles et interaction sociale, coopération autant que conflit; cela suppose d’analyser avant et de programmer après, ainsi que de négocier pendant; et tout cela doit se faire en tenant compte des exigences de l’environnement (Mintzberg et coll., 1999 : 380).

L’analyse stratégique dans le cadre de cette recherche fait apparaître les stratégies comme le résultat de

l’élaboration des acteurs. Les stratégies expriment dans leur mouvance, les ajustements opérés, au jour le

jour, en fonction de la variation des situations et des enjeux – c’est-à-dire des finalités exprimées par les acteurs – et des ressources de ceux-ci (Camilleri et coll., 1990 : 49). La recherche tente de dégager les stratégies des acteurs et leurs jeux face aux règles et aux normes sociales (Rouleau, 2007). Aussi, parler de

stratégies d’intégration suppose de mettre en lumière les divers moyens formels ou informels que l’immigrant

met en place pour accéder à un emploi et s’y intégrer et aussi pour intégrer la société québécoise. D’abord, il s’agira de clarifier quelles finalités il poursuit en termes de projets, de parcours migratoires et de représentations. Puis de définir quelles actions conscientes il met en place et de quelle marge de manœuvre il dispose pour réussir son processus d’intégration (atteindre cette victoire); toujours sur la base de son projet, son agentivité, ses représentations et son identité, et en fonction des opportunités qui s’offrent à lui et des obstacles qu’il doit contourner.