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De la climatologie à l’écologie : comment est conceptualisé le réchauffement

Chapitre I : Introduction générale

3. De la climatologie à l’écologie : comment est conceptualisé le réchauffement

3.1. Les régimes constants pour caractériser les réponses thermiques de différents traits reliés à la performance individuelle

Bon nombre d’études s’intéressant aux effets de températures croissantes sur la performance individuelle se sont basées sur des designs expérimentaux faisant intervenir des régimes constants, c’est-à-dire dont la température est invariable dans le temps (pour des exemples récents, voir Fonseca et al., 2016; Laughton et al., 2017). Ce faisant, elles ont centralisé leur intérêt sur la réponse de la performance individuelle à une augmentation de température moyenne comme manifestation évidente des perturbations climatiques engendrées par le réchauffement. Cette méthode expérimentale d’imitation du réchauffement climatique permet, de manière simple et

intuitive, de caractériser la réponse thermique de différents traits d’histoire de vie de

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pouvant exister entre traits (Laughton et al., 2017; Seehausen et al., 2017b). Chez la

pyrale indienne des fruits secs par exemple (Plodia interpunctella), une hausse de

température moyenne de 20 à 30°C réduisait de moitié la durée du développement total (de l’œuf à l’adulte), mais s’accompagnait cependant d’effets négatifs sur la longévité de l’adulte après accouplement (-32%) et sur l’immunité des larves (charge hémocytaire de l’hémolymphe réduite de plus de 50%) (Laughton et al., 2017). Ces

résultats attestent de différences de réponse à la température (et d’optimum

thermique) entre traits d’histoire de vie. Ainsi, les conclusions quant à la manière dont l’augmentation de température moyenne peut affecter la performance individuelle vont dépendre du gradient de températures moyennes comparées et de sa position par rapport à l’optimum thermique du trait considéré. Dans un design expérimental faisant intervenir une comparaison de régimes constants, l’élévation de température moyenne

peut avoir des effets bénéfiques sur l’expression d’un trait et la performance de

l’organisme si elle rapproche les conditions thermiques de l’optimum pour ce trait, ou néfastes si elle amène ces conditions à le dépasser. La vulnérabilité d’une espèce au réchauffement dépend donc tout autant de ses caractéristiques en termes de

sensibilité thermique (valeur d’optimum thermique du trait considéré) et de la

magnitude d’augmentation de température moyenne à laquelle elle est exposée.

3.2. But means are the abstractions, variation is the hard reality : l’intégration

des fluctuations thermiques et leur altération dans les études d’impact du

réchauffement

Les comparaisons de régimes constants présentent une valeur heuristique certaine, car elles se présentent comme des méthodes conceptuellement intuitives et

techniquement simples à mettre en œuvre pour déterminer les effets d’une

augmentation de température moyenne sur différents traits prédictifs de la performance individuelle par le prisme des courbes de performance thermique.

Toutefois, ce genre de design souffre inéluctablement d’un manque de réalisme

écologique, car les environnements thermiques naturels sont plus dynamiques et complexes que des régimes constants auxquels ils sont ainsi assimilés. En effet, les

organismes vivants sont en permanence exposés à une variation des températures in

natura (pour une revue récente, voir Colinet et al., 2015) (Fig.5). Cette variabilité thermique est perceptible dans le temps, comme peuvent l’illustrer les fluctuations

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quotidiennes des températures, dont l’amplitude varie selon les saisons et les habitats pour dépasser 30°C dans les cas les plus extrêmes comme les environnements polaires (Sinclair et al., 2006). Elle se matérialise aussi dans l’espace, en particulier pour des organismes de faible taille corporelle comme les insectes, capables de percevoir et d’exploiter une importante hétérogénéité de conditions microclimatiques (Pincebourde and Woods, 2012; Potter et al., 2013; Terblanche et al., 2015). Par

exemple, les températures peuvent varier de parfois plus de 15°C à l’échelle d’une

parcelle de 100 cm² d’herbacées rases (Potter et al., 2013), tandis qu’une différence parfois supérieure à 10°C peut être observée entre baies au sein d’une même grappe de raisin (Moffat, 2013). Pour ces raisons, il est très réducteur de considérer que le budget d’énergie thermique reçue par un organisme soit constant dans le temps et l’espace. L’intégration des fluctuations thermiques s’est ainsi révélée indispensable dans le but d’approfondir la compréhension des impacts du réchauffement sur les organismes et les niveaux d’organisation supérieurs (Colinet et al., 2015; Estay et al., 2014; Folguera et al., 2011; Vázquez et al., 2017).

Figure 5 : Deux exemples illustratifs de la variabilité naturelle de températures que peuvent rencontrer

les organismes dans leur environnement. Cette variabilité existe dans le temps (A), ici des variations de température prises à intervalle de 10 minutes sur une période de deux mois, pour trois espèces polaires de collemboles. Les températures fluctuent aussi dans l’espace (B), comme ici à l’échelle d’une grappe de baies de raisin. Repris d’après Sinclair et al. (2006) et Moffat (2013).

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Les variations de température au cours de la journée sont probablement les plus étudiées en écologie, et leur exemple est particulièrement révélateur de l’importance que peut prendre la manière choisie pour simuler le réchauffement climatique dans les études expérimentales de laboratoire (Bozinovic et al., 2016; Folguera et al., 2011; Paaijmans et al., 2013). De nombreuses études ont mis en évidence les effets de ces fluctuations thermiques sur un grand nombre de traits d’histoire de vie chez les insectes, reliés aussi bien à la dynamique de la population (développement, croissance, longévité, reproduction, budgets énergétiques, tolérance aux températures extrêmes) et aux relations hôte-parasitoïde (immunité) (Colinet et al., 2015; Fischer et al., 2011). Au niveau individuel, les impacts de cette variabilité thermique s’expliquent via l’examen des courbes de performance thermique. Effectivement, la nature non linéaire de la relation qui unit les processus biochimiques et physiologiques des ectothermes à la température implique qu’une déviation, même de faible amplitude, par rapport à une valeur de température moyenne peut avoir des conséquences non négligeables en termes de performance individuelle. Par ailleurs, du fait de l’asymétrie des courbes de performance thermique de part et d’autre de l’optimum thermique, la nature des effets causés par la variabilité thermique sur la performance va dépendre de la température moyenne autour de laquelle les fluctuations s’opèrent, comme l’explique l’inégalité de Jensen (Denny, 2017; Martin and Huey, 2008; Ruel and Ayres, 1999). D’après cette propriété mathématique applicable aux fonctions non linéaires comme celle inhérente aux courbes de performance thermique, les fluctuations ont un effet bénéfique sur la performance si elles s’exercent autour d’une température moyenne inférieure à l’optimum thermique pour le trait considéré (dans la partie convexe de la courbe de performance thermique). Au contraire, un déclin de performance est attendu si les fluctuations sont associées avec une température moyenne égale ou supérieure à cet optimum thermique, dans la partie concave de la courbe de performance thermique (pour des preuves expérimentales de l’inégalité de Jensen, voir Bozinovic et al., 2011; Foray et al., 2014; Kingsolver et al., 2015) (Fig.6).

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Dans un contexte de réchauffement climatique et d’augmentation de température moyenne, il apparaît donc que la variabilité thermique naturelle puisse exacerber les risques d’exposition des organismes, pendant des durées plus ou moins prolongées, à des températures supra-optimales associées avec l’effondrement de la performance, dans la partie concave de la courbe de performance thermique (Paaijmans et al., 2013; Stoks et al., 2017; Vasseur et al., 2014; Vázquez et al., 2017). Ce dépassement de l’optimum thermique durant les heures les plus chaudes du cycle

quotidien des températures est d’autant plus plausible que, parallèlement à

l’augmentation de température moyenne, il est aussi attendu un accroissement de l’amplitude thermique journalière dans de nombreuses localités (voir la section 1.2. du Chapitre I ci-dessus). Ainsi, les effets du réchauffement climatique sur les organismes sont mieux appréhendés en considérant simultanément les changements se produisant à la fois dans la température moyenne et la variabilité thermique, les seconds pouvant parfois avoir un impact aussi important, voire plus important, que les premiers en termes de performance individuelle et de dynamique des populations (Stoks et al., 2017; Vasseur et al., 2014; Vázquez et al., 2017) (Fig.6). Par exemple, Vasseur et al. (2014) ont démontré, au travers d’une étude conduite sur la réponse d’un ensemble de 38 taxons invertébrés au changement climatique, que la variation de performance était expliquée à 32% en considérant uniquement le changement de température moyenne, à 54% en ne conservant que le changement de variabilité thermique (amplitude thermique journalière), et à 93% en intégrant l’interaction entre ces deux facettes du réchauffement climatique. En outre, la direction de l’effet variait

elle aussi. Si l’augmentation de température moyenne projetée avait des effets

généralement positifs sur la performance des différents taxons en les rapprochant de leur optimum thermique, la considération en parallèle des changements de variabilité thermique générait des effets beaucoup plus variables (négatifs, nuls, ou positifs) et d’amplitude souvent plus importante, du fait de la non-linéarité de la relation entre

performance et température. Ces résultats démontrent aussi que l’interaction entre

changements de température moyenne et de variabilité thermique n’a pas des effets

trivialement négatifs sur les organismes. Les capacités des individus à répondre à ces modifications peuvent dépendre de leur tolérance thermique, définie par le degré d’incurvation de la courbe de performance thermique, de processus d’acclimatation et d’évolution susceptibles de modifier l’allure de ces courbes, ou encore de l’expression de comportements de thermorégulation permettant de dissocier, dans une certaine

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mesure, la température du corps de l’insecte de celle de son environnement (Huey et al., 2012; Sinclair et al., 2016; Verheyen and Stoks, 2019). Du fait de la nature interactive des effets liés aux changements de température moyenne et de variabilité thermique sur le vivant, incorporer des patterns d’altération des températures écologiquement et climatiquement réalistes est devenu aujourd’hui un enjeu majeur en écologie, dans le but de prédire avec précision la réponse des populations et des espèces au changement climatique (Helmuth et al., 2014; Sgrò et al., 2016; Thompson et al., 2013).

Figure 6 : Les effets des fluctuations thermiques sur la performance des ectothermes sont dépendants

tout autant de leur magnitude que de la température moyenne autour de laquelle cette variabilité thermique s’opère. Un certain nombre d’études en écologie ont choisi comme méthode d’imitation du réchauffement climatique le scénario 1 présenté ci-dessus : une augmentation de température moyenne sans altération de la variabilité thermique. Les conséquences des fluctuations en termes de performance sont alors prédites par l’inégalité de Jensen : les fluctuations ont un effet bénéfique sur l’organisme (zone verte) pour une température moyenne inférieure à l’optimum thermique, et négatif (zone rouge) pour une température moyenne au-delà de cet optimum. D’autres études ont adopté le scénario 2, incorporant une augmentation simultanée de température moyenne et d’amplitude des fluctuations. La prédiction des impacts de ces dernières sur l’organisme est alors plus complexe. Ils sont supposés positifs pour une température moyenne inférieure au point d’inflexion de la courbe, et négatifs pour une température moyenne supérieure à l’optimum thermique. Entre ces deux valeurs de température moyenne, les effets sont mixtes (zone bleue) : ils peuvent être positifs comme négatifs. La nature de ces effets va dépendre de multiples facteurs, comme les magnitudes relatives d’augmentation de la température moyenne et de la variabilité thermique, la sensibilité de l’organisme à cette variabilité (amplitude de tolérance thermique, marge thermique de sécurité), la capacité de l’organisme à éviter (comportements de thermorégulation) ou à tirer profit de brèves expositions à des températures élevées… Modifié d’après Estay et al. (2014).

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3.3. Un nouveau défi pour les prédictions en écologie dans le cadre du changement climatique : le cas particulier des vagues de chaleur

Au cours des dernières années, un nombre grandissant d’études en écologie s’est

tourné vers les impacts des vagues de chaleur sur les différents niveaux d’organisation du vivant (Jentsch et al., 2007; Smith, 2011; Stoks et al., 2017). Toutefois, dans une optique de retranscrire ces événements thermiques extrêmes au travers de traitements expérimentaux appliqués au laboratoire, ces études se sont heurtées à un obstacle majeur : l’absence de consensus sur la définition climatologique d’une vague de chaleur. En effet, bien que tous les climatologues se rejoignent sur la nature plus ou moins prolongée (de un à plusieurs jour(s)) de ces événements extrêmes et leurs impacts majeurs sur la santé humaine et les écosystèmes, des désaccords sémantiques subsistent quant au seuil absolu de température devant être dépassé, la métrique thermique à considérer (température moyenne, minimale ou maximale journalière), et la durée de l’événement requise pour caractériser sans équivoque une

vague de chaleur (Meehl and Tebaldi, 2004; Smith et al., 2013). À titre d’exemple,

Smith et al. (2013) ont répertorié 16 manières distinctes de définir une vague de chaleur en se basant sur la littérature disponible en climatologie. En écologie, deux designs expérimentaux sont employés pour simuler une vague de chaleur : une exposition unique et ponctuelle à des températures extrêmes, dans certains cas sublétales (en dehors de l’amplitude de tolérance thermique de l’espèce) ; ou une exposition chronique, avec une fréquence plus importante, à des températures modérément stressantes (supra-optimales mais comprises dans l’amplitude de tolérance thermique de l’espèce) (Zhang et al., 2015b). Ces deux méthodes conduisent sensiblement aux mêmes conclusions en termes d’impacts biologiques : l’exposition, même ponctuelle, à des températures excessivement élevées (au-delà de l’optimum thermique voire de la température critique maximale) engendre bien souvent un déclin généralisé de la performance et persistant à l’échelle de plusieurs stades de vie (Chiu et al., 2015; Fischer et al., 2014; Zhang et al., 2013; Zhang et al., 2015a). Ces impacts au niveau individuel se répercutent en cascade sur les niveaux d’organisation supérieurs, comme en témoignent les effets avérés des vagues de chaleur sur les populations (diminution des taux démographiques, modification de la constitution génétique des populations) et les communautés (changements dans la hiérarchie de dominance entre espèces en compétition, perturbation des relations

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interspécifiques comme les interactions hôte-parasitoïde) (Gillespie et al., 2012; Ma et al., 2015; Rodriguez-Trelles et al., 2013).

Les insectes sont toutefois loin d’être démunis face aux vagues de chaleur, puisqu’ils peuvent exprimer des mécanismes de réparation des dommages physiologiques subis lors de l’exposition à des hautes températures, et ainsi contrebalancer les conséquences négatives de ces épisodes caniculaires en termes de performance (Bowler and Kashmeery, 1979; Malmendal et al., 2006). Cette réponse vise à maintenir l’homéostasie physiologique et cellulaire, via une modification des concentrations cellulaires en différents métabolites ainsi que la synthèse de

protéines chaperonnes (« heat shock proteins »), dont la fonction est de protéger les

autres protéines cellulaires de la dénaturation induite par la chaleur (King and MacRae, 2015; Malmendal et al., 2006; Zhao and Jones, 2012). De tels mécanismes compensatoires semblent opérationnels lors du retour à des températures « normales », amenant certains auteurs à penser qu’ils doivent plus facilement se réaliser dans le cas d’une exposition ponctuelle et unique suivie d’un retour permanent à des conditions thermiques favorables pour l’espèce (Zhang et al., 2015b). La réalité semble plus complexe, puisque des travaux récents ont démontré que, même dans un cas d’exposition chronique (sur plusieurs jours) à la vague de chaleur, les impacts de celle-ci sur la performance individuelle et la dynamique populationnelle dépendaient

grandement de la distribution dans le temps et l’alternance des jours de vague de

chaleur et des jours « normaux » permettant l’expression de mécanismes de réparation (Ma et al., 2018a). Ces résultats suggèrent donc une compensation

possible même dans un cas d’exposition régulière à des températures élevées,

entrecoupée de périodes de récupération. Une telle compensation dépend vraisemblablement d’une balance subtile entre dégâts subis lors des journées de chaleur et mécanismes de régénération exprimés lors des journées aux températures plus propices à la survie de l’organisme (Ma et al., 2018a). Dans cette optique, identifier les mécanismes mis en jeu dans la réponse individuelle à la vague de chaleur et les conditions écologiques susceptibles de moduler leur efficacité est un pan de recherche potentiellement intéressant afin d’approfondir la compréhension des impacts des vagues de chaleur sur les différents niveaux d’organisation du vivant (Ma et al., 2018a; Zhu et al., 2019).

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4. PRÉSENTATION DE LA THÈSE : IMPACTS DU RÉCHAUFFEMENT