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Chapitre premier : méthodologie et épistémologie

La méthodologie de cette thèse repose sur un va et vient permanent entre la théorie et le terrain, sur le lien constant entre approche théorique et empirique. Dans ce chapitre, principalement dans un souci de clarté, les deux approches seront toutefois présentées séparément. Il ne faut donc pas les lire en opposition, mais bien en complémentarité, comme un travail global.

La recherche que j'ai effectuée dans le cadre de ma thèse de doctorat se déroule principalement sur quatre années. Mais elle est aussi le résultat de ma formation en sociologie pendant tout mon cursus universitaire, ainsi que de la maturation de ma réflexion personnelle tout au long de cette même période. De plus, elle ne fut pas réalisée en une seule fois : le terrain de recherche au Pérou et en Équateur se déroule de juin à septembre 2008 (dans le cadre de mon Master 2), puis de juin à septembre 2011; le terrain français quant à lui s’est déroulé sur la période 2011-2012, alors que l'écriture finale attendit en majeure partie l’année 2013.

De ce fait, un va et vient intéressant et enrichissant a pu se créer entre les grandes étapes de mon travail. Une alternance entre les connaissances théoriques et l’approche empirique, gage d’une recherche dynamique à la fois ancrée dans la recherche académique et contextualisée. La méthode employée durant cette recherche m'a donc poussé à travailler en deux parties distinctes bien que reliées. De ce fait, la présentation de la méthodologie sera elle aussi divisée en deux parties : l'une pour retranscrire les fondements de l'approche théorique et l'autre pour expliciter les choix effectués pendant le terrain de recherche. Si j'ai choisi de séparer la théorie et le terrain c'est avant tout dans un souci de lisibilité, dans une volonté méthodologique. Ces deux parties suivent une même logique scientifique et elles sont de fait dans le concret en interpénétration permanente, l'une renvoyant à l'autre et inversement.

Enfin, avant de présenter les techniques d'enquête relatives à mes deux terrains de recherche, et de présenter les courants socio-anthropologiques utiles à la rédaction, je

voudrais revenir sur un point : l'utilisation de la première personne du singulier et de la première personne du pluriel. Dans cette thèse, nous trouverons aussi bien l'une que l'autre, mais bien entendu pas de façon aléatoire. Le «nous» est employé durant toute la partie théorique, ainsi que pour la méthodologie théorique et l’analyse (Livre III), car même si je suis celui qui produis le document «mac-uscrit», comme se plaît à le dire Edgar Morin, ces pages sont aussi le résultat de mes années de formations, de mes lectures et se comprennent sur le temps long à travers une histoire sociologique. Le «je» lui est employé pour expliciter mon terrain de recherche et pour rendre compte de tous les choix effectués durant celui-ci. Non pas que ma formation ne soit plus présente dans la rédaction de ces différentes parties, mais il était difficile de faire autrement tant cela me paraissait absurde d'adopter le «nous» pour parler de mes choix et des différentes actions entreprises durant l’enquête de terrain.

I - Méthodologie théorique

La démarche progressivement mise en œuvre possède quatre caractéristiques essentielles à même de proposer un traitement original du sujet.

Premièrement, c’est une démarche qualitative et compréhensive, dans laquelle l’individu est au cœur du processus de recherche. En effet, seule la démarche qualitative permet d'apprécier valablement l'intervention des facteurs liés aux motivations individuelles. Par l’approche qualitative, il est ainsi possible d'éclairer et d'expliquer les mobiles d'un comportement inconscient ou latent, en questionnant indirectement ou analogiquement l'acteur social.

Deuxièmement, ma démarche autour des SMC est aussi une approche historique. En ce sens, je ne questionne pas seulement l'individu dans son environnement actuel mais aussi le rapport structurel que l'Occident a toujours entretenu avec les différents produits psychotropes. Nos représentations contemporaines commencent à se former dès la Grèce Antique où nous retrouvons déjà l'ambivalence entre le médicament et la drogue. À travers la notion de forme, de contenant et de contenu nous comprenons que chaque époque va appliquer une stylisation particulière aux phénomènes sociaux. Les SMC n’échappent pas à la règle.

Troisièmement, si ma recherche s'intéresse aux consommations de drogues en France, j'ai voulu aussi l'élargir à d'autres horizons. Ainsi, cette thèse présente une double facette : à la fois sur la PSMC dans la société française, mais aussi sur la même thématique au Pérou et en Équateur. D’où une exploitation comparative des pratiques des deux contextes, en Amérique du Sud et en Occident. Ce troisième point est encore à mettre en parallèle avec le précédent. En effet, de la même façon que l’on peut comprendre un phénomène à travers un regard historique, il est aussi possible de l’observer à travers une culture particulière pour en comprendre le contenant particulier qu’il lui est attribué et, par abstraction, d’en approcher la forme. De ce fait, c’est bien à travers l’idée d’un contexte socio-historique que nous analyserons la PSMC.

Quatrièmement, de par cette volonté de comprendre le phénomène de la toxicomanie et de l'utilisation de drogue d'une façon globale, je me suis aussi intéressé aux techniques de guérisons traditionnellement utilisées dans la Haute Amazonie péruvienne. Cette partie de ma thèse, à la suite d’un terrain exploratoire dans le centre Takiwasi, d’un passage prolongé chez un curandero (guérisseur) français en Équateur, ainsi que de la rencontre de cinq guérisseurs autochtones, m'a conduit à réfléchir sur l'évolution récente du chamanisme, les pratiques thérapeutiques et les rituels qui leurs sont liés, dans des sociétés en profonde transformation.

Enfin, derrière tous ces positionnements théoriques et méthodologiques se retrouvent des courants de pensée sociologiques et ethnologiques. C’est à travers eux, et notamment les auteurs classiques qui les portent, que nous aborderons notre méthodologie théorique.

1.1 - La sociologie compréhensive

L’approche compréhensive se retrouve tout au long de ce travail, parfois clairement exposée, parfois en filigrane derrière tels ou tels idées ou concepts. Ce sont principalement

l’œuvre de deux sociologues allemands classiques que nous mettons en avant : Max Weber et Georg Simmel. Max Weber en est même le fondateur avec le concept de verstehende Soziologie mais celui-ci s’inspire fortement de Georg Simmel qui déjà proposait une réflexion

sur la compréhension. Le questionnement de base de cette réflexion pourrait être le suivant : comment « comprendre des phénomènes qui mettent en jeu le sujet connaissant comme sujet agissant et objet de connaissance »128. La sociologie compréhensive ne nie pas une proximité entre savoir du social et savoir sur le social tout en essayant de rester dans une méthodologie

scientifique. De ce fait, et contrairement à ce que Durkheim appelait de ses vœux, la

sociologie et les sciences humaines en général se doivent de proposer une méthode qui leur est propre et qui intègre leur spécificité : un regard de l’homme sur l’homme. C’est d’ailleurs

Dilthey qui en premier lieu va lancer la controverse notamment à travers l’idée de sciences de l’esprit et de sciences de la nature129130.

La compréhension est plus qu’une méthode, Patrick Watier rappelle à ce propos

qu’elle est plus justement :

« Une forme d’expérience, dans laquelle la pensée quotidienne prend connaissance du monde (vécu) social. […] Il faut distinguer entre :

1. La compréhension comme forme d’expérience du savoir quotidien.

2. Comme problème épistémologique.

3. Comme méthode particulière des sciences sociales »131.

Ainsi, la logique d’une sociologie compréhensive part d’un constat nettement plus vaste qui est la compréhension par l’homme du monde qui l’entoure, c’est-à-dire du monde

vécu et quotidien. Avant d’être une méthode, la compréhension est l’acte d’interprétation du réel qu’effectue l’être humain dans sa perception du réel. La sociologie compréhensive part de

ce postulat, dont on ne peut se défaire pour appréhender le réel, et tente de l’objectiver scientifiquement afin de le dépouiller de ses propres prénotions. L’exercice est naturellement des plus complexes puisqu’il nous faut dès lors prendre conscience de notre propre rapport au

monde afin de le déconstruire, et ainsi tenter de restituer objectivement tel ou tel phénomène

social. Cette réflexion n’est d’ailleurs pas sans rappeler un positionnement de nature phénoménologique tel que le propose Alfred Schütz, c’est-à-dire une mise entre parenthèse de nos propres acquis culturels dans l’étude du monde social et du réel en général, ou encore la

sociologie formelle de Georg Simmel. Celle-ci appelle à distinguer le contenu synchronique de la vie sociale, propre à une époque et à une culture ou tout simplement à l’interaction de

deux individus, et son contenant diachronique.

129 DILTHEY Wilhelm, Critique de la raison historique : introduction aux sciences de l’esprit et autres textes, 1992, Éditions du Cerf, Paris, 373p.

130 Remarquons à ce propos que cette dichotomie est la seule qui ne relègue pas les sciences humaines à des sciences molles ou inexactes.

131 SCHUTZ Alfred, Notizbücher, cité par LUCKMANN Thomas, Struckturen der Lebenswelt, Tome II, 1982,

Suhrkamp, Francfort, p. 300 (œuvre posthume à partir d’un document transmis par Ilse Schütz), puis

1.1.1 La sociologie compréhensive de Max Weber

L’œuvre de Weber, bien qu’elle ait mis longtemps à être acceptée en France, constitue aujourd’hui une des pierres angulaires de la sociologie contemporaine. Weber se positionne à contre-courant de la sociologie de son époque. En effet, il ne conçoit pas la sociologie avec la même volonté historique que certains de ces prédécesseurs. À l’inverse de Comte, Hegel ou Marx qui cherchaient à établir une philosophie de l’histoire à même de réformer, d’éduquer et de rendre compte de l’évolution de l’humanité, Weber positionne sa sociologie comme des explications fragmentaires de réalités sociales également fragmentaires. La sociologie pour devenir une science positive de la réalité sociale se doit de favoriser une recherche minutieuse et constamment vérifiable sur les phénomènes sociaux eux-mêmes. Ce n’est pas pour autant que la sociologie ne doit pas être critique du social, mais Weber met en avant toute l’ambivalence de la science sociologique: conjointement savoir sur le social et critique du social. L’approche wébérienne est à la fois «théorique (tendant à proposer des explications) et empirique (fondée sur l’observation des faits)»132. Elle présuppose une séparation stricte entre la connaissance des faits sociaux et les évaluations de ces faits ; cette démarche a été mise en pratique par Weber à travers l’idée de «neutralité axiologique». Il pousse sa réflexion133 plus loin en postulant l’existence de deux métiers séparés avec des rôles spécifiques dans leur rapport au social: le savant et le politique.

Au même titre que la théorie, la méthodologie employée est fortement structurée par notre cursus universitaire. Nous retrouvons donc une réflexion personnelle façonnée par des paradigmes et des auteurs étudiés pendant ces neuf années. Même si l’approche wébérienne n'est pas toujours explicitée dans ce travail, elle est très souvent sous-jacente à la construction de notre pensée. Premièrement, sa critique de la modernité, sur laquelle nous le rejoignons avec conviction, pose tout simplement le contexte spatio-historique de cette étude. Dans son ouvrage L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme134, Weber démontre l’importance du capitalisme dans le fondement du monde moderne mais surtout du rôle des idées et des croyances dans la construction du social. Bien souvent opposé à Marx à ce niveau, il est plus juste de voir leurs approches comme complémentaires. Si Weber met en avant le monde des idées et des croyances dans la constitution des phénomènes sociaux, Marx les considère comme des superstructures au service de l’infrastructure économique, un outil de domination

132 SIMON Jean-Pierre, Histoire de la sociologie, 1991, PUF, Paris, p. 382.

133 WEBER Max, Le savant et le politique : une nouvelle traduction, 2011 (comprend les deux conférences faites par Max Weber « La profession et la vocation de savant » et « La profession et la vocation de politique » respectivement 1917 et 1919), Éditions La Découverte, Paris, 206p.

au service des détenteurs des moyens de production. Nous pourrions y voir une opposition fondamentale, nous préférons y voir une complémentarité, ce sont ici deux regards sur le social: Weber part du monde idéel135 pour expliquer le réel, Marx explique l’idéel à travers une vision matérialiste du social. Weber était tout à fait conscient de ce fait et ne proclame pas détenir la vérité, aussi écrit-il ces quelques lignes:

«Est-il nécessaire de protester que notre dessein n’est nullement de substituer à une interprétation causale exclusivement "matérialiste", une interprétation spiritualiste de la civilisation et de l’histoire qui ne serait pas moins unilatérale? Toutes deux appartiennent au domaine du possible; il n’en demeure pas moins que, dans la mesure où elles ne se bornent pas au rôle de travail préparatoire, mais prétendent apporter des conclusions, l’une et l’autre servent aussi mal à la vérité historique»136.

Ainsi pour Weber l’éthique et les croyances protestantes sont à la base de l’accumulation du capital, de la naissance du capitalisme et donc du monde moderne. Plus largement, Weber démontre toute l’importance des croyances et particulièrement des croyances religieuses dans la détermination et la construction ainsi que dans la compréhension du social. Bien entendu d'autres auteurs après Weber ont écrit sur ce sujet et seront eux aussi utilisés. Pourtant nous pensons que Weber fut le premier, dès l'entre-deux guerres, à percevoir les limites de la modernité, cherchant ainsi à repositionner la pensée de son époque. Sa critique de la modernité fait de lui un véritable précurseur. Pour bien comprendre cette particularité de l’approche wébérienne, nous allons faire ici une digression épistémologique sur les conditions de possibilité d’apparition d’une réflexion sur le social et la société, et plus précisément sur ce qu’est la modernité.

La modernité n'a pas réellement connue de fin, mais il ne faut pas pour autant la considérer comme une fin en soi. C'est-à-dire que la modernité en coïncidence avec un projet historique n'est qu'une condition de notre expérience historique actuelle. Les valeurs, les idées, les grands discours de légitimation ainsi que l'imaginaire évoluent et cela doit être pris en compte dans tout discours sur une société.

La modernité peut être comprise comme une scission fondamentale dans la façon de penser et dans les modèles de légitimité, de compréhension et d'intelligibilité. Ce n’est pas

135 Si dans la traduction de l’œuvre de Weber le terme de « spirituel » est avancé, nous lui préférons celui

d’« idéel ». En effet, le terme « spirituel » nous semble être trop ambigu en français, renvoyant à la fois à

l’idée d’esprit psychique et/ou mental et à l’idée d’un monde peuplé d’esprits.

une coïncidence si une science de la société apparaît au XIXème siècle. C’est à cette période, sous l’influence de trois révolutions, que s’opèrent de profonds bouleversements en Occident. Trois révolutions vont se succéder coup sur coup: une révolution politique (l’indépendance des États-Unis d’Amérique et la Révolution française), une révolution économique (la révolution industrielle initiée en Angleterre) et une révolution intellectuelle (l’avènement de la science moderne). Mises bout à bout, ces trois retournements mettent un terme à l’idée que la société puisse reposer sur un ordre divin, naturel ou spontané. L’homme devient penseur de l’histoire et de son devenir historique. De fait, nous pouvons situer le tournant majeur de cette transition avec la révolution française et la mort de Louis XVI. Bien entendu, nous pouvons penser le début de la science moderne avec la Renaissance mais l’évènement marquant et moteur est très certainement le régicide, qui dès lors peut aussi être compris comme déicide. Cette révolution est l'acte significatif de l'apogée de la pensée des Lumières. La mort de Louis XVI, roi divin, est en même temps la mort d'un principe de légitimité hors d'atteinte de toute forme de sciences ou savoirs, hors d'atteinte de la raison. Pour la première fois, la société peut se penser elle-même. Le régicide fait de Louis XVI un homme comme les autres, la transcendance est décapitée. Durkheim parle de «divin social», Dieu ne peut plus n’appartenir qu'au roi et le peuple récupère une part du divin pour devenir souverain, récupérant ainsi une part du sacré: «car elle [la société] est à ses membres ce qu’un Dieu est à ses fidèles»137. Émile Durkheim met donc en avant un caractère religieux de la révolution, là où certains auteurs ont seulement voulu voir la mort de celui-ci.

Cet acte va permettre une connaissance sur le social, et donc la mise en avant de la sociologie. Pour Bachelard, la rupture donne les conditions historiques de légitimité (d’où l’importance des guerres et encore plus des révolutions dans la narration historique): à la logique divine qui permettait de donner sens à la vie se substitue une explication et une orientation historique de la société. L'histoire prend la place de la continuité divine et dynastique. Dès lors, le présent rompt avec le passé et anticipe le futur. Il y a un effort permanent qui se crée au sein de la société, faire que le futur soit meilleur. C'est le début de l'idée de progrès pensé dans le temps. Pour la première fois, l'histoire prend sens à travers la raison et elle va dans le sens du progrès. Weber dira même que l'Occident invente alors un modèle historique universalisable. Le progrès devient la signification de l'évolution historique. Il y a un désenchantement ou une démagification138 du monde pour toutes les

137 DURKHEIM Émile, Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1990 (1912), PUF, p. 295.

138 Le plus souvent nous préférerons employer le terme de « démagification » Celui-ci nous paraît plus adéquat

sociétés qui rentrent dans l'histoire. La science et la technique cherchent à lever tout mystère sur le monde, il n'y plus de pacte magique139 avec des forces qui échappent à la volonté ou à la raison.

Progrès, raison et histoire deviennent culturellement et philosophiquement indissociables et dessinent le visage particulier de l'Occident. Kant140 pense en ce sens quand il avance que les individus raisonnent et peuvent appréhender l'histoire. L'histoire se doit d'épouser des fins naturelles à l'Homme et la raison doit y contribuer. Ce philosophe affirme que le devenir de l'humanité a pour finalité le règne de la loi et la paix universelle. L'histoire est donc conçue, à la fois comme un progrès et comme l'éducatrice de l'humanité, l'obligeant sans cesse à s'améliorer. Tel est le fondement nécessaire de toute moralité rationnelle, mais aussi de toute science. De plus cette association tend vers l'universalité141 (si la plupart des sociétés traditionnelles vont prendre le train en marche, très peu sont celles qui seront épargnées). À travers la pensée coloniale l'Occident pense éclairer le reste du monde. À partir du siècle des Lumières et plus particulièrement de la Révolution Française, la science, aperçue à travers le triptyque de l'histoire, de la raison et du progrès, s'impose comme l'«illumination» de l'humanité et à fortiori des sociétés qui s'y sont engagées.

Pourtant, l'histoire qui prenait sens dans le progrès et la raison, en même temps qu'elle

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