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DANS LA CO-ÉVOLUTION BIOSOCIALE

Dans le document traité de psychologie de la mo tiv a tion (Page 48-56)

Il existe un malaise grandissant face au détournement progressif de différents aspects de la psychologie vers la biologie. On proclame partout l’existence de déterminants biologiques du comportement humain, tandis que les dyna-miques psychosociales sont déclassées en faveur des neurodynadyna-miques. Il est à craindre qu’à mesure que nous confions des parts toujours plus importantes de la psychologie aux disciplines placées plus bas dans la chaîne alimentaire, il ne reste plus de cœur constitutif à la discipline psychologique. La fragmen-tation disciplinaire, la dispersion et l’assimilation aux neurosciences seraient le destin de notre discipline. Contrairement aux proclamations des oracles de dépossession, la psychologie est l’unique discipline qui englobe de façon privilégiée l’interaction complexe entre les déterminants intrapersonnels, biologiques, interpersonnels et socio-structurels du fonctionnement humain.

La psychologie est donc la discipline la mieux armée pour faire avancer une compréhension de la nature biopsychosociale et intégrative des hommes et de la manière dont ils gèrent et façonnent le monde quotidien autour d’eux.

Il est ironique qu’une discipline fondamentale et intégratrice dont l’objet est toute la personne qui agit dans — et sur — le monde, envisage de se fractionner et de répartir des parties subpersonnelles à d’autres disciplines.

La science psychologique doit formuler et articuler une vision large de l’homme, non pas une vision réductrice et fragmentaire.

Le raisonnement sous-jacent à ces tendances est alimenté par le réduction-nisme conceptuel, par le dualisme analytique de l’inné et de l’acquis et par l’évolutionnisme unilatéral. Comme nous l’avons noté, les événements mentaux sont des activités cérébrales, mais cela n’implique pas la réduction de la psychologie à la biologie. Savoir comment fonctionnent les mécanismes biologiques renseigne peu sur la manière dont s’orchestrent ces mécanismes à des fins variées. Par analogie, le « software psychosocial » n’est pas réductible au « hardware biologique ». Chacun est gouverné par ses propres principes qui se doivent d’être étudiés indépendamment.

Une préoccupation majeure de la psychologie concerne la découverte de principes pour la structuration d’environnements visant des changements psychosociaux et des niveaux de fonctionnement donnés. Ce thème exogène n’a pas d’équivalent dans la théorie neurobiologique et l’on ne peut donc

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tirer de celle-ci des lois psychologiques. Par exemple, la connaissance des circuits cérébraux impliqués dans l’apprentissage ne nous dit pas grand-chose sur la manière d’imaginer les meilleures conditions d’apprentissage en termes de niveau d’abstraction, de nouveauté et de défi ; ni sur la façon d’inciter les gens à prêter attention aux informations pertinentes, à les traiter et à les orga-niser ; ni encore sur la manière de présenter l’information ; et pas plus sur le fait de savoir si l’individu apprend mieux en situation solitaire, coopérative ou compétitive. Ce sont les principes psychologiques qui permettent de préciser les conditions optimales.

Étudier l’activation du circuit neuronal sous-jacente au discours « I Have a Dream » de Martin Luther King ne nous livrerait que d’infimes renseigne-ments sur la nature puissante et socialement édifiante du discours, sur l’effort agentique et délibéré qui a permis sa conception, ou encore sur la passion civique qui a impulsé sa création et sa présentation publique. Les analyses moléculaire, cellulaire et biochimique ne sauraient pas plus expliquer ces activités agentiques. Il y a peu au niveau neuronal qui puisse nous éclairer sur la manière dont nous pouvons former des parents, des enseignants, des dirigeants ou des réformateurs sociaux efficaces.

Les principes psychologiques ne peuvent pas transgresser les capacités neurophysiologiques des systèmes qui les sous-tendent. Cependant, les principes psychologiques doivent être étudiés indépendamment. Si l’on empruntait la piste glissante du réductionnisme, le voyage traverserait la biologie et la chimie pour se terminer dans le domaine des particules sub-atomiques. Puisque certaines propriétés émergent à travers différents niveaux de complexité, ni les lieux intermédiaires ni la destination finale en termes de particules subatomiques ne sont en mesure de découvrir les lois psychologiques du comportement humain.

La biologisation de la psychologie, qui est depuis peu devenue à la mode, bénéficie aussi de la promotion sans critique de l’évolutionnisme unilatéral.

Refusant de s’avouer vaincue, la généticisation du comportement humain est promue plus ardemment par les évolutionnistes psychologues que biologistes (Buss et Schmitt, 1993 ; Bussey et Bandura, 1999). Dans leurs analyses, le comportement humain est facilement attribué à une programmation ancestrale déterministe et à des traits universels. Les biologistes évolutionnistes soulignent la diversification des pressions de sélection pour l’adaptabilité aux différents types de milieux écologiques (Dobzhansky, 1972 ; Fausto-Sterling, 1992 ; Gould, 1987). Des milieux socialement construits se différencient nettement de telle sorte qu’aucun mode d’adaptation sociale unique convienne à toutes les situations.

L’origine ancestrale des structures corporelles et des potentialités biologiques d’une part, et les déterminants régissant les comportements d’aujourd’hui et les pratiques sociales d’autre part, sont deux choses tout à fait différentes.

Puisque des potentialités évoluées peuvent favoriser diverses fins, l’origine

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

ancestrale ne dicte ni le fonctionnement social actuel ni un dispositif socio-structurel unique. Trop souvent, la multicausalité du comportement humain est expliquée de façon trompeuse en termes d’une ventilation aléatoire en pourcentages d’« inné » et d’« acquis ». Ce dualisme analytique est erroné pour plusieurs raisons : il ignore l’intrication interdépendante de l’inné et de l’acquis. De plus, l’acquis socialement construit joue un rôle dans le façonnage de la nature humaine.

Si la théorie sociale cognitive reconnaît le rôle influent de facteurs d’évolution dans l’adaptation et le changement humains, elle rejette l’évolu-tionnisme unilatéral d’après lequel la biologie évoluée façonne le compor-tement, mais où sont négligées les pressions de sélection inhérentes aux innovations sociales et technologiques qui agissent sur l’évolution biologique.

Dans la vision bidirectionnelle des processus d’évolution, les pressions environ-nementales ont favorisé non seulement des changements dans les structures biologiques, mais aussi, par exemple, la locomotion debout qui a contribué au développement des outils et leur utilisation. Ces capacités ont permis à un organisme de manipuler, d’altérer et de construire de nouvelles conditions environnementales. Les innovations environnementales de plus en plus complexes ont créé, à leur tour, de nouvelles pressions de sélection qui ont joué un rôle dans l’évolution de capacités cognitives et de systèmes biolo-giques spécialisés dans la conscience fonctionnelle, la pensée, le langage et la communication symbolique.

L’évolution humaine fournit les structures corporelles et les potentialités biologiques, non pas des préceptes comportementaux. Les influences psycho-sociales agissent au travers de ces ressources biologiques afin de façonner des formes de comportement adaptatives. Fortes de leur évolution, les capacités biologiques avancées peuvent être utilisées pour créer des cultures diverses, à caractère agressif, pacifiste, égalitaire ou autocratique. Gould (1987) explique bien que la biologie fixe des contraintes qui varient en nature, degré et force dans divers domaines d’activité, mais que dans la plupart des sphères du fonctionnement humain, la biologie autorise une large gamme de possibilités culturelles. Il soutient de façon convaincante que les preuves encouragent une vision potentialiste plutôt que déterministe. Dans cette analyse pénétrante, il s’avère que la bataille explicative majeure n’est pas entre l’inné et l’acquis comme on le maintient souvent, mais celle de savoir si l’inné opère de façon déterministe ou potentialiste. Par exemple, les individus de grande taille ont le potentiel pour devenir de bons joueurs de basket-ball, mais la taille ne décrète pas la réussite en basket. Je doute que la constitution génétique des Allemands nazis qui ont commis des actes de barbarie sans précédent soit réellement différente de la celle des Suisses paisibles des cantons germano-phones de ce pays. Les gens ont un potentiel biologique d’agression, mais la réponse à la variation culturelle des comportements agressifs réside davantage dans l’idéologie que dans la biologie.

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Gould poursuit en faisant remarquer que le déterminisme biologique est souvent enveloppé d’un langage interactionniste afin de le rendre plus accep-table. La co-évolution bidirectionnelle biologie-culture est alors reconnue, mais c’est la biologie évoluée qui est présentée comme la force dominante.

Le côté culturel de cette causalité bidirectionnelle passe relativement inaperçu, lorsque la constitution génétique est façonnée par les pressions adaptatives d’environnements socialement construits. Le déterminisme biologique est aussi souvent habillé d’un langage qui souligne la modifiabilité : on reconnaît alors la malléabilité des dispositions évoluées, mais un pouvoir déterminant leur est attribué en même temps qu’on énonce des réserves face aux efforts visant à changer des pratiques et des dispositifs socio-structurels existants, prétendument régis par les dispositions évoluées. De tels efforts sont consi-dérés non seulement comme voués à l’échec, mais socialement nuisibles parce qu’ils vont à l’encontre des lois de la nature (Wilson, 1998).

Selon la vision de Gould (1987), la biologie laisse à la culture la bride sur le cou, tandis que Wilson maintient que la biologie tient la culture en laisse.

Notre façon de conceptualiser la nature humaine détermine dans quelle mesure les obstacles aux changements sociaux sont recherchés dans la disparité génétique ou bien dans la mêlée qui oppose divers intérêts inflexibles. Le déterminisme biologique plaide pour la loi de la nature, alors que le poten-tialisme biologique, qui considère que la nature humaine permet une gamme de possibilités, donne plus de poids à la loi des opportunités, des privilèges et du pouvoir. Ainsi, la vision du déterminisme biologique souligne les contraintes et les limites inhérentes à notre nature ; celle du potentialisme biologique met l’accent sur les possibilités humaines.

S’il y a beaucoup d’homogénéité génétique à travers les cultures, il existe une diversité énorme dans les systèmes de croyances et les conduites. Étant donné cette variabilité, le codage génétique qui caractérise l’homme met en évidence le pouvoir de l’environnement orchestré par l’action agentique.

L’agression, supposée génétiquement programmée comme un universel biolo-gique, est un bon exemple. La grande diversité interculturelle contredit la vision selon laquelle les gens sont intrinsèquement agressifs. Il existe des cultures belliqueuses qui engendrent l’agression en la modelant de toutes parts, en y attachant prestige et valeur fonctionnelle pour en tirer statut social, avantages matériels et de contrôle social. Il existe également des cultures pacifiques où l’agression interpersonnelle est rare parce qu’elle est dévalorisée, rarement modelée et n’a pas de valeur fonctionnelle (Alland, 1972 ; Bandura, 1973 ; Sanday, 1981).

La diversité intraculturelle remet aussi en question l’idée que l’agression serait une caractéristique innée de la nature humaine. Les États-Unis sont une société relativement violente, mais les Quakers américains, qui sont entièrement immergés dans cette culture, adoptent le pacifisme comme mode de vie. La troisième forme de variabilité concerne la transformation rapide de sociétés guerrières en sociétés paisibles. Les Suisses ont été les principaux

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fournisseurs de soldats mercenaires en Europe, mais au fur et à mesure qu’ils se transformaient en peuple pacifique, la seule trace de leur passé militariste est le plumage des gardes du Vatican. Pendant des siècles, les Vikings ont pillé d’autres nations. Après une guerre prolongée avec la Russie qui a épuisé les ressources de la Suède, le peuple s’est soulevé et a imposé un changement constitutionnel qui interdit aux rois de déclarer la guerre (Moerk, 1995). Cet acte politique a rapidement transformé une société belliqueuse en une société paisible qui a servi de médiateur de la paix entre des nations en guerre. Cette métamorphose culturelle rapide souligne le pouvoir de l’acquis. Dans les comparaisons transculturelles, la Suède compte parmi les pays les moins violents du monde.

Une vision biologiquement déterministe rencontre des problèmes encore plus épineux face au rythme auquel s’effectuent des changements sociaux.

Les individus ont peu évolué génétiquement au cours des dernières décennies, mais ils ont changé considérablement à travers les transformations rapides tant culturelles que technologiques qui ont marqué leurs croyances, leurs mœurs, les rôles sociaux qu’ils occupent et leurs styles de comportement.

Les systèmes sociaux et les styles de vie sont modifiés par les moyens sociaux plutôt que par une dépendance sur le processus à la fois lent et très long de sélection biologique. Comme le dit avec concision Dobzhansky (1972), l’espèce humaine a été sélectionnée non grâce à sa rigidité comportementale, mais grâce à sa capacité d’apprendre et de modifier son comportement afin de s’adapter à des milieux remarquablement variés. La rapidité des change-ments sociaux témoigne du fait qu’effectivement, la biologie permet une gamme de possibilités.

Affirmer qu’un trait distinctif des hommes est leur modifiabilité ne revient pas à dire qu’ils n’ont pas de nature (Midgley, 1978), ou qu’ils viennent au monde sans structure et limites biologiques. La plasticité, intrinsèque à la nature humaine, dépend des structures et des mécanismes neurophysiologiques spécialisés qui ont évolué au cours du temps. Ces systèmes neuraux avancés sont spécialisés pour canaliser l’attention, détecter la structure causale du monde extérieur, transformer ces informations en représentations abstraites, intégrer et exploiter celles-ci à des fins adaptatives. Ces systèmes de traitement de l’information évolués autorisent précisément les caractéristiques agentiques spécifiquement humaines : symbolisation générative, pensée anticipatrice, autorégulation évaluative, autoréflexion et communication symbolique.

Les systèmes neurophysiologiques ont été façonnés par les pressions de l’évolution, mais les gens ne sont pas simplement des produits réactifs de ces pressions de sélection. D’autres espèces sont fortement programmées dès la naissance pour la survie stéréotypique dans un habitat particulier. En revanche, au lieu d’être « prêts à l’usage », les styles de vie humains sont largement façonnés dans et par l’expérience, à l’intérieur de limites biologiques. L’exer-cice de capacités agentiques joue un rôle primordial dans les processus de

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co-évolution humains. Les hommes ne font pas que réagir aux pressions de sélection : ce sont les agents qui produisent de nouvelles pressions à une allure de plus en plus vertigineuse.

À travers l’action agentique, les gens imaginent des façons de s’adapter de façon flexible à des environnements géographiques, climatiques et sociaux remarquablement divers. Ils découvrent des manières de contourner les contraintes physiques et environnementales, de concevoir et reconstruire des environnements à leur goût, d’inventer des styles comportementaux qui les mènent aux résultats qu’ils souhaitent et de transmettre ces styles à autrui par le biais du modelage social et d’autres modes d’influence expérientiels. Par ces moyens astucieux, les personnes améliorent leurs chances de réussir dans la lutte pour la vie. Le développement des connaissances ne cesse d’améliorer le pouvoir humain pour contrôler, transformer et créer des environnements d’une complexité et d’une portée croissantes. Nous construisons des techno-logies physiques qui modifient radicalement la manière dont nous vivons notre vie quotidienne. Nous créons des appareils et des engins qui compensent extraordinairement nos limites sensorielles et physiques. Nous développons des méthodes médicales et psychologiques qui nous permettent d’exercer une part de pouvoir sur notre vie physique et psychosociale. À travers l’ingé-niosité de nos méthodes contraceptives qui ont découplé les pratiques sexuelles de la procréation, les humains ont déjoué et contrôlé leur système de repro-duction évolué. Carl Djerassi, inventeur de la pilule contraceptive, prédit que de futurs développements dans le domaine des technologies de reproduction vont permettre de séparer le sexe de la fécondation en entreposant des ovules et en injectant du sperme in vitro avant la réinsertion dans l’utérus et la mise au monde de l’enfant à un moment choisi (Levy, 2000).

Les hommes ont créé des biotechnologies leur permettant de remplacer des gènes défectueux par des gènes modifiés et de changer la constitution génétique de certaines plantes et de certains animaux en y implantant des gènes de provenances diverses. Dans le cadre d’une biotechnologie florissante qui prend de vitesse les processus génétiques de l’évolution, nous sommes aujourd’hui en mesure de cloner des clones et d’explorer des méthodes susceptibles d’altérer les codes génétiques de notre espèce. À mesure que les scientifiques élaborent des technologies toujours plus performantes leur permettant de reconfigurer certains aspects de la nature humaine, le côté psychosocial de la co-évolution gagne du terrain. Ainsi, du fait de l’agentivité de l’ingénierie génétique, les êtres humains sont en passe de devenir des agents majeurs de leur propre évolution, pour le meilleur ou pour le pire.

Avec la poursuite des développements en biotechnologie, nous sommes confrontés à la perspective d’une construction sociale plus directe de la nature humaine, via le design génétique des êtres humains selon certains souhaits, ce qui mobilisera toujours davantage notre vigilance et notre enga-gement éthique.

Toute possibilité technologique trouve à terme son application pratique.

Comme nous l’avons noté plus haut, les facteurs génétiques ne sauraient fournir que des potentialités, et non des attributs psychosociaux définitifs.

Pourtant, il ne manque pas d’individus dotés de ressources et de croyances dans le déterminisme génétique pour mener des tentatives d’ingénierie géné-tique de la nature humaine. Les valeurs auxquelles nous adhérons et les systèmes sociaux que nous élaborons pour surveiller les usages de nos puis-santes technologies joueront un rôle essentiel dans ce que nous deviendrons et dans notre manière d’orienter notre destin.

Chapitre 3

LA THÉORIE DE

L’AUTODÉTERMINATION

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