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Apis mellifera versus abeilles sauvages; putting pollen in more than one basket!

La contribution des abeilles sauvages et de leur diversité à la production agricole (fruits et graines) est sujette à débat. Carreck et Williams (1998) estimaient à 80% la part de la pollinisation agricole attribuée à l’abeille domestique. Plus récemment, Ghazoul (2005a) expliquait que quelques pollinisateurs généralistes et dominants suffiraient pour assurer le service de pollinisation agricole et que l’apport de pollinisateurs de manière artificielle devrait combler un possible déficit. Cependant, un nombre croissant de recherche indique que la proportion du service de pollinisation attribuée aux abeilles sauvages pourrait être bien plus importante qu’on ne le pensait auparavant, même dans les systèmes modernes intensifs agricoles, incitant certains à suggérer que l'importance de l’abeille domestique peut avoir été largement surestimée (Westerkamp et Gottsberger 2000, Ollerton et al. 2012). Breeze et al. (2011) ont montré que le nombre de colonies d’abeilles domestiques présentes au Royaume-Uni en 2007 était suffisant pour couvrir 34% de la demande de pollinisation contre 70% en 1984. Pourtant, en dépit de cette baisse, les rendements des cultures pollinisées par les insectes ont augmenté en moyenne de 54 % depuis 1984, mettant en lumière un rôle important et insoupçonné des pollinisateurs sauvages. En Wallonie, l’abeille domestique ne serait responsable que de 15% tout au plus de la pollinisation des cultures entomophiles (Terzo et Rasmont 2007). Winfree et al. (2007) ont montré que les abeilles sauvages déposaient 62% des grains de pollen sur les fleurs femelles de pastèques et qu’elles en déposaient assez pour assurer une pollinisation optimale dans 91% des fermes étudiées du New Jersey et de Pennsylvanie. Winfree et al. (2008) ont également mesuré que 50 à 80 % des besoins de pollinisation concernant les amandiers, les pastèques ou les choux-fleurs sont satisfaits naturellement par des abeilles sauvages locales dans les petites exploitations extensives où sont maintenus des haies, des bosquets et des friches fleuries. De même, les Andrènes ou les reines de bourdons déposent quatre fois plus de pollen sur les fleurs de myrtilles au Canada qu’Apis mellifera et pollinisent 3.6 et 6.5 fleurs respectivement lorsque cette dernière en pollinise une (Javorek et al. 2002). Dans le Michigan, les abeilles sauvages (majoritairement des

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espèces solitaires nichant au sol ou dans des cavités) sont également considérées comme une alternative efficace aux abeilles d’élevages affectées par le CCD pour cette même production (Tuell et al. 2009). Dans des vergers de cerisier en Allemagne, les abeilles domestiques représentent 2/3 des visites de fleurs pourtant la production de fruit est uniquement corrélée aux visites effectuées par les abeilles sauvages (Holzschuh et al. 2012) (figure 14).

Figure 14 : Effet du taux de visite des abeilles sauvages (A) et d’Apis mellifera (B) sur la production des cerisiers. Les taux de visites sont exprimés comme le nombre d’individus observés sur 1000 fleurs pendant 60 minutes. La ligne solide indique une régression significative (p<0.05) et la ligne en pointillé une régression non significative (p>0.05) (Holzschuh et al. 2012).

Récemment, dans une méta-analyse, Garibaldi et al. (2013) ont trouvé une relation positive entre la production de fruits et le nombre de visites aux fleurs par les abeilles sauvages dans 41 agrosystèmes à travers le monde. Ils ont démontré que l’action de l’abeille domestique ne peut pas remplacer la contribution d’assemblages variés de pollinisateurs sauvages pour assurer la pollinisation d’une grande gamme de cultures sur tous les continents. Cependant Rader et al. (2009) soulignent que même si certains pollinisateurs sauvages sont aussi efficaces que l’abeille domestique pour polliniser de grandes surfaces en culture, leur nombre est moins prévisible d’une année sur l’autre car elles sont plus vulnérables aux perturbations. De même dans une méta-analyse, Winfree et al. (2009) montrent que les colonies domestiques et sauvages d’Apis

mellifera semblent moins affectées par les perturbations de leurs habitats. Leur présence

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Figure 15 : Effets des perturbations sur l’abondance de différents groupes d’abeilles (Méta-analyse). Les barres d’erreur sont les intervalles de confiance à 95%. Les effets sont considérés significatifs lorsque les barres d’erreur ne chevauche pas le zéro. La taille des échantillons est donnée entre parenthèses. Les perturbations comprennent la perte ou la fragmentation de l’habitat autour des sites d’étude (impossibilité de distinguer entre les deux dans les études retenues), l’agriculture, l’exploitation forestière, le pâturage, le feu, l’utilisation des pesticides et le travail du sol (Winfree et al. 2009).

Pour la pérennité du service écologique, il paraît essentiel de ne pas miser sur une seule espèce de pollinisateurs. Les abeilles sauvages comme d’élevages jouent un rôle complémentaire, en pollinisant des plantes différentes, et parfois additionnel, en pollinisant de concert les mêmes plantes, ce qui améliore leur fécondation (Klein et al. 2003, Greenleaf et Kremen 2006b). Par exemple, dans des champs de citrouilles, en Indonésie, Hoehn et al. (2008) ont montré que la diversité de pollinisateurs était positivement corrélée à la quantité de graine de citrouilles produites (figure 16).

Figure 16 : Nombre moyen de graines par fruit sur les pieds de citrouilles étudiés en relation avec le nombre d’espèces d’abeilles quantifiées sur ces mêmes pieds. Les résultats obtenus pour les fleurs laissées en accès libre aux pollinisateurs sont montrés par les ronds pleins et la ligne solide. Les résultats obtenus pour les fleurs contrôles, pollinisées à la main puis ensachées, sont montrées par 9 points blancs et une ligne pointillée (Hoehn et al. 2008).

Les différentes espèces d’abeilles présentaient à la fois des préférences spatiales de visite des fleurs sur les plants mais également des périodes d’activité préférentielles (figure 17).

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Figure 17 : Hauteur des fleurs et périodes auxquelles chaque espèce d’abeilles visite préférentiellement les fleurs de citrouilles. La moyenne et les écarts-types sont figurés. Numéro attribué à chaque espèce : 1 : N. concinna ; 2 : Lasioglossum sp ; 3 : A. cerana ; 4 : X. dejeani ; 5 : N. fulvata ; 6 : C. cognata ; 7 : Trigona sp ; 8 : Amegilla sp ; 9 : X confusa ; 10 : L halictoides ; 11 : A dorsata ; 12 : X nobilis (Hoehn et al. 2008).

Dans les vergers d’amandier en Californie, Brittain et al. (2013a) ont eux aussi montré une complémentarité spatiale des pollinisateurs dans les arbres (figure 18). Ils ont comparé la répartition d’Apis mellifera lorsqu’elle est seule présente dans les vergers à des vergers où d’autres pollinisateurs sont présents en fonction de la vitesse du vent. Par vent faible, Apis

mellifera visite préférentiellement les fleurs du haut de l’arbre en présence ou non d’autres

espèces. Ainsi en présence d’Apis mellifera les autres espèces sont complémentaires puisqu’elles visitent plus fréquemment les fleurs du bas de l’arbre. Par vent fort (> à 2.5m s-1), les vergers où seul Apis mellifera est présente ont un nombre de visites florales presque nul alors que les vergers où plusieurs espèces sont présentes ont un nombre de visites florales diminué mais dans une moindre mesure car les abeilles sauvages sont toujours actives.

Ces exemples illustrent bien le mécanisme de complémentarité interspécifique déjà évoqué plus haut.

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Figure 18 : Représentation schématique des visites des fleurs d’amandier dans différentes parties de l’arbre [top interior (TI), top exterior (TE), bottom interior (BI), and bottom exterior (BE)], dans des vergers avec une faible ou une forte diversité de pollinisateurs et dans des conditions environnementales différentes, dans ce cas, la vitesse du vent. Les vergers à faible diversité contiennent seulement ou très majoritairement uniquement l’abeille domestique (a) alors que ceux à forte diversité reçoivent des visites florales d’une grande gamme de pollinisateurs (b). Les différents groupes de pollinisateurs présentent une complémentarité spatiale dans leur choix de visite florale (b), augmentant la production de fruit de l’arbre. En cas de fort vent, les préférences spatiales des différents groupes de pollinisateurs sont modifiées et les visites de certains groupes diminuent de manière disproportionnée (c). Dans les vergers à forte diversité cette diminution est en partie tamponnée par les pollinisateurs sauvages (Brittain et al. 2013a).

Une autre étude de Brittain et al. (2013b) montre également que l’efficacité d’Apis mellifera pour polliniser les amandiers en Californie augmente en présence d’autres pollinisateurs (figure 19). Ses déplacements deviennent plus efficaces car elle passe plus souvent d’une rangée d’arbre à une autre entrainant probablement un dépôt plus important de pollen compatible entre les différentes variétés d’arbres (figure 19). Contrairement à Greenleaf et Kremen (2006b) qui reliaient directement le nombre de visites des fleurs de tournesol par plusieurs espèces à une meilleure production de graines, Brittain et al. (2013b) observent peu de fleurs visitées par plusieurs espèces. Ils relient donc une meilleure efficacité de pollinisation d’Apis

mellifera due à son comportement de déplacement en présence d’autres pollinisateurs et les

meilleurs rendements qui en découlent, à deux mécanismes :

- (i) l’épuisement des ressources : certaines abeilles sont capables de voler à des températures plus basse qu’Apis mellifera (Vicens et Bosch 2000, Corbet et al. 2008, Tuell et Isaacs 2010), elles ont donc déjà récolté les ressources plus tôt dans la journée forçant Apis mellifera à se déplacer davantage ;

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- (ii) les marques olfactives laissées par les autres espèces sur les fleurs déjà butinées (Eltz 2006) : il est connu qu’Apis mellifera évite les fleurs déjà visitées et marquées par les bourdons (Stout et Goulson 2001). L’augmentation de la concurrence pour les ressources pourrait la pousser à se déplacer davantage entre les rangs.

Figure 19 : Impact de la présence de différents pollinisateurs sur les mouvements d’Apis mellifera, l’efficacité de pollinisation et la production de fruit des vergers d’amandiers. Pour le schéma présentant la croissance des tubes polliniques dans le style, le dessin à gauche montre les dépôts de pollen et l’initiation de la croissance du tube pollinique, le dessin à droite montre la croissance du tube jusqu’à la base du style et les conséquences sur la fertilisation (Brittain et al. 2013b).

De plus, dans les cas de cultures non pérennes, une diversité d’espèces de pollinisateurs sauvages sur un site permettrait l’adaptation aux systèmes floraux des différentes cultures qui se succèdent.L’importance de cette diversité spécifique des pollinisateurs pour les rendements agricoles peut être lue à travers l’exemple suivant. Dans le Val d’Authion dans les années 1970, la culture d’une nouvelle variété de trèfle (tétraploïde), à production de biomasse majorée (feuilles allongées), a paradoxalement occasionné une baisse de rendement d’un facteur 10 à 15 fois (Tasei, 1984). En fait il s’est avéré qu’1 seule des 6 espèces de bourdons présentes sur le site disposait d’une langue suffisamment longue pour polliniser les fleurs de ce trèfle allongé, à corolle également allongée.

Finalement, tous ces travaux suggèrent que des assemblages de pollinisateurs sauvages diversifiés et abondants fournissent un service de pollinisation plus stable et efficace sur les saisons et les années pour une grande gamme de culture. En effet, la diversité des comportements de butinage et les interactions spécifiques que cela induit, due à diverses exigences écologiques des espèces, entraine la complémentarité fonctionnelle des abeilles qui contribue à augmenter le succès reproducteur des plantes. Dans un contexte de changement

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global, la conservation de la biodiversité des pollinisateurs en général est essentielle pour assurer la viabilité des services de pollinisation dans l’avenir (Christmann et Aw-Hassan 2012). Après avoir vu la complémentarité fonctionnelle des abeilles pour la pollinisation, nous allons nous intéresser à la complémentarité des habitats pour fournir aux abeilles l’ensemble des ressources dont elles dépendent. Nous commencerons par présenter le cadre théorique de la complémentarité d’habitat et les processus écologiques qui en découlent pour ensuite le voir appliquer aux abeilles.

V. Vers une approche globale des paysages agricoles : complémentarité des habitats