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V. Vers une approche globale des paysages agricoles : complémentarité des habitats semi-

V.1. Complémentation/supplémentation d’habitat : cadre théorique

Dunning et al. (1992) définissent la complémentation et la supplémentation comme deux processus écologiques fondamentaux agissant à l’échelle du paysage sur la diversité spécifique, mais dans des contextes bien distincts :

- (i) dans le cas de la complémentation, un organisme est dans l’obligation d’utiliser plusieurs ressources (trophiques ou autres : site de ponte, refuge…) distribuées dans des taches d’habitats différentes (typiquement deux ressources réparties en deux types de taches) qui ne peuvent pas être substituées l’une par l’autre. Ainsi, pour bénéficier de ces ressources complémentaires, nécessaires pour subvenir à tous ses besoins, mais disponibles à différents moments ou endroits, l’organisme doit se déplacer entre les différentes taches d’habitats. On parle d’espèces multi-habitats.

- (ii) dans le cas de la supplémentation, un organisme cherche un seul type de ressource mais celle-ci est distribuée en plusieurs taches trop petites pour qu’une seule lui apporte la quantité totale dont il a besoin. Il doit donc également se déplacer au sein du paysage mais cette fois pour atteindre des taches du même type (figure 20).

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Figure 20 : Processus de complémentation (à gauche) et de supplémentation (à droite) du paysage. Dans la complémentation, une espèce devant utiliser 4 ressources réparties dans 4 types de taches différents (vert clair, vert foncé, bleu et orange) pourra se maintenir dans le paysage A mais pas dans le B. Dans la supplémentation, une espèce devant utiliser la ressource distribuée dans les taches vert foncé et aux capacités de dispersion limitées (ovale rouge), pourra se maintenir dans le paysage A mais pas dans le B (d’après Dunning et al. 1992).

Ces processus de complémentation et supplémentation ont été montrés pour plusieurs groupes d’espèces : abeilles (Tscharntke et al. 1998, Sheffield et al. 2008), papillons (Ouin et al. 2004, Dulaurent et al. 2011), mouches (Delettre et al. 1998), oiseaux (Fuller et al. 2004, Barbaro

et al. 2008, Mueller et al. 2009), chauve-souris (Ethier et Fahrig 2011), amphibiens (Pope et al.

2000). Ils sont aussi importants pour les plantes, puisqu’une plante à fleur peut par exemple bénéficier d’un pollinisateur ayant utilisé des ressources alternatives dans un autre type d’habitat (Tscharntke et al. 2012).

En milieu agricole, ils ont été le plus souvent considérés entre les couverts semi-naturels et les cultures (Blitzer et al. 2012) en particulier pour les ravageurs des cultures et leurs ennemis naturels, qui en règle générale passent l’hiver dans les habitats semi-naturels puis se nourrissent et se reproduisent dans les cultures (Bianchi et al. 2006, Chaplin-Kramer et al. 2011). Les habitats semi-naturels sont alors largement perçus comme une source importante de régulateurs qui se dispersent dans les cultures à proximité, réduisant potentiellement l’impact des ravageurs. Dans ce cas on parle des effets de « spillover » (cf encart 2) depuis les habitats semi-naturels vers les cultures. La diversité des ressources disponibles dans les habitats semi-naturels tout au long de l’année (présence de ressources alternatives en proie et hôte, de ressources alternatives en pollen et nectar, de zones d’abri et de sites d’hibernation…) permet le développement des régulateurs, qui se dispersent dans les cultures (Tscharntke et al. 2007).

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Rand et al. (2006) ont également démontré que des effets de « spillover » peuvent aussi exister depuis les cultures vers les habitats semi-naturels. Il semble que ce soit la productivité primaire de l’habitat qui détermine le sens des effets de « spillover ». En effet, les systèmes très productifs, tel que des zones cultivées, abritent et soutiennent à un moment donné, des densités de proies importantes entrainant l’arrivée plus ou moins rapide des prédateurs sur ces zones, qui s’y développent à leur tour (figure 21). A la fin de la culture, les organismes, en particulier les auxiliaires (Keller et Häni 2000), doivent se déplacer vers des habitats plus stables comme les habitats semi-naturels dont la qualité influence les populations de l’année suivante.

Figure 21 : Modèle de colonisation cyclique proie/prédateur entre les cultures et les habitats semi-naturels adjacents (adapté de Rand et al. 2006, dessin tiré de Roume 2011). En a, les organismes sortent d’hibernation ou de diapause et utilisent les ressources présentes dans l’habitat semi-naturel pendant que la culture s’établit à proximité ; en b, la culture est établie et les « pestes » l’envahissent pour s’alimenter et se reproduire sur le végétal ; en c, les prédateurs envahissent à leur tour la culture pour s’alimenter ou se reproduire grâce à la présence de leur proie et ainsi en réguler les populations ; en d, la culture est récoltée, les organismes doivent donc retourner dans les habitats semi-naturels, augmentant potentiellement la pression de prédation dans ces habitats.

Cet exemple illustre bien une complémentation ou une supplémentation temporelle de deux types d’habitat dont l’attractivité est très variable dans le temps. Il se peut aussi que la présence des deux habitats ne soit pas indispensable à la présence d’un prédateur qui trouverait l’ensemble des ressources dont il a besoin dans l’habitat semi-naturel. Cependant, selon la théorie de l’approvisionnement optimal (Mac Arthur et Pianka, 1966), qui veut que les

a b

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animaux exploitent leur environnement de façon à maximiser leur gain énergétique (rapport entre la quantité d’énergie tirée de la consommation de la ressource et la quantité d’énergie dépensée pour acquérir cette ressource), il est logique que le prédateur exploite la ressource là où elle est la plus abondante et la plus facile d’accès, c’est-à-dire dans la culture. Dans ce cas, la présence des deux habitats, bien que non indispensable, entraine un développement plus important des populations (Holzschuh et al. 2013, Riedinger et al. 2014) (figure 22).

Figure 22 : Illustration de l’effet de la supplémentation non indispensable sur l’abondance d’une espèce dans deux paysages (schéma pers).

Rand et al. (2006) suggèrent également que les effets de « spillover » peuvent résulter d’une complémentation ou d’une supplémentation des deux habitats au même moment. L’accès aux ressources présentes dans les deux habitats peut expliquer en partie la plus forte abondance de prédateurs et la meilleure régulation des pestes sur les bords de parcelles cultivées (figure 23).

Figure 23 : Complémentation ou supplémentation entre la culture et l’habitat semi-naturel adjacent et ses conséquences sur la régulation des pestes.

Abondance de l’espèce de prédateur dans le

paysage

Seul l’habitat semi-naturel est présent

L’habitat semi-naturel et la culture sont présents

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Enfin, plus récemment, certaines études suggèrent que les processus de complémentation et supplémentation pourraient également avoir lieu entre différentes cultures car elles présentent des ressources au même moment ou à des périodes différentes (Miguet et al. 2013, Rollin et al. 2013, Vasseur et al. 2013).