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Du chant intime : le lyrisme des récits

détournement des genres intimes

5. Du chant intime : le lyrisme des récits

L’écriture de l’intime présuppose un certain rapport au lyrisme et à la poésie à la première personne telle que l’ont développée les Romantiques. Le roman intime incorpore des formes de la poésie lyrique, centrée sur le « je » du poète et sur l’expression des sentiments personnels, et ont recours plus spécifiquement à la forme de l’élégie.

A / Intertexte poétique : le lyrisme constitutif de la vie intime

L’intertexte poétique structure nos œuvres et se manifeste soit sous la forme de citations, de fragments poétiques incorporés dans le texte pour traduire une émotion intime du personnage, soit sous la forme diégétique lorsque le personnage utilise l’écriture poétique pour traduire son état intérieur. L’analyse du mode d’insertion de ce dire poétique et le repérage des poètes cités devraient nous permettre de comprendre l’ancrage de la forme lyrique dans l’introspection. En se substituant au régime narratif et linéaire, l’intertexte

197 poétique occupe tous les postes du dire intime : il fait advenir les pensées de personnages, il est la substance même de la formulation de l’intimité et il permet de créer une relation souterraine entre les protagonistes.

Cité de manière explicite par les personnages, le texte poétique surgit sur fond d’introspection, de pensées, ou de monologue narrativisé, souvent pour exprimer une émotion qui échappe au langage ordinaire. Cette forme d’intertextualité est récurrente chez Woolf. Dans To the Lighthouse, le poème de Tennyson, « The Charge of the Light Brigade », est récité par Mr. Ramsay. Ce poème raconte un drame militaire qui eut lieu pendant la guerre de Crimée : deux cents quarante sept hommes sur les six-cent trente sept que comptait la brigade furent tués ou blessés à Balaklava. Ce poème de l’échec et de célébration du sacrifice s’ancre directement dans la crise psychologique de Mr. Ramsay, qui ne cesse de douter de lui et qui, selon Françoise Pellan,

(…) métamorphose les problèmes épistémologiques qui le tiennent en échec en cette armée innombrable contre laquelle s’élancèrent follement les cavaliers chantés par Tennyson509.

Participant de la constitution de l’« intimité de [son] être510

», le vers déclenche le fantasme guerrier et héroïque du personnage. Si les vers du poème sont cités explicitement au début du texte511, ils incorporent progressivement l’intimité du personnage : le discours indirect libre intègre dans la prose intime le dire poétique. La poésie nous fait entrer directement dans la rêverie du personnage, dans son intimité puisque les non-dits du texte se laissent affleurer par le dire poétique :

He shivered, he quivered. All his vanity, all his satisfaction in his own splendour, riding fell as a thunderbolt, fierce as a hawk at the head of his men through the valley of death, had been shattered, destroyed. Stormed at by shot and shell, boldly we rode and well, flashed through the valley of death, volleyed and thundered – straight into Lily Briscoe and William Bankes. He quivered; he shivered512.

Il frissonnait ; il frémissait. Toute sa vanité, toute la satisfaction que lui procurait sa splendeur, à chevaucher cruel comme la foudre, féroce comme un épervier à la tête de ses hommes dans la vallée de la mort, avaient été anéanties, mises en pièce. Assaillis d’obus et de mitrailles, nous chevauchâmes, hardis et sûr, traversâmes sabres au clair la vallée de la mort, nous ruâmes dans le grondement de la canonnade – droit sur Lily Briscoe et William Bankes. Il frémissait ; il frissonnait513.

509 PELLAN Françoise, Notice de Vers le Phare, II, p. 1301.

510 Vers le Phare, II, p. 17 / “They had encroached upon a privacy”, To Li, p. 19.

511 Vers le Phare, II, p. 17 /“Stormed at with shot and shell”, To Li, p. 17 ; “Someone had blundered”, To Li p. 19

512 To Li, p. 28.

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Le monologue narrativisé de Mr. Ramsay constitue une mosaïque de citations, dont il s’est imprégné pour déployer une fiction de soi. Symptomatiquement le personnage substitue la première personne « we » à la troisième personne « they » : « Bodly we rode and well » remplace « Bodly they rode and well ». Cette substitution pronominale permet à la narration de plonger dans la première personne par le truchement de la poésie. L’intertextualité devient pour Mr. Ramsay une « façon curieuse de s’absorber en lui-même, comme s’il s’enveloppait dans sa cape et avait besoin d’être seul pour recouvrer son équilibre514

». Grâce aux anaphores de « quiver », « shiver », « valley », le texte intime se fait lui-même poétique. Ce texte circulaire permet de nouer délire intérieur et vision extérieure, corps et pensée, poésie et discours indirect libre. La pensée est subordonnée à la poésie. Ce qui était cité est réapproprié par le discours indirect libre, confondant poésie et pensée, expérience de la guerre de Crimée et rêve d’héroïsme, dans un même mouvement d’intériorisation de la poésie et de poétisation de l’intime. L’intertextualité est non seulement une manière d’être soi, mais aussi une manière de se dire, permettant au « je » narratif de devenir un « je » lyrique.

Parmi le foisonnement intertextuel qui caractérise la fiction woolfienne, il faut retenir les multiples mentions faites aux vers de Shakespeare et aux poètes romantiques que sont Shelley et Byron. L’intertexte shakespearien relève de cette même fonction intimiste. Ce sont moins des éléments du drame qui sont cités, que les excursus poétiques des pièces. Ainsi en est-il de Mrs. Dalloway, où le vers de Cymbeline est tiré d’un chant funèbre. Ce vers procède de divers modes d’insertion et inscrit au cœur du roman une poésie de l’intime. Il apparaît à trois reprises dans la pensée de Mrs. Dalloway. D’abord lu par Clarissa dans une vitrine lors de sa promenade liminaire dans les rues de Londres, le vers se fond dans la méditation philosophique et lyrique du personnage sur le sens de la vie, et permet de relier Clarissa à Septimus, c’est-à-dire le féminin au masculin, la raison à la folie. Parole de consolation quand elle s’adresse à elle-même, poésie entièrement intériorisée par Mrs. Dalloway, la ramenant à ses souvenirs de Bourton, le vers revient une dernière fois pour souder définitivement les réseaux souterrains entre Septimus et Mrs. Dalloway :

Le jeune homme s’était tué, mais elle ne le plaignait pas (…) et les mots lui revinrent : « Ne crains plus la chaleur du soleil »515.

514Vers le Phare, II, p. 28 / “(…) some curious gathering together of his person as if he wrapped himself about

and needed privacy into which to regain his equilibrium, that he was outraged and anguished”, To Li, p. 28.

515 Mrs. Dalloway , I, p. 1235 / “The young man had killed himself; but she did not pity him (…) the words came to her, Fear no more the heat of sun”, Mrs. D., p. 158.

199 Le vers de Shakespeare apaise la conscience de Mrs. Dalloway, il joue donc un double rôle diégétique et thérapeutique.

De la même façon, c’est un chant shakespearien qui est cité dans To the Lighthouse, la chanson d’Ariel dans la Tempête. La référence lyrique participe alors de la description du fonctionnement aléatoire et magique de la pensée de Cam :

(…) tandis que son esprit dessinait des motifs avec les stries et les tourbillons verts et, tout engourdi et enveloppé de brume, errait en imagination dans ce séjour sous-marin où des grappes de perles s’accrochaient à des rameaux blancs, où dans la lumière verte, l’esprit se transformait tout entier et le corps translucide rayonnait dans un manteau vert516.

L’angoisse du naufrage, de la « tempête » est compensée par l’univers féérique de la chanson qui vient décrire le fonctionnement d’une pensée aléatoire et sensuelle, où ondulations des vagues et mouvements de la pensée font corps.

Le dernier régime de la citation de la poésie est celui de l’inscription d’une intersubjectivité indicible. La poésie romantique britannique du début du XIXe siècle permet de tisser les relations souterraines entre Isa et les personnages masculins dans Between the Acts. Au début du roman, le poème de Byron établit une attirance indicible entre Isa et Haines :

Il cita : « Elle s’avance en beauté comme la nuit ». Puis : « Ainsi nous n’irons plus vagabonder au clair de lune ». Isa releva la tête. Les mots formaient deux cercles, deux cercles parfaits, qui les portaient, elle et Haines, comme deux cygnes au fil du courant517.

La citation redit l’attraction de Haines pour Isa en même temps qu’elle établit un amour métaphorique. Puis le poème de Shelley instaure une sous-conversation entre Isa et son beau-père Bart Oliver. Les citations de poèmes structurent le texte et viennent compenser les failles du langage ordinaire et de l’incommunicabilité des êtres. D’abord cité par Isa, ce poème se prolonge dans la rêverie de Bart : il opère un effet de continuité entre la poésie et la pensée et conduit à une dialectique entre les deux consciences, en devenant le seul mode de communication possible entre les deux personnages :

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Vers le Phare, II, p. 164 / “(…) as her mind made the green swirls and streaks into patterns and, numbed and shrouded, wandered in imagination, in that underworld of waters where the pearls stuck in clusters to white sprays, where in the green light a change came over one’s entire mind and one’s body shone half transparent enveloped in a green cloak”, To Li, p. 150.

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Entre les actes, II, p. 1090 / “‘She walks in beauty like the night’ he quoted. Then again ‘So well go no more a-roving by the light of the moon’ Isa raised her head. The words made two rings, perfect rings, that floated them, herself and Haines, like two swans down stream”, BA, p. 6.

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« Est-ce que je vous dérange ? » s’excusa Isa. Bien sûr que oui – elle détruisait le rêve et la jeunesse en Inde. Mais c’était sa faute à lui, qui avait laissé se prolonger si loin le fil de sa vie, devenu si fin. À vrai dire, il lui était reconnaissant, en la regardant se mouvoir doucement dans la pièce, pour le sentiment de continuité qu’elle apportait. Bien des hommes âgés n’avaient plus que leur Inde – ceux qui fréquentaient les clubs, ceux qui prenaient une chambre à Jermyn Street. Elle, vêtue de sa robe à rayures, prolongeait sa vie à lui, alors qu’elle murmurait devant les rayons de livres : « La lande est sombre sous la lune, les nuages rapides ont bu les pâles derniers rayons du ciel… » « J’ai commandé le poisson », dit-elle tout haut, se tournant vers lui518.

La conversation ordinaire, concernant le menu du déjeuner, se creuse d’une sous-conversation intime, relevant de la citation poétique et, par là, d’une nostalgie mélancolique.

L’intertexte poétique qui structure la Recherche a été souvent étudié. Parmi les poètes les plus cités, nous retiendrons Baudelaire, Hugo et Nerval pour leurs rénovations du lyrisme, notamment le subjectivisme expressif d’Hugo, l’expression des zones d’ombre (folie et rêve) chez Nerval, et la dépersonnalisation baudelairienne. La citation poétique sert moins de point de repère à la pensée du personnage, que de formulation d’un état indicible. Vécue de l’intérieur, cette poésie semble nécessaire à la description de la vie intime du héros-narrateur. Au lieu de soutenir la pensée, de la déclencher, l’intertexte poétique proustien creuse un indicible au cœur du texte, circonscrit un inconscient innommable. Il a donc deux fonctions intimistes dans le roman : celle d’instaurer un « je » lyrique, placée sous le signe de la plainte, et celle d’appréhender un indicible au cœur de la prose romanesque. Les textes baudelairiens et raciniens traduisent cette part d’innommable. Si le vers lyrique, « le soleil rayonnant sur la mer », apparaît dans la Recherche pour signifier les illusions et l’idéal du jeune héros, ébloui par le spectacle de Balbec519, la référence baudelairienne revient davantage dans le cours du texte comme le signe d’une étrangeté intérieure, celui d’un désir de souillure. Le Baudelaire de Proust, c’est celui des « fleurs du mal », c’est-à-dire de l’homosexualité, de la pulsion de mort et du sadisme. C’est l’auteur de l’ « héautontimoroumenos » que Proust ne cesse de mettre en situation dans les relations amoureuses. Ainsi le processus constant de dédoublement dans le dire proustien procède directement de ce mouvement baudelairien non

518 Entre les actes, II, p. 1098-9 / “‘Am I’, Isa apologized, ‘interrupring? Of course she was [interrupting] – destroying youth and India. It was his fault, since she had persisted in streching his thread of life so fine, so far. Indeed he was grateful to her, watching her as she strolled about the room, for continuing. Many old men had only their India- old men in clubs, old men in rooms off Jermyn Street. She in her striped dress continued him, murmuring, in front of the book cases: ‘The moor is dark beneath the moon, rapid clouds have drunk the last pale beams of even… I have ordered the fish’, she said aloud, turning”, BA, p. 13-4.

519 Voir VERNET Matthieu, « D’un Baudelaire l’autre, lecture critique du « soleil rayonnant sur la mer », in

Bulletin d’Information proustienne, n°40, 2010. Matthieu Vernet a analysé cette citation de Baudelaire comme