• Aucun résultat trouvé

Le chemin d’une vie : poétique de la marche

III. De voyage en pèlerinage, l’allée du temps

2. Le chemin d’une vie : poétique de la marche

a. La quête artistique et intérieure

J ongkind tient à conser ver une tr ace des lieux où il est passé, de ces événements et moments heur eux par tagés avec les siens. Ainsi le ter me même de « souvenir » r evient à plusieur s r epr ises sous sa plume pour accompagner ses dessins : « souvenir d’une pr omenade à Clamar t – du Bois au déjeuner du fleur y et r etour par Issy à Par is » (ill. 4), « Souvenir de voyage de 1861 à Madame Fesser par son ami J ongkind. Never s 10 oct. 61 » (ill. 9), ou encor e, en dédicace au-dessous d’une épr euve d’une eau-for te : « Souvenir d’amitiés à madame Renaud par son ami J ongkind / Sor tie du por t de Honfleur – Par is le 12 Déc 1864 »266.

Cette dimension se manifeste aussi dans sa démar che ar tistique. J ongkind tr availle d’apr ès natur e, néanmoins, ne r éalisant jamais de toile sur le motif, l’œuvr e du souvenir tient une place pr épondér ante dans sa manièr e d’appr éhender la peintur e.

Par lant peu de son ar t, ses dir es sont pr écieux : il expr ime dans une lettr e à son ami et peintr e Nar cisse Diaz avoir besoin d’un souvenir vif de la natur e, soit de mémoir e, soit par le tr uchement de ses car nets. Si ces der nier s ne l’aident pas à r afr aîchir sa vision il lui faut r etour ner se plonger dans la natur e :

« Depuis le mois passé, j’ai commencé ce tableau : une vue d un mar ché à Honfleur – mais comme je n ai pas cette natur e devant moi et que mon cr oquis ou mon dessin n est pas suffisamment fait pour apr ès ter miner ce tableau de façon de pouvoir mér iter votr e bienveillante appr obation ; j ai pensé de laisser r eposer ce tableau en tr ain – et j’ai fait, quelques jour s passer d études apr es natur e a Bas Meudon ; enfin ayant r evu la natur e je pense d’êtr e à même dans peu de temps de venir vous voir et de vous fair e voir un tableau nouvellement fait ».267

L’idéal pour le peintr e est de conser ver une image suffisamment vive des scènes ou des paysages qui l’ont r etenu. Sur cette base, J ongkind compose sa toile. En intégr ant le souvenir dans son tr avail, l’ar tiste pr end du r ecul, il évalue à r ebour s son impr ession pr emièr e.

Les souvenir s de J ongkind s’attachent à des lieux, à des voyages. Son êtr e et son œuvr e sont entièr ement mar qués par les destinations et les r encontr es qui jalonnent son existence. Le motif de la r oute tr aduit chez J ongkind une affinité avec les gens du peuple, « ces humbles ver s qui allait son coeur angoissé » selon les pr opos de Paul Signac, et qu’il r epr ésente à leur s activités, au gr é de ses déplacements. La r oute est le lieu des déplacements de tout un chacun, qu’Alber ti définit comme l’espace public par excellence : « J e considèr e la voie comme un ouvr age essentiellement public puisqu’elle est aménagée non seulement à l’intention des citoyens, mais aussi pour la commodité des étr anger s ».268 Ce qui fait l’essence de la r oute pour Alber ti s’expr ime à tr aver s son tr aitement pictur al dans l’œuvr e de J ongkind. Elle r évèle le car actèr e si l’on peut dir e démocr atique de sa peintur e, de ce peintr e qui va à la r encontr e de l’autr e et ne se satisfait pas des modes de communication convenus. Lieu du voyage, de la découver te, de l’entr e-deux, c’est l’endr oit qu’affectionne l’ar tiste, y tr ouvant là pr obablement sa place. C’est là qu’il se r etr ouve avec lui-même, au sein de la natur e et des hommes. Comme l’écr it Rebecca Solnit, « le pr omeneur solitair e est à la fois pr ésent au monde qui l’entour e et détaché de lui, spectateur plus que pr otagoniste »269, de la même

267 Lettr e de J ongkind à Nar cisse Diaz datée du 17 mai 1865, collection de Fr ançois Auffr et, r epr oduit dans F.

Auffr et, Johan Barthold Jongkind (1819-1891), héritier, contemporain et précurseur. Biographie illustrée, Maisonneuve et Lar ose, Par is, 2004, pp. 155-156.

268 L. B. Alber ti, L’Art d’édifier, texte tr aduit du latin, pr ésenté et annoté par F. Choay et P. Caye, Par is, Seuil,

2004, p. 377.

manièr e que J ongkind, qui r este cet ar tiste solitair e et contemplatif bien qu’il se définisse comme un paysan.

C’est aussi par la r oute que s’opèr e chez J ongkind la r edécouver te incessante des sites qui lui sont familier s. À chaque lieu qu’il tr aver se, J ongkind est cet éter nel « étr anger », qu’évoque Alber ti à pr opos de la r oute, pour qui tout est nouveauté. Pour le mar cheur , dont tous les sens sont en éveil, un chemin n’est jamais le même à mesur e qu’il l’empr einte. C’est ce qu’explique le lien qu’entr etient la pensée à la déambulation, selon Rebecca Solnit :

« Les lieux se donnent à qui se donne à eux ; mieux on les connaît, plus on y sème souvenir s et associations, qui y ger ment, invisibles, attendant qu’on r epasse par là pour les r écolter , tandis que les lieux nouveaux offr ent des idées et des possibilités inédites. »270

Pr ogr essant à la for ce de ses jambes, c’est à tr aver s tout son cor ps et son mouvement qu’il est r éceptif au monde qui l’entour e. Attentif aux vibr ations de la natur e, à ces var iations et à ses impr essions per sonnelles, « il pr end conscience que tous les instants de sa vie sont différ ents »271. La pr omenade fait advenir la nouveauté dans l’existence, en ce qu’elle suscite l’émer veillement aux choses simples. Comme l’expr ime Rebecca Solnit, « mar cher c’est aller tout pr ès et tr ès loin à la fois »272. Le vr ai voyage est dans ce tr anspor t de l’êtr e tout entier , entr ant en communion avec la natur e, dont le tr ajet n’est pas tr acé à l’avance, tendu ver s une destination. La flâner ie laisse place au hasar d, elle est pr opice à la sur pr ise. J ongkind fait du mouvement son mode d’êtr e au monde. Les balades, ainsi r econduites aux mêmes endr oits, le r amènent à la fois au temps passés et à l’instant pr ésent. Expér ience per mettant de saisir le r appor t r écipr oque entr e le soi et le monde273, J ongkind tr ouve ainsi, dans l’exer cice de la mar che, un sentiment de plénitude, la sensation de son inscr iption dans le r éel et dans son devenir .

C’est tout ce r appor t au monde qui se tr aduit, dans son tr avail, d’une par t dans ses cr oquis et leur s br èves annotations spontanées qui font état du flux non str uctur é de la pensée en mar che, et d’autr e par t à tr aver s sa tendance à la var iation sur un même motif, à des années d’inter valle. Lor sque J ongkind r epr end le même sujet, un dessin ou une toile, pour en pr oduir e une nouvelle ver sion, des années plus tar d, sa technique et sa vision ont évolué. Le souvenir épur e, nous r amène à notr e histoir e et

270 Id., p. 24.

271 E. Per noud, op. cit., p. 112. 272 R. Solnit, op. cit., p. 13.

notr e chemin par cour u. Sur gissement du passé dans un pr ésent sans cesse singulier , il est lui-même en constante tr ansfor mation. En faisant le lien entr e deux tempor alités, il joue un r ôle d’unification du moi. Il r accor de différ ents moments de vie, mar qués par une distance tempor elle, à la per manence de l’êtr e et son devenir intr insèque, qui per met à J ongkind de fair e le point sur lui-même et son tr avail.

b. Une fin inévitable : la sérénité face à la mort

Le systématisme avec lequel J ongkind note les dates pr écises de ses dessins r évèlent une obsession pour le temps qui passe. Avec ces inscr iptions, ses car nets de cr oquis se font en quelque sor te des jour naux, ils pr ennent la valeur de car nets de r oute, gar diens du temps vécu, témoins du passage dans le monde de leur utilisateur . Ils en conser vent la tr ace, le souvenir . C’est une manièr e pour l’ar tiste de conser ver la mémoir e d’un instant qu’il pour r a r étr oactivement r econvoquer . Cette démar che est celle d’une quête, d’un r etour sur soi. L’ar tiste se r etour ne sur le chemin par cour u pour mieux pr endr e conscience du pr ésent et por ter le r egar d ver s l’avenir . Ces dates sont aussi consignées sur des tableaux peints à l’huile, œuvr es achevées, comme si la dimension tempor elle, le moment de la r éalisation, faisait par tie intégr ante de l’œuvr e. Le temps est une dimension essentielle au sens pr opr e dans le tr avail de J ongkind. Par cour ir l’espace c’est pr endr e conscience du temps, la pensée r ythmée par le pas de la mar che, dans un mouvement de balancement.

Cette obsession pour les dates, qui r envoient à la tempor alité de la vie, ne sont sans doute pas sans r appor t avec sa confr ontation pr écoce à la mor t. Alor s que sa famille por te avant même sa naissance le deuil de deux enfants, il per d à l’âge de sept ans une sœur puis, tr ois ans plus tar d, un fr èr e. Au moment de pr endr e sa liber té et d’entamer sa pr opr e r oute, son pèr e meur t. Plus âgé, alor s qu’il tr aver se une pér iode de cr ise et décide de venir se r essour cer en Hollande, le décès de sa mèr e sur venu peu de temps avant son ar r ivée est un nouveau choc. Il connaît également tr ès jeune d’impor tants pr oblèmes de santé qui le mettent à plusieur s r epr ises dans un état cr itique, jusqu’à se sentir condamné en l’année 1860. Ayant vér itablement fait face à l’idée de sa pr opr e dispar ition et y ayant échappé gr âce à d’heur euses cir constances, J ongkind vit pr obablement pleinement les moments qui lui sont offer ts, sans pr éoccupation de l’avenir . Cet événement, conjugué à une foi pr ofonde, expliquent sans doute la tr anquillité avec laquelle il abor de le thème de la mor t, sur le tar d.

De confession pr otestante, la r eligion de J ongkind ne s’expr ime que dans les moments gr aves que la famille doit tr aver ser , à tr aver s la cor r espondance. Lor squ’Alexandr e Fessser , mar i de J oséphine, est malade, J ongkind écr it à celle-ci : « Qaund on soufr e le temps par ait longue et qaund on voye soufr ir cela par ait plus ter ible, mais alor s il faut la r aison quand on fait avec amour du bon Dieu son Devoir . »274 Puis, il pr ie J ules, fils d’Alexandr e et de J oséphine, de :

« pr endr e du Cour age et du Calme dans toutes ce quil puisse ar r iver , donc le coeur est afflicher , et pr endr e la r aison, de suppor ter de gr and douleur , qaund on fait son devoir , comme on appr end par des bon pr incipe de Religion et de Ver tu. »275

À l’annonce de la mor t d’Alexandr e enfin, il lui écr it de nouveau :

« il faut Esper e, que le bon Dieu agir ainsi a son volonté et vous tr ouve de la consolation r eligieuse, pour suppor ter votr e chagr in. […]

mais vous voyez bon ami J ules, il faut pr endr e du cour age et avoir confiance en bon Dieu qu'il a agir a son volonté, et que cette chemin de der nier e demeur e de votr e pèr e, que ce le Chemin de nous tous. […] tachons de nous conduite en Honnète Homme. Comme vous avez-vous conduit J usqu a pr esent, dans l'espoir de mèr ité les bontés du bon Dieu, pour le temps que nous sommes sur ter r e, par notr e bonne conduit. »276

J ongkind s’en r emet ainsi à la volonté de Dieu. Pour lui, ce qui compte est avant tout une bonne conduite, le r este n’étant pas de notr e r essor t.

Une eau-for te datée du 3 novembr e 1878 et intitulée La sortie de la maison

Cochin (Faubourg Saint Jacques), aussi désignée comme Le convoi du pauvre (ill.

122)277, r epr ésente une r oute fuyant r apidement ver s la dr oite, sur laquelle on identifie un véhicule funér air e, sor tant de l’hôpital Cochin, ce que l’on compr end gr âce au titr e qui suggèr e avec pudeur et dignité ce qui fait le vér itable sujet de cette scène, c’est-à- dir e la mor t. Un couple sur le tr ottoir se r etour ne pour r egar der passer le convoi funèbr e, tandis que d’autr es figur es n’y pr êtent pas attention, comme le balayeur qu’on distingue sur la gauche. Le pauvr e cor billar d est esseulé, tr aver sant cette r oute en ligne dr oite dans une cer taine indiffér ence278. De ce thème tr agique, J ongkind n’en donne

274 Lettr e de J ongkind à J oséphine Fesser , le 21 mar s 1875 à Par is, r epr oduite dans D. Fabr e, op. cit., p. 36. 275 Lettr e de J ongkind à J ules Fesser , le 23 mar s 1875 à Par is, r epr oduite dans Id., pp. 36-37.

276 Lettr e de J ongkind à J ules Fesser , le 25 mar s 1875, r epr oduite dans Id., p. 37.

277 Il existe deux autr es ver sions de ce sujet, une aquar elle et une huile, toutes deux datée de la même année et du

même jour que la gr avur e, ce qui laisse supposer qu’il ne s’agit non pas de leur date de r éalisation mais plutôt de la date à laquelle J ongkind a assisté à cette scène dont il a voulu gar der la mémoir e.

278 Ce type de r oute pour r ait aussi r envoyer à la condition du défunt. Une distinction sociale se mar que par

l’empr unt de r outes différ enciées, comme le note Emmanuel Per noud se r éfér ant à Pr udhon : « les convois funèbr es empr untent un chemin différ ent selon que les défunts sont r iches ou pauvr es, “lar ges et super be” pour les pr emier s, “r aide, étr oit et en ligne dr oite” pour les seconds ». P.-J . Pr udhon, « De la justice dans la Révolution et dans l’Église. Cinquième étude : L’éducation », Œuvres complètes, t. VIII, r éimpr ession de l’édition de Par is,

nullement une image lar moyante. Aucun pathos, simplement ce cor billar d vu et r epr ésenté, tel qu’il passait là, sans effet.

Il en va de la même façon dans son Enterrement dans un village, r éalisé en 1883 (ill. 123). Sur ce chemin menant au cimetièr e de La Côte-Saint-André passant devant la villa Beau-séjour , un gr oupe d’une dizaine de per sonnes accompagne le por t d’un cer cueil, pr écédé par ce qu’on imagine êtr e tr ois pr êtr es, figur es en blanc, l’une por tant, il sembler ait, une cr oix. La vue étant pr ise de loin, comme un panor ama, tous les per sonnages qui l’animent ne for ment que des silhouettes indistinctes, de petites tâches sombr es essaimant un chemin clair . J ongkind ne s’est à l’évidence pas attaché au car actèr e identifiable de la scène, mais n’en a pas moins conser vé la poignante simplicité, qui sublime ce chemin empr unté par un modeste cor tège funér air e. Il saisit ce paysage qui s’est activé sous ses yeux, depuis sa fenêtr e pr obablement. Il tr aite en effet l’événement en paysage, fidèle à ce qu’il a per çu et à l’émotion qui l’a saisi, sans intention dr amatique. C’est un sentiment de langueur paisible qui impr ègne cette scène baignée d’une lumièr e douce et clair e, où la touche se fait veloutée et non plus ner veuse.

À tr aver s cette image J ongkind pr ésente de manièr e pr émonitoir e ce qui l’attend fatalement, ce qui est aussi le sor t de tout un chacun. Cependant, ce « Chemin de nous tous » comme l’écr it J ongkind n’est pas celui d’une condamnation angoissante, mais plutôt la pr omesse d’un ailleur s.

C’est avec une gr ande sér énité que J ongkind se confr onte à la mor t, comme en témoigne la r adieuse atmosphèr e du tableau r epr ésentant Le cimetière de Balbins et la

plaine de la Bièvre, peint en 1888 et daté du 2 avr il (ill. 124). Ici, plus de r oute, mais la

destination finale : le cimetièr e. La chapelle de Balbins appar aît sur la gauche, au sommet de cette légèr e butte descendante que for me le cimetièr e. J ongkind choisit un angle de vue or ienté ver s le sud, ver s la lumièr e. L’hor izon, r ythmé par quelques léger s nuages clair semés au-dessus des montagnes, for me ainsi la per spective de ce cimetièr e occupant le pr emier plan. Le ciel est clair , ample, la lumièr e limpide, les tons fr ais, joyeux et fr ancs. Une petite silhouette de pr omeneur se niche entr e les cr oix, – motifs qui à la fin de sa vie r etiennent plus d’une fois son attention – délicates et fr êles, dessinées avec la pur eté du r egar d d’un enfant. L’homme se confond au paysage, comme si l’êtr e humain et la natur e ne for maient qu’un seul et même tout, une

1923-1959, Genève et Par is, Slatkine, 1982, p. 380, cité par E. Per noud, L’enfant obscur. Peinture, éducation,

cohabitation heur euse. C’est avec espoir et émer veillement que J ongkind nous donne à voir la tempor alité de l’existence humaine sur ter r e.

Dans cette optique, l’itinér ance devient le symbole, ou même le signe, d’une quête spir ituelle, la puissance évocatr ice de la r oute appelant natur ellement non seulement l’idée de la fuite du temps, mais aussi de l’inconnu, tel « le pèler in [qui] mar che en quête de quelque chose d’intangible »279. L’er r ance de l’homme étr anger sur ter r e tr ouve dans le pèler inage un sens, qui lui est donné par la mar che elle-même, considèr e Daniel Ar asse : « c’est “suivr e la voie”, c’est-à-dir e le Chr ist – qui est, selon ses pr opr es ter mes, “le Chemin, la Vér ité et la Vie”, la “por te” par laquelle on est sauvé (J ean, 13:6 et 9) »280. La tr ajectoir e du pr omeneur n’est pas tendue ver s un point d’ar r ivée, son but est ailleur s, en lui-même. Il mar che par nécessité du mouvoir , sans savoir ver s où, comme l’expr ime Vincent van Gogh (1853-1890), gr and mar cheur qu’il était, peintr e hollandais et fr ançais d’adoption lui aussi : « Il me semble toujour s êtr e un voyageur qui va quelque par t & à une destination. Si je me dis, le quelque par t, la destination n’existent point, cela me semble bien r aisonné et vér idique. »281 Pier r e Wat fait r emar quer que « cette dér ive sans but ni chemin