• Aucun résultat trouvé

Cinquième vie (des chiens de garde)

Dans le document Les sept vies de Gaspard Noël, Hervé THRO (Page 192-200)

- Gaspard Noël, acceptez-vous de prendre Eglantine Charmant pour épouse, de la chérir, de la protéger des idées fausses et des ombres de la nuit, de lui offrir chaque jour sa dose d’amour et d‘humour, de lutter contre le quotidien et la routine comme de terribles dragons, de ne jamais lui préférer d’autres plaisirs que ceux partagés, de la fleurir et l’honorer avec un réel souci d’inventivité et de ne la quitter que si vous êtes incapable de l’aimer correctement.

- Oui. Je le veux.

- Tu m‘étonnes… puis se tournant vers la jeune femme:

- Eglantine Charmant, acceptez-vous de recevoir Gaspard Noël pour mari, de le chérir, ne pas chercher à l’empoisonner par une cuisine trop audacieuse, de lui rester fidèle s’il le mérite et de ne jamais essayer de lui prouver que les Rolling Stones sont supérieurs aux Beatles.

- Oui. Je le veux.

- Dommage, j’aurais pensé que mon charme agirait. Gaspard lui répondit par une bourrade dans l’épaule. Nullement décontenancé, il reprit:

- Que vos larmes soient légères comme un rire et que vos rires soient profonds comme des pleurs. Que vos vies n’en fasse plus qu’une ou alors plein d’autres. Ainsi, par les pouvoirs intergalactiques qui me sont conférés, je vous déclare mari et femme.

Le petit comité applaudit à tout rompre. Certains tapaient sur des gamelles avec des couverts en acier trempé faisant un tintamarre de tous les diables. On siffla, on yodla, on fit s’envoler les hauts de forme de circonstance, on tapa du pied dans cette chapelle improvisée.

Tôt le matin, la procession s’était lancée dans l’ascension de cette éminence qui surplombe Annecy. Au sommet de la Tournette, on avait construit à la hâte un abri de fortune fait de branchages et recouvert de larges feuilles. Albert accomplissait avec son plus grand sérieux la fonction d’officiant. Eglantine

l’avait choisi pour sa prestance et sa propension à ne rien prendre au sérieux. Il était toujours partant pour ce qui sortait de l’ordinaire et avait en horreur les gens communs qui suivaient le mouvement comme un troupeau de moutons stupides. Ce qui revenait à dire qu’Albert était le plus grand misanthrope que Gaspard n’ai jamais rencontré. Il savait être ironique et acerbe, juste et vif dans ses jugements tout en en gardant une bonne louchée pour lui-même. Il maniait l’humour noir comme personne et regardait le monde avec un détachement d’ermite. Il était certainement difficile à vivre mais savait amuser son monde comme personne. Cependant il restait particulièrement discret sur sa vie privée. Eglantine, qui le connaissait depuis plus de dix ans ne l’avait jamais vu se confier. Il gardait son jardin secret loin des sarcasmes dont il était le plus éminent porteur. Pourtant il haïssait la méchanceté et l’arrogance. S’il se moquait de ses contemporains c’était avec tendresse. En revanche il avait pour les fortunes faciles un mépris insondable. Les ambitieux, les intrigants, les golden boy qui avaient envahi cette décennie qui, Dieu merci, s’achevait avec son cortège de coupes de cheveux impossibles, tous ces winners qui mordaient leur monde à pleines dents recevaient son dédain le plus profond. En conséquence, Eglantine ne comprit jamais pourquoi il avait accepté un tel travail. Fallait-il parler de travail d’ailleurs?

A l’image de tous ces rois de la finance qui sillonnaient le monde, Albert était toujours sur quatre chemins. Son quartier n’était rien moins que la planète toute entière. On le voyait s’envoler pour le bout du monde, un large sac de voyage comme seul bagage et une lourde sacoche pendant à son épaule. C’était là son outil de travail. Son atelier était les paysages les plus spectaculaires que la nature (ou l’homme) avait façonné. Son commanditaire l’homme qu’il aurait dû détester le plus au monde. Il le haïssait peut-être d’ailleurs, s’exposant à une schizophrénie très répandue. Nos actes sont parfois en contradiction totale avec nos idées.

Il avait été engagé on ne sait comment (cela faisait partie de son jardin secret, il ne révéla jamais comment s’était produite cette

invraisemblable rencontre) par un homme cloué dans un fauteuil roulant, terrassé par une terrible maladie qui lui donnait tout juste trois mois à vivre selon les médecins. Bien entendu cela durait depuis plus de quatre ans. Le corps humain a des ressources que le corps médical ne soupçonne même pas. Trop occupé à vouloir guérir l’organisme, ces professeurs en blouse blanche ne voient pas son incroyable capacité à surmonter les difficultés. Ils le redoutent même, sentant inconsciemment comme une forme de jalousie les prouesses physiologiques qu‘un esprit têtu permet. Un simple quidam avec la seule force de sa volonté, parfois même à son propre insu, serait capable de meilleurs résultats que toute une machinerie, toute une chimie et les doigts de fées des meilleurs chirurgiens. Impensable! Ils étaient envieux de pareils cas, tout comme le jardinier consciencieux jalouse la toute puissante nature en tentant avec plus ou moins de bonheur de cultiver son lopin de terre tandis que celle-ci se permet le luxe d’arriver à ses fins sans montrer le travail acharné que l’arboriculteur ou l’horticulteur s’évertue à produire.

Ainsi cet homme réduit à n’être plus qu’un corps flasque dans un fauteuil quand il ne passait pas les neuf dixième de son temps allongé sur un lit médicalisé, entouré des meilleures infirmières et d’un personnel compétent vingt quatre heures sur vingt quatre, cet être valétudinaire n’en était pas moins le représentant d’une des dix plus grosses fortunes mondiales. Il aimait à répéter qu’il s’était fait tout seul, perdurant ainsi le fameux rêve américain si cher à des millions d’âmes travaillant d’arrache pied pour atteindre ces mêmes sommets. Il passait bien entendu sous silence la fortune déjà correcte que son père lui avait transmis et l’énorme coup de chance qui n’arrive qu’ne fois dans une vie, quand elle arrive. Il avait eu la bonne idée au bon moment. Son plus grand mérite, son seul labeur, avait été de s’entourer d’un personnel compétent, dut-il se montrer dur dans son recrutement et impitoyable dans sa gestion. Il ne faut pas se leurrer. Tous ces grands hommes à la tête de fortunes infinies ne sont jamais des tendres même s’ils savent sourire de toutes leurs dents devant les caméras et poser admirablement sur les photos

qui emplissent les journaux people, bien que la plupart d’entre eux ont bien compris que pour vivre heureux il fallait vivre caché.

Cet homme en survivance qu’il est inutile de nommer ici, avait proposé à Albert un contrat bien particulier. Hormis des doses de plus en plus consistantes de morphine, sa drogue était le voyage. Cela tombait assez mal pour quelqu’un incapable de lever son bras par sa seule volonté, ni de bouger un seul orteil.

Albert devait parcourir les beautés du monde à sa place et lui rapporter films et clichés de la meilleure résolution. Il ne devait pas simplement lécher des paysages comme un vulgaire touriste. Il devait s’immiscer dans la population locale, s’immerger dans les tribus, s’enfoncer dans le grouillement du monde, mouiller la chemise. N’oublions pas que son cacochyme de commanditaire avait horreur du travail fait du bout des doigts. On devait s’escrimer à la tâche, étreindre à bras le corps la besogne la plus ardue, insister vaille que vaille sans compter ses heures. Bref, donner le meilleur de soi-même pour que lui, le grand patron, puisse récolter les profits et les bénéfices de ce travail de fourmi. Cette conception du monde était aux antipodes de celle d’Albert qui montrait plus d’indolence que d’obstination mais le partenariat fonctionnait à merveille. Albert n’aimait rien moins que ce qui était stipulé dans son contrat de travail qu’on aurait pu penser tenir sur quelques centaines de pages mais qui ne représentait que les trois quarts d’une simple feuille.

Plonger dans les méandres du monde réel était son dada. Il avait greloté sur la banquise avant de partager le quotidien des esquimaux, torse-nu dans l’igloo mangeant du phoque cru. Il avait bravé les tempêtes du bout du monde, c’est-à-dire au large du cap de Bonne Espérance ou du cap Horn. Il avait faillit être réduit en bouillie par un antique peuple pygmée dont la rumeur d’anthropophagie n’était pas vaine. Il avait partagé la misère des peuples les plus humbles de la terre et surement les plus fiers comme si la dignité se lavait au contact de la pauvreté. Il avait traversé des déserts, franchi des fleuves, s’était enfoncé dans les plus épaisses jungles, avait frôlé la mort sans même s’en apercevoir. Il avait vécu en quarante huit mois ce que peu

d’humains peuvent vivre en sept vies. Il s’était enrichi de toutes ces rencontres et, une fois son contrat rompu par la force des choses (le corps diminué du richissime allait finir par donner raison aux médecins bardés de diplômes, il y a une justice en ce monde tout de même!), il n’hésiterait pas à retourner rendre visite à toutes ces populations qui étaient devenues ses secondes familles. On aurait même pu dire sa seule famille car personne ne savait qu’Albert était de l’assistance et que son indépendance débonnaire n’était que la partie visible de l’iceberg qu’était sa vie.

Toute la bande était réunie au sommet de la Tournette. Eglantine et Gaspard avaient eu cette idée en commun. Hors de question de se marier « pour de vrai » avec tout le tralala administratif que cela implique. Leur amour n’avait besoin d’aucun contrat, aucun lien si ce n’est celui, naturel, qu’impose ce désir d’être bien ensemble.

Quelqu’un a dit qu’être en couple c’est faire face à deux à des problèmes qu’on n’aurait pas si on était seul. Ils ne le voyaient pas comme ça. Tout comme Gaspard, Eglantine voyait le monde et ce qui l’entourait d’un œil résolument neuf, s’efforçant de prendre du recul vis-à-vis des choses. Elle était, bien avant l’heure, une adepte de la simplicité volontaire. Ne pas consommer à outrance, éviter le gaspillage, renouer les liens plutôt qu’amasser les biens. Leurs idées s’accordaient mais n’étaient pas identiques. Elles divergeaient sur des points de détail, condition sine que non au développement d’une relation communicative. Car si une personne aux idées radicalement opposées aux vôtres ne vous écoutera pas, quelqu’un qui les épouse parfaitement ne pourra pas dialoguer. Etre constamment d’accord avec l’autre revient à se parler à soi-même.

Même bien des années plus tard, ils ne comprenaient jamais les réponses qu’on leur faisait à une sorte de petit test de leur part. De quel côté du lit dormez vous?

Les réponses s’équilibraient sur un échantillon important. Gauche ou droite, il n’y avait pas de différence entre les hommes et les femmes. Mais tous sans exception gardaient bien jalousement leur place. Aucun ne leur avait répondu « cela

dépend des jours, ou plutôt des nuits, une fois d’un côté, une fois de l’autre ».

Et pourtant, même après des décennies de vie ensemble, ils échangeaient sans cérémonie leur place dans le lit conjugal. Et cela resurgissait sur leur vie quotidienne. Ils n’avaient pas de tâches bien définies, ils échangeaient leur position sans arrêt. Les corvées de vaisselle ne les voyait jamais garder la posture de l’un qui lave et l’autre qui essuie. Chacun prenait le volant de la voiture commune selon l’humeur. Chacun allait faire les courses sans un plan bien établi. De surcroit, ces commutations n’étaient pas programmées selon un principe mathématique. Les jours pairs elle conduirait tandis que les jours impairs il laverait la vaisselle. Les jours de pluie il occuperait la place de droite du lit, les jours ensoleillés elle ferait les courses.

On aurait pu en déduire une nouvelle théorie. De notre comportement nocturne découle notre conduite pendant la journée.

Eglantine et Gaspard formaient un couple atypique dans le consensus admirable qui veut qu’une vie commune provoque une quantité de maniaqueries et d’habitudes dont on ne sait pas comment elles sont survenues et qui, peu à peu, grignotent le couple comme la rouille ronge le métal le plus dur.

Il semblait que les liens qui les unissait étaient fait d’un matériau souple et élastique. Ils étaient capables de se détendre au maximum puis de se resserrer tendrement. Il n’y avait pas de place pour la jalousie ni pour aucun des sentiments qui tapissent la bassesse de l’âme humaine.

Il ne faut pas croire qu’ils vivaient détachés et que leur vie sexuelle se permettait des incartades adultérines. On n’avait rarement observé couple aussi proche, aussi uni et fidèle que le leur. Ceux de leurs amis qui n’avaient pas cette chance dans leur propre vie privée se rassuraient en disant que cela ne durerait pas, que les premiers mois étaient magiques, qu’ils vivaient dans une bulle au-dessus du marasme mais que, bien vite, la routine les rattraperait. Puis, à peine désabusés, ils proclamèrent que seules les premières années étaient joyeuses et fraiches, que l’habitude du quotidien finirait par éroder leur tendre complicité,

leur fabuleux attachement. Au bout de quinze ans, plus personne ne faisait aucune remarque, reconnaissant leur erreur et leur impuissance devant la solidité de ce couple hors norme.

Pascal les avait traité de mutants des sentiments.

- Vous êtes le couple du troisième millénaire. Vous en êtes le prototype. Il faudra attendre quelques décennies pour que cela se généralise. Que le cerveau de l’homme se confonde avec son cœur et que ses yeux s’ouvrent sur la beauté et la fragilité du monde. Lorsque la majorité aura compris la qualité éphémère des choses, elle pourra accéder à des rapports plus simples et plus durables. Tant qu’on sera envieux aussi bien de la femme de son prochain que du lopin de terre de son voisin, il y aura des guerres et des infidélités.

Amen.

Cette cérémonie qui n’était à la fois qu’une parodie et qu’un prétexte réunissait une vingtaine de leurs amis proches au sommet de cette montagne facile qui domine le lac d’Annecy. On s’amusa beaucoup des facéties d’Albert. On bu pas mal. On dansa à s’étourdir. On célébra le bonheur d’un couple avant-gardiste l’avait précisé Pascal. On passa la nuit autour d’un bon feu qui lançait ses flammes dans le ciel pur de la Haute Savoie. Et l’on dormit à même le pâturage jusqu’à midi. On était alors Lundi et aucun promeneur ne vint les déranger dans leur sommeil où dominaient des rêves de monde meilleur, débarrassé de toute testostérone superflue, de l’argent roi, de la nouvelle condition d’esclaves modernes fabriquant jeans et t-shirt pour une aumône de misère là-bas au bout du monde, là où se lève le soleil. Un monde nouveau, symbolisé par cette barrière qui leur avait paru infranchissable dans leur jeunesse et qui se rapprochait à grands pas, l’an deux mille.

Cela doit être la conséquence des fins de siècle. On espère un renouveau.

A la fin du XVIII°, l’Indépendance Américaine et la Révolution Française avaient fait naitre dans l’esprit étriqué de millions de gens un avenir radieux sous cette bannière tricolore aux trois devises: égalité, liberté, fraternité. Le XIX° apporta un chaos

sans précédent.

Il y a cent ans, la révolution technologique faisait miroiter des lendemains qui chantent à la lumière de la toute nouvelle fée électricité et des premiers moteurs à explosion. D’ici peu, on serait débarrassé des tâches quotidiennes qui accablent l’homme et avilissent la femme, des machines exécuteraient sans effort les besognes les plus répétitives et les moins nobles, on pourrait enfin jouir de la vie, se cultiver et se distraire, on irait passer ses vacances sur la lune dans des fusées de toutes les couleurs. Le XX° offrit un tout autre programme.

Aujourd’hui, on célébrait avant l’heure le passage ô combien important dans le troisième millénaire. Cette fois, ce serait différent, on ne changeait pas simplement de siècle mais on faisait la culbute, troquant le « un » primitif qui avait succédé au zéro du néant contre un deux qui ouvrirait les consciences.

On serait tous frères puisque les découvertes de l’And confirmaient que l’être humain n’était qu’une seule et même espèce, nonobstant sa couleur de peau, sa religion, ses mœurs ou ses goûts.

On utiliserait la technologie sans s’en laisser déborder par les excès récents. Le développement récent et mondial de l’ordinateur personnel allait révolutionner le quotidien des gens, les rapprocher, les ouvrir les uns aux autres, les instruire et les cultiver.

Enfin débarrassé du joug des religions qui avaient, de tous temps, pensé à notre place, et des idéologies nauséabondes sous des dehors révolutionnaires, on accéderait à une nouvelle spiritualité. Celle de l’humilité et du respect de la terre nourricière. On éviterait les outrances et le gaspillage. On allait partager, communiquer, en un mot : vivre. On faisait déjà la sourde oreille à ceux qui, sceptiques, ne voyaient dans cet an deux mille si attendu, qu’un nouveau tour d’horloge et les aiguilles repasseraient fatalement par les mêmes chiffres. La seule différence à leurs yeux résignés de funestes pessimistes était que cela irait de mal en pis.

Tournette en trébuchant et vacillant, tout empreint encore de la fabuleuse fête de la veille et embrumée encore dans des rêves de monde meilleur.

Eglantine et Gaspard reprirent leur vie, excentrée. Ils n’avaient pas l’objectif de faire carrière et changeaient souvent d’occupation. Elle, après avoir réalisé des vidéos de mariage tout en poursuivant des études sans savoir où cela la mènerait, avait intégré une unité de production de documentaires animaliers. Elle s’était prise de passion pour le monde animal. Avait travaillé dans un zoo pendant qu’elle s’abrutissait dans de nouvelles études de vétérinaire. Son diplôme en poche, elle se spécialisa dans les secours aux animaux sauvages maltraités le plus souvent par la soit disant supériorité de l’être humains ou sa pollution. C’est à ce moment qu’elle avait rencontré Gaspard. Cela faisait presque huit ans. Ils avaient donc passé le cap fatidique des sept ans. Maintenant, elle oeuvrait toujours pour le bien-être des êtres à poils et à plumes dans le cadre de parc nationaux, ce qui l’amenait à passer de longs laps de temps dans le Mercantour. Un temps, elle s’était volatilisée en Afrique noire pour rencontrer d’autres spécimens et d’autres gens. Elle avouait souvent à Gaspard que la plus belle preuve d’amour qu’elle pouvait lui donner était d’être rentrée. Là-bas, dans des conditions sommaires parfois déplorables, dures et dangereuses, elle avait rencontré des êtres humains en tous points

Dans le document Les sept vies de Gaspard Noël, Hervé THRO (Page 192-200)

Documents relatifs