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La cognition dans son ensemble sous-tendue par des phénomènes attributifs : le modèle SCAPE

Chapitre 2. La mémoire épisodique comme attribution basée sur une fluence des processus

C. L’origine du sentiment de mémoire : vers des modèles attributionnels

C.3. La cognition dans son ensemble sous-tendue par des phénomènes attributifs : le modèle SCAPE

La nouveauté du modèle SCAPE (Leboe-McGowan & Whittlesea, 2013; Whittlesea, 1997, 2002; Whittlesea & LeBoe, 2000, 2003; Whittlesea & Williams, 2000, 2001a, 2001b) consiste dans sa généralité. Il s’agit en effet d’un modèle général de la mémoire et du comportement humain, qui propose que tous les évènements mentaux puissent être compris en tant qu’interactions entre la mémoire et l’environnement. La mémoire serait un système unitaire (sans distinction entre mémoire épisodique et sémantique) conservant uniquement des connaissances procédurales des expériences vécues (une expérience étant la rencontre de stimuli divers dans des contextes divers avec des objectifs divers). Dans cette perspective, la distinction principale au niveau comportemental concerne la performance réalisée et la subjectivité accompagnant cette performance. Selon ce modèle, les fonctions principales de la

mémoire sont de produire des informations sur un stimulus (la production) et d’évaluer cette production (l’évaluation). La production conditionne la performance sur un stimulus alors que l’évaluation conditionne la subjectivité associée à cette performance. Ces deux fonctions ne serviraient pas uniquement à régir des comportements considérés comme mnésiques mais également l’ensemble des comportements (action, perception, activité mentale, etc.) (cf. Figure 8).

Figure  8  :  extrait  de  Whittlesea  &  Leboe  (2000),  fig.  1,  p.  102.  Hypothèses  du  modèle  SCAPE.  

La fonction de production consiste à construire des propriétés associées au stimulus, propriétés non présentes physiquement. Il peut s’agir d’une réponse mentale ou motrice face à un stimulus, permettant par exemple d’agir ou de générer des informations supplémentaires sur celui-ci. Cette production dépend des expériences antérieures pouvant être reliées à l’expérience présente. Il est important de préciser qu’une expérience n’est jamais caractérisée par le stimulus seul mais également par son contexte d’apparition (dont la tâche, l’objectif), ce qui sera appelé le complexe du stimulus. Ce complexe interagit avec les expériences

précédentes mémorisées (i.e., les traces), modulant ainsi la performance produite sur celui-ci. L’intervention possible de diverses traces mnésiques contraint la production, pouvant générer par exemple la dichotomie sémantique/épisodique dans le cadre de tâches de mémoire. L’accès à une production dite sémantique dépendrait de l’intervention de plusieurs traces relatives à des évènements différents alors que l’accès à une production dite épisodique serait issu de l’intervention de la trace d’un seul évènement spécifique. Bien que la fonction de production soit responsable de différences en termes de performances sur les stimuli et explique ainsi la différence la sémantique et l‘épisodique, la subjectivité associée à une performance mnésique ne dépend pas de cette fonction mais de celle d’évaluation. Par conséquent, la simple activité de production ne permet pas de distinguer les activités mentales de reviviscence et d’imagination. En effet, si la fonction de production permet de générer une expérience mentale particulière avec des caractéristiques particulières, l’attribution de cette expérience mentale à une source au passé dépend de l’évaluation faite sur cette production.

La fonction d’évaluation est un processus inférentiel qui consiste à attribuer une attitude sur le stimulus et sur la performance présente. Ces attitudes concernent le stimulus mais également les états mentaux associés émergeant de l’activité de production. L’évaluation donne donc lieu à des sentiments associés à la production mentale et au stimulus. Il peut s’agir, par exemple, d’un sentiment de mémoire ou de nouveauté mais également de sentiments non-mnésiques de type agréabilité/désagréabilité, véracité/fausseté, etc., entraînant ainsi des états mentaux subjectifs différents. Ces inférences consistent à attribuer des qualités mais aussi une source au stimulus présent ou à l’évènement mental produit. Il peut s’agir par exemple, dans le cadre d’une tâche de classification, d’attribuer la catégorie venant à l’esprit comme étant due à une connaissance générale. Dans le cadre d’une tâche de mémoire épisodique, il peut s’agir d’attribuer l’événement mental issu de la perception d’un stimulus comme étant dû à un évènement passé spécifique. Dans les tests classiques de mémoire de type rappel, la génération de la réponse dépend ainsi de la fonction de production mais le fait de savoir que cette réponse vient bien de l’apprentissage antérieur du stimulus est dû à une évaluation de celle-ci et à une attribution à une expérience passée.

En termes de mécanismes, cette évaluation porte toujours, non sur le stimulus en lui-même, mais sur la qualité et la source de l’évènement mental produit lors de la rencontre avec ce stimulus. Ce processus d’évaluation s’apparente donc à un processus de prise de décision sur l’évènement mental présent. Ce processus de décision est nécessairement inférentiel et sujet à des erreurs. En effet, selon le modèle SCAPE, aucun critère dans ce qui est produit ne peut être considéré comme fournissant une preuve suffisante pour effectuer un jugement objectif et

absolu. Dans le cadre d’une tâche de mémoire et d’une attribution au passé, la distinction entre remémoration et imagination est un bon exemple car ce qui est produit dans ces deux états mentaux peut être équivalent ; par conséquent, l’attribution de cette production au passé dépend de critères inférés sur la base d’heuristiques.

Le modèle SCAPE distingue trois heuristiques majeures permettant de prendre ces décisions, qui sont utilisées de manière indifférenciée (Whittlesea & LeBoe, 2000), aussi bien pour poser des diagnostics d’expériences passées que dans le cadre de tâches de classification. Ces trois heuristiques sont la fluence, la génération et la ressemblance.

L’heuristique de fluence est similaire à celle présentée ci-dessus dans le modèle de Jacoby

et collaborateurs (Jacoby, Kelley, & Dywan, 1989). Elle se base sur le principe selon lequel la rencontre préalable d’un stimulus facilite son traitement lors d’une rencontre ultérieure. La perception d’une fluence dans l’acte de production (i.e., un acte de production facilité/accéléré/rendu plus aisé) est donc considérée comme un argument en faveur d’une attribution au passé, donnant lieu à l’émergence d’un sentiment de mémoire. Lorsque la fluence porte sur les caractéristiques du traitement du stimulus lui-même, elle donne lieu à un sentiment de familiarité indifférencié envers ce stimulus, comme elle ne fournit pas d’informations sur la nature de l’expérience passée en lien avec celui-ci.

L’heuristique de génération, est basée sur la production d’informations non présentes

physiquement, informations issues d’une expérience préalable spécifique lors de laquelle le stimulus présent avait été rencontré. Si les informations générées sont cohérentes et suffisamment vivaces et riches perceptivement, celles-ci peuvent constituer un argument en faveur d’une rencontre passée avec le stimulus. Cependant, la génération d’informations n’est pas une condition nécessairement fiable puisque rien ne permet de dissocier le fait que ces informations sont inventées ou réellement issues d’une expérience passée.

La troisième heuristique est celle de ressemblance. Elle postule que le sentiment de

mémoire peut être influencé par le niveau de ressemblance entre un stimulus particulier et les propriétés de ce stimulus telles qu’elles sont trouvées en général dans des situations diverses. Par exemple, un participant peut avoir le souvenir d’avoir appris le mot TABLE en phase d’encodage car il sait que l’on trouve généralement ce mot lors d’expériences de mémoire. Autrement dit, il s’agit de voir si les propriétés du stimulus et ce qui vient à l’esprit correspondent à ce que l’on attend en général dans une situation de ce type.

Ces trois heuristiques peuvent être classées en deux types seulement : une heuristique basée sur le contenu de l’information produite (le « quoi ») qui regroupe l’heuristique de

génération et celle de ressemblance et une heuristique basée sur la qualité de la production de l’information, comment celle-ci est produite (le « comment »), qui concerne la fluence. Fondamentalement, ces deux catégories recouvrent différents aspects d’une même expérience, les différentes heuristiques pouvant donc être utilisées simultanément pour effectuer un même jugement. Cependant, selon le contexte, l’utilisation d’une heuristique particulière peut être privilégiée.

Le processus d’évaluation découle en une perception primitive qui est interprétée et

attribuée à une source particulière. Le modèle SCAPE distingue trois types de perceptions primitives : la cohérence, l’incongruité et la surprise (« discrepancy ») (Leboe-McGowan &

Whittlesea, 2013; Whittlesea, 2002). La perception de cohérence désigne le cas où tous les

aspects présents semblent aller ensemble. La perception d’incongruité désigne le cas où l’un

des éléments ne semble pas aller avec les autres de façon identifiable et attendue. La

perception de surprise désigne un sentiment d’étrangeté qui apparait dans le cas où un aspect

ne semble pas aller avec les autres, mais d’une façon indéfinie. Ces trois perceptions primitives ne sont jamais expérimentées en tant que telles. Elles sont interprétées et attribuées à une source pouvant se trouver dans le passé (ce qui génère un sentiment de mémoire), dans la situation présente (pouvant ainsi générer à l’égard du stimulus un sentiment d’agréabilité, de véracité, etc.) ou dans les dispositions actuelles de la personne, comme son humeur ou ses buts (e.g., pouvant générer une sensation de plaisir envers le stimulus). Ce processus d’attribution dépend donc de l’interaction entre les attentes de la personne sur ce que devraient être ses performances (étant donné la situation actuelle), les aspects saillants des traitements en cours et les théories intuitives sur les causes possibles de la situation actuelle.

Dans le cadre d’un sentiment de mémoire, celui-ci résulte toujours de l’attribution de la cause d’une perception primitive au passé. Or seules la cohérence et la surprise, parmi les trois perceptions primitives, peuvent entraîner une attribution au passé et engendrer des sentiments de mémoire mais cela s’effectue d’une façon qualitativement différente selon le type de perception primitive perçu. L’attribution d’une sensation mnésique due à la perception d’une cohérence permet de lier un stimulus aux informations générées (informations pouvant être contextuelles) car les divers éléments forment un tout cohérent, ce qui valide des attentes définies (spécifiques et/ou générales). L’attribution d’une sensation de mémoire basée sur la surprise consiste à avoir des attentes indéfinies qui sont violées d’une manière inattendue. Cela génère un sentiment de différence sur un stimulus par rapport aux autres, ce qui est interprété comme étant dû à une expérience passée. La perception d’une incongruité, en

revanche, ne génère jamais de sentiment de mémoire mais elle peut être impliquée dans des tâches de mémoire en étant responsable du rejet d’un item (Whittlesea, 2002). En effet, l’incongruité consiste en la violation d’attentes définies à propos de ce dont on doit se souvenir, entraînant par conséquent un rejet de la réponse.

Pour résumer, le modèle SCAPE est un modèle général expliquant l’ensemble des performances et des sensations subjectives comme étant liées à la réalisation de deux processus, la production et l’évaluation. Dans le cadre du sentiment de mémoire (sentiment qui nous intéresse pour permettre la distinction entre reviviscence et imagination), le modèle SCAPE propose que celui-ci soit issu de la fonction d’évaluation. Ce sentiment de mémoire résulte de l’utilisation d’heuristiques (fluence, génération, ressemblance) permettant l’émergence de perceptions primitives (cohérence, incongruité, surprise). Ces perceptions sont alors interprétées via des inférences, afin de leurs attribuer ou non une origine dans le passé. Par conséquent, le sentiment de mémoire est nécessairement issu d’une inférence émise sur une situation présente particulière. La nature de cette sensation mnésique peut varier en fonction des heuristiques utilisées et de la perception primitive interprétée mais le mécanisme inférentiel et attributif sous-jacent est similaire. Le modèle SCAPE ne propose donc pas de fonctionnement, ni de règle absolue, permettant de prédire l’émergence d’une sensation de mémoire mais propose à l’inverse un système dynamique basé sur l’interaction entre la rencontre d’un stimulus, le contexte de rencontre, l’état actuelle de la personne et ses expériences antérieures. La sensation mnésique émerge ainsi d’un processus dynamique dépendant toujours d’un contexte spécifique.

Dans le champ des modèles attributifs, le modèle SCAPE est le modèle le plus complet et le plus approfondi puisqu’il propose une modélisation de la cognition dans son ensemble et envisage des voies diverses permettant l’émergence d’états mentaux différents. De plus, les processus primordiaux sous-jacents (i.e., l’évaluation et la production) sont similaires quels que soient les états mentaux et performances concernés, ce qui permet de faire des prédictions testables empiriquement sur un grand nombre de phénomènes cognitifs. Le modèle SCAPE a d’ailleurs permis d’établir un corpus expérimental conséquent évaluant ces différentes facettes (e.g., (Leboe-McGowan & Whittlesea, 2013; Leboe & Whittlesea, 2002; Whittlesea, 1993, 1997, 2002; Whittlesea, Jacoby, & Girard, 1990; Whittlesea & LeBoe, 2000, 2003; Whittlesea & Williams, 2000, 2001a, 2001b).

Bien que le modèle SCAPE propose des voies différentes pour l’émergence de différents états mentaux, la phénoménologie de la sensation mnésique est toujours relativement

identique. En effet, le modèle SCAPE dissocie une expérience mnésique portant sur le stimulus lui-même et une sensation mnésique portant sur des informations rappelées non présentes physiquement dans la situation de récupération, mais le sentiment de mémoire se rattachant à ces deux types d’expériences est relativement similaire. Or, on distingue classiquement deux phénoménologies pouvant sous-tendre le sentiment de mémoire : la familiarité et la recollection (aussi appelée reviviscence). La modélisation de cette distinction

phénoménologique vient initialement de la conception multi-système de Tulving (1985)2.

Dans le cadre d’une vue attributionnelle de la mémoire épisodique, il s’avère donc nécessaire d’évaluer si ces deux états distincts peuvent être sous-tendus par des processus inférentiels ou si les modèles attributionnels ne théorisent finalement que l’un de ces deux états.

D. Différents types de sentiments mnésiques : la distinction

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