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La situation géographique et la topographie d’une région conditionnent grandement son potentiel économique, et ce, de diverses façons : par les conditions climatiques plus ou moins propices au travail et à l’agriculture, par le relief plus ou moins hospitalier, par la proximité ou l’éloignement des grands pôles de croissance économique, etc. Nous verrons dans ce chapitre comment l’évolution historique de Charlevoix a été profondément marquée par son contexte géographique tout à fait particulier.

Une région de contraste

Au premier regard, la région de Charlevoix surprend par la diversité de ses paysages qui résulte de l’amplitude importante de son relief. À ce propos, Gauthier et Perron écrivent : « L’observateur s’étonne de la diversité de la végétation de Charlevoix : alors qu’à Petite-Rivière-Saint-François poussent des pommiers et des érables, à moins d’une vingtaine de kilomètres de là, dans le parc des Grands-Jardins, on peut marcher sur un tapis de lichen » (2002 : 21). Cet important dénivelé s’explique par l’impact d’un météorite géant, il y a 350 millions d’années, au nord du village actuel des Éboulements (Cimon, 2014 : 19). Ce cratère créé à la suite de cet impact correspond aujourd’hui aux basses terres (les vallées du Gouffre et de la rivière Malbaie) et aux plateaux intermédiaires de Charlevoix que Gauthier et Perron (2002 : 17) comparent à une oasis dans le massif des Hautes-Laurentides. Par son effet d’aplanissement du relief, ce phénomène s’est avéré déterminant pour créer les conditions propices à l’établissement d’une population sédentaire basée sur l’agriculture de subsistance au 17ème siècle.

Pour simplifier (Figure 5), en prenant l’altitude comme critère, Gauthier et Perron (2002 : 21) ont divisé le territoire charlevoisien en trois grands ensembles naturels : 1) les basses terres de l’Isle-aux-Coudres et des vallées de la rivière du Gouffre et de la rivière Malbaie : 2) le deuxième, à un niveau plus élevé, entre 200 et 500 mètres, représente les plateaux intermédiaires, situés entre les deux vallées; et 3) à plus de 500 mètres d’altitude, le troisième palier est formé des hauts plateaux du bouclier canadien où la population est peu nombreuse. La répartition spatiale de la flore, de la faune et des établissements humains qu’on retrouve dans Charlevoix est fortement tributaire de cet étagement qui fait contraste avec la bande des basses terres beaucoup plus large située sur la rive sud.

Figure 5 Courbes hypsométriques dans Charlevoix démontrant les trois grands ensembles naturels

L’impact d’un météorite, il y a 350 millions d’années, a produit une géographie originale : en verts les basses terres (moins de 200 mètres d’altitude), en jaune les plateaux intermédiaires (entre 200 et 500 mètres d’altitude) et finalement en rouge les plateaux supérieurs du bouclier canadien à plus de 500 mètres.

Les débuts de Charlevoix

L’objectif des prochaines lignes est de mettre en relief la dynamique spatiale à l’œuvre dans la colonisation de Charlevoix afin de comprendre comment celle-ci s’inscrivait dans un cadre plus large se déployant à l’échelle de la vallée du Saint-Laurent dans le contexte d’une civilisation rurale préindustrielle (1608-1840). Dans la seconde moitié du 17ème siècle, la région de Charlevoix était généralement perçue de manière

négative et rien ne la destinait à devenir un foyer de colonisation. Ces propos datant de 1664, de Pierre Boucher alors gouverneur de Trois-Rivières, résument la perception négative dont Charlevoix faisait l’objet de la part des élites de l’époque :

Depuis Tadoussac, jusqu’à sept lieues proches de Québec que l’on nomme le Cap-Tourmente, le pays est tout inhabitable, estant trop haut et tout à fait escarpé; je n’y ai remarqué qu’un seul endroit qui est la Baie-Saint-Paul, sise environ sur la moitié du chemin et vis-à-vis de l’Isle-aux-Coudres, qui paraît fort belle lorsqu’on y passe, aussi bien que toutes les îles qui se trouvent depuis

Tadoussac jusqu’à Québec, lesquelles sont toutes propres à être habitées (cité dans Gauthier et Perron, 2002 : 20).

Quelle raison a donc incité des colons à venir s’installer dans la région à peine quelques années suivant cette description comparant Charlevoix à un pays inhabitable ? Gauthier et Perron rappellent que dès le début de la colonisation de Charlevoix, la forêt constituait une ressource convoitée par le régime français : « D’ailleurs, les Français opèrent une goudronnerie à Baie-Saint-Paul depuis 1670 et les grands pins du secteur du Gouffre font partie d’un plan de développement économique de la Nouvelle-France » (2002 : 69). Comme ils le mentionnent plus loin, dès le commencement, l’agriculture est déjà marginalisée par rapport aux autres ressources, au profit de la forêt, des mines et des pêcheries :

Cette « terre du Nord » est vaste, mais, de Tadoussac à Cap-Tourmente, se dégage un espace, un lieu de montagnes escarpées, un site maritime difficile, un territoire marqué par un tremblement de terre dont les effets auraient été « fantastiques » […] Peu à peu, le regard se focalise. Certaines ressources existeraient sur cette « côte du Nord » : forêt, mines, pêcheries […] Leur exploitation devient envisageable. Le lieu présente peu d’attraits pour la colonisation agricole, mais peut-être en a-t-il pour ces ressources (Gauthier et Perron, 2002 : 70)

Il importe de mentionner que l’avènement d’une population sédentaire dans Charlevoix dans la seconde moitié du 17ème siècle s’inscrit dans un contexte

d’accroissement démographique important qui a eu lieu dans la vallée du Saint-Laurent entre 1650 et 1750 : « Au milieu du XVIIe siècle, la vallée du Saint-Laurent ne compte que quelques milliers d’habitants, répartis surtout dans le voisinage des villes. Cent ans plus tard, elle en accueille plus de 65 000, égrenés tout au long du cours moyen du Saint-Laurent » (Courville, 2000 : 103).

Toutefois, dans les années 1670, la population de la Nouvelle-France est encore relativement faible et d’autres régions sont privilégiées pour l’établissement d’une colonisation agricole en raison du relief inhospitalier de Charlevoix. Dans le contexte économique du mercantilisme, dont une des figures de proue est le ministre des finances de Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert, le territoire de Charlevoix est avant tout envisagé pour ses ressources naturelles susceptibles de répondre aux besoins de la colonie et d’être exportées vers la métropole (Cloutier, 2015 : 239 ; Gauthier et Perron, 2002 : 70). Il y a une

volonté politique du colonisateur de subordonner le développement de la colonie aux impératifs métropolitains (Courville, 1983). Gossage et Little expliquent l’importance des colonies pour la métropole dans un système mercantiliste :

Suivant le mercantilisme, théorie économique alors en vogue, la richesse d’une nation reposait sur sa capacité d’acquérir et de conserver la plus grande partie possible des réserves mondiales d’espèces ou d’or, lesquelles étaient limitées. Pour y parvenir le plus efficacement, les nations devaient restreindre leurs importations de pays concurrents. Les colonies jouaient alors le rôle très important de fournisseurs des matières premières dont la métropole ne disposait pas, mais aussi de marché pour les produits manufacturés dans la métropole (2014 : 60).

Toujours selon ces auteurs, Jean Talon, premier intendant de la colonie en 1665, avait reçu de la métropole l’instruction de promouvoir l’agriculture, la pêche, l’exploitation forestière et minière, et certaines industries comme la construction navale. Ainsi, le commencement de la colonisation dans Charlevoix s’inscrit dans une stratégie économique qui dépasse les frontières de la colonie et qui ne repose pas sur la simple implantation de colons pratiquant un mode de vie basé sur l’agriculture. L’implantation de colons dans la région cherche avant tout à répondre à des besoins qui proviennent de l’extérieur (la métropole française et même de Québec, la ville coloniale de Québec) et à assurer la défense de la colonie en occupant des endroits stratégiques dans un contexte de conflits armés récurrents. On comprend alors que cette forme d’urbanité n’est pas un phénomène récent à la région, elle est présente dès ses origines coloniales. Le régime seigneurial est une expression spatiale du pouvoir la métropole et donc de l’urbanité. Il est issu d’un système de propriété féodal trouvant ses origines en France et possédait des avantages pour la colonisation d’une nouvelle région comme Charlevoix :

Pour la colonisation de nouvelles régions, ce système d’appropriation du sol présentait des avantages évidents, car la terre ne pouvait être accaparée par des spéculateurs, et les familles de colons n’avaient pas à verser en acompte des sommes considérables avant de s’établir sur une terre, comme dans le système de propriété en tenure franche (Gossage et Little, 2015 : 65).

À l’instar de Courville (1983), Gossage et Little affirment que dans le régime français, en raison de la grande quantité de terres disponibles et du faible nombre de colons, ces derniers avaient beaucoup de pouvoir (territorialité) et n’étaient pas encore exploités de

canadiens était à peu près l’équivalent du dixième supérieur de la paysannerie française. L’exploitation de cette classe augmentera à mesure que les terres se rempliront et que les marchés se développeront, mais les seigneurs ne prendront vraiment que le dessus après la Conquête » (2015 : 68).

Tableau 1 Les premiers établissements humains dans Charlevoix

Date de création des principaux lieux de peuplement dans

Charlevoix Habitants en 1790

1 Baie-Saint-Paul (Seigneurie du Gouffre 1682) 1 291

2 L’Isle-aux-Coudres (Seigneurie de l’Isle-aux-

Coudres 1687) 566

3 Les Éboulements (Seigneurie des Éboulements 1683) 545

4 La Malbaie (Seigneurie de Mont-Murray 1762) 254

5 Petite-Rivière-Saint-François (Premier colon en 1675) 174

Tiré de Gauthier (2014 : 25-35) Le faible poids démographique occupé par la Seigneurie de Mont-Murray en 1790 s’explique par sa colonisation plus tardive, laquelle débuta seulement après la conquête lorsque, en 1762, le Gouverneur James Murray céda ces terres à deux officiers écossais (Malcolm Fraser et John Nairne) (Dubé, 1986). Malgré une population ne dépassant pas 3 000 personnes en 1790, Charlevoix ne cessera de croître sur le plan démographique tout au long du 19ème siècle (Figure 5).

Malgré ce modèle de colonisation basé en grande partie sur l’exploitation du bois, l’agriculture ne sera pas moins déterminante pour assurer la continuité du projet charlevoisien. En analysant le Tableau 1 ci-dessus à la lumière de la Figure 5, on remarque que les premiers noyaux d’établissements humains dans Charlevoix se situent tous dans les basses terres où l’agriculture y est plus propice. Perron dénote que ce patron spatial résulte de plusieurs facteurs :

Les basses terres comptent parmi les plus attrayantes pour leurs ressources pédologiques et comme au XVIIe siècle les colons accèdent à Charlevoix par voie fluviale, ce sont elles qui, les premières, ont trouvé preneurs. Les basses terres donnant sur le fleuve offrent de plus l’accès à des ressources marines qui peuvent faire l’objet d’une exploitation (2003 : 62).

En définitive, le début du « projet collectif » dans Charlevoix tourne autour de l’agroforesterie à laquelle s’ajoutent des ressources marines pour compléter les sources de revenus des colons. Lors d’une étude produite en 1942 par l’économiste François-Albert- Angers, on retrouvait encore des traces de cette pluriactivité dans la complexité des revenus des agriculteurs de Charlevoix pendant la Seconde Guerre mondiale. Un passage tiré de l’écrivaine Gabrielle Roy illustre cette diversité qui caractérise les sources de revenus des

agriculteurs de PRSF : « De même, il fut ingénieux à tirer sa subsistance d’un pays parcimonieux. C’était au temps où l’on parvenait à vivre du produit de multiples petites activités : le sucre d’érable au printemps; un peu de foin l’été; l’anguille l’automne; pendant l’hiver la coupe de bois » (1993 : 23).

En définitive, la territorialité, c’est-à-dire le pouvoir des Charlevoisiens d’agir sur leur territoire à leur façon, est difficile à évaluer à cette époque. Gauthier (2014 : 45-55) parle d’une territorialité par défaut puisqu’à cette époque, personne d’autre ne semblait réellement s’intéresser à la région. En fait, le seul pouvoir que semblaient posséder les Charlevoisiens à cette époque est celui de lutter pour leur survivance dans « un pays parcimonieux » (Roy, 1993 : 23). Bien que présente depuis le début de la colonisation, l’urbanité n’avait pas les moyens matériels et la volonté de réellement subordonner la population locale à ses dictats, d’où cette territorialité originale dont parle Courville (1983). Néanmoins, on peut affirmer que c’est le regard des fonctionnaires de l’État français, soucieux de procurer des ressources à la métropole et d’assurer la continuité de la colonie, qui a propulsé l’avènement de colons dans la région. Bien que l’urbanité soit à l’origine du « projet » charlevoisien, celle-ci a laissé place à une territorialité originale qui a mené à une culture tout aussi particulière.

Charlevoix, vers une crise malthusienne

Pour David Foot : « la démographie explique à peu près les deux tiers de n’importe quoi » (1997). Bien que cette phrase soit intentionnellement provocatrice en dissolvant la complexité inhérente aux phénomènes sociaux, il n’en demeure pas moins que la démographie est un facteur extrêmement important à considérer. La Figure 6 ci-dessous permet de voir que la pente qui représente la variation de la population dans le comté de Charlevoix est positive et abrupte du début de la colonisation (1675) jusqu’au début des années 1820 où on dénombre environ 8 000 habitants. Gauthier et Perron écrivent : « En 1800, la presque totalité des terres arables les plus productives de la région sont en culture. Il y domine une agriculture de subsistance qui répond aux besoins immédiats des familles des agriculteurs » (2002, 83).

Figure 6 Évolution de la population dans Charlevoix

Tirée du projet « PAISAGE », Raveneau (1977 : 148) Charlevoix est déjà en surpopulation à partir des années 1830 en ce qui a trait à la disponibilité des terres. L’émigration vers le Saguenay en 1837 viendra en partie résoudre ce problème. Toutefois, ce sont les profondes transformations du 19ème siècle qui permettront

véritablement la croissance de la population charlevoisienne jusque dans les années 1970. Une « mutation profonde et irréversible » était déjà en branle.

En prenant en compte le niveau technologique de l’époque, cette croissance de la population dans un contexte où les ressources restent inchangées (la disponibilité en terres arabes) pose le problème malthusien de la rareté des terres (Hatvany, 2009 : 8-11). Dans un contexte marqué par l’insuffisance des terres arables et la volonté de reproduire le mode de vie agricole des ancêtres, les Charlevoisiens ont été forcés d’exporter leur « excédant » de population vers les plateaux intermédiaires, en 1820, et ensuite vers le Saguenay, en 1837 :

Déjà densément peuplée (en 1830), compte tenu d’un espace agricole restreint, la région de Charlevoix ne parvient que difficilement à nourrir ses habitants. Les terres autour de Baie-Saint-Paul et de La Malbaie sont déjà occupées. Les nouveaux sites de peuplement ouverts dès 1820 sur le plateau intermédiaire ne s’avèrent pas aussi productifs. Dès lors, le Saguenay fait figure de terre promise (Gauthier, 2014 : 32).

Sur une carte de la région de 1815 (Figure 7), l’arpenteur officiel du Bas-Canada, Joseph Bouchette, n’hésite pas à considérer les territoires des plateaux intermédiaires comme des « waste lands ». Seulement quinze ans suivant la confection de la carte par

Bouchette en 1815, Guérin (1988, Figure 8) a démontré que le processus de colonisation de ces terres était déjà bel et bien entamé. Celles-ci se révèleront difficiles à cultiver, notamment en raison des sols trop minces et d’une période de récolte plus courte due à la température plus froide qui les caractérise.

Toutefois, la colonisation agricole des plateaux intermédiaires doit être relativisée, elle témoigne davantage de ce que Gauthier nomme un « bond en avant » vers le Saguenay (Gauthier, 2002). En ce sens, les propos de Perron sont éclairants : « Les établissements sur les plateaux intermédiaires surviennent à une époque où l’exploitation de la forêt devient une activité sans cesse plus importante dans l’économie québécoise. La valeur de ces plateaux réside d’ailleurs plus dans leur potentiel forestier qu’agricole » (Perron, 2003 : 62).

La colonisation des plateaux intermédiaires s’inscrit, pour reprendre les termes de Courville (2000 : 22), dans une « période de transition marquée par les soubresauts de l’âge nouveau qui s’annonce ». La territorialité des Charlevoisiens est en crise à partir du début du 19ème siècle, la rareté des terres ne permet plus de perpétuer un système basé

sur la reproduction familiale et l’exportation des surplus sur de nouvelles terres (Bouchard, 1994). Le prochain chapitre s’attardera principalement à deux secteurs, le tourisme et la forêt, lesquels ont marqué l’évolution de Charlevoix dans le capitalisme industriel naissant qui toucha le Québec à partir du milieu du 19ème siècle. Dans ces

nouvelles conditions matérielles, l’urbanité, sous l’égide du marché et de l’État, sera alors en mesure d’imposer ses visées sur le territoire charlevoisien et ainsi remplacer une territorialité en crise.

Figure 7 Division administrative de Charlevoix superposée à la carte de Charlevoix, datant de 1815, effectuée par l’arpenteur canadien-français Joseph Bouchette

Cette carte de Joseph Bouchette, qui date de 1815, a été géoréférencée à l’aide d’Arc GIS afin de voir les municipalités actuelles. Dans l’encadré jaune, on peut lire l’annotation « waste land » que Bouchette avait rajoutée à sa carte. Ainsi, les terres des plateaux intermédiaires, où l’on retrouve entre autres les municipalités de Saint- Hilarion et Notre-Dame-des-Monts, considérées comme « waste lands » par Bouchette en 1815, seront colonisées à partir des années 1820 afin de pallier aux surplus de population dans les basses terres (voir Figure 8).

Figure 8 Distribution de la population de Charlevoix par micro-région, 1790-1901

Tirée de Guérin (1988 : 88). Ce graphique permet de compléter la Figure 7. À partir de 1820, les territoires situés sur les plateaux intermédiaires (les Éboulements, Saint-Urbain, Sainte-Agnès) accueillent un nombre de plus en plus grand de colons.

Chapitre 2 : Charlevoix, vers une « mutation profonde et

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