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Changements hydro-sédimentaires depuis 2000 ans et potentielles influences climatiques ou

Chapitre V : Histoire des paléo-environnements littoraux du territoire de l’Agriate : impacts humains et

V. Discussion

3. Changements hydro-sédimentaires depuis 2000 ans et potentielles influences climatiques ou

En gardant à l’esprit les incertitudes liées aux datations radiocarbone, plusieurs changements faunistique, floristique, géochimique et sédimentaire mis en évidence dans le marais de Cannuta et celui de Saleccia (Reille 1992) durant les deux derniers millénaires méritent d’être signalés (Figure 30) :

 À partir de 1240 cal. BP, la faune des insectes aquatiques (dont les trichoptères Limnophilidae) et hygrophiles de Cannuta a connu une nette augmentation de l’abondance et du nombre de taxons avec deux optimum datés de 1240-480 cal. BP et 390-190 cal. BP.

 L’analyse XRF des sédiments de Cannuta montre des pics répétés des éléments Si, K, Ca, Ti, Rb, Fe depuis 1050 cal. BP. Ceux correspondant à des changements sédimentaires sont datés de 650-600, 500, 400 et 200-150 cal. BP.

 Le taux de sédimentation à Cannuta augmente à partir de 1305-1185 cal. BP avec des valeurs relativement élevées sur les 500 dernières années (0,2 cm.an-1 en moyenne).

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Malgré une faible résolution sur la période concernée, une hausse des pourcentages d’Isoetes et

Selaginella semble se produire à Saleccia à partir de 1050 cal. BP avec un pic vers 250 cal. BP

(Figure 17).

En raison du peu de données paléoclimatiques disponibles localement, ces changements sont comparés à ceux fournis par les enregistrements des niveaux du lac Accesa (Toscane, Italie ; Magny et al. 2007) et aux enregistrements d’alkénones dans le golfe du Lion (carotte Gol-Ho1B_KSGC-31 ; Sicre et al. 2016) (voir Figure 30F, G).

Figure 30 : Comparaison des données (A) paléoentomologiques, (B) géochimiques et (C) sédimentaires du marais de Cannuta depuis 2000 ans avec d'autres archives paléoenvironnementales et paléoclimatiques : (D) évènements de crues à Figarella depuis 1500 AD (commune de Calvi, Haute- Corse ; Hewitt 2002) ; (E) comparaison des températures et précipitations estivales (moyenne sur 25 ans) reconstruites des isotopes du carbone et des largeurs de cernes de Pinus nigra subsp. laricio en Corse d’après Szymczak et al. (2014) ; (F) changement relatif du niveau lacustre au lac Accesa (Italie, Magny et al. 2007) ; (G) température des eaux de surface reconstruite des enregistrements d’alkénones de la carotte Gol-Ho1B_KSGC-31 (Golfe du Lion, Sicre et al. 2016). ACM : anomalie climatique médiévale. PAG : anomalie climatique médiévale. NMI : nombre minimum d’individu.

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Actuellement, trois espèces d’Isoetes sont présentes en Corse. Parmi celles-ci, I. velata est une amphibie des mares temporaires de basse altitude tandis que I. duriei et I. histrix sont des espèces terrestres des pelouses rases temporairement humides. S. denticulata est une plante halo-intolérante vivant principalement sur les petits talus frais, ombragés et temporairement humides sur silice. Ainsi, l’expansion de cette flore hygrophile à Saleccia est cohérente avec la diversification de l’entomofaune aquatique/hygrophile de Cannuta. Cela étaye l’hypothèse d’un accroissement des conditions palustres dans la plaine alluviale à partir de 1240-1050 cal. BP. Toutefois, le fait que Vella et al. (2014) enregistrent également une hausse d’Isoetes dans le vallon de Spizicciu depuis ca. 860 cal. BP, suggère que le développement des zones humides, même temporaires, a pu s’opérer plus largement dans le territoire de l’Agriate. À ce phénomène s’ajoute plusieurs épisodes détritiques, enregistrés à Cannuta depuis 1050 cal. BP par des pics des minéraux argileux (Si, K, Ca, Ti, Rb, Fe) et dans plusieurs vallons autour du Monte Revincu depuis environ 860 cal. BP par des dépôts d’alluvions sablo-graveleux (Vella et al. 2014). Si tous ces éléments suggèrent une augmentation récente des processus hydro-sédimentaires dans l’Agriate, il est toutefois extrêmement délicat de séparer les implications potentielles des activités anthropiques sur les versants et du climat sur ces processus.

En effet, c’est durant la période médiévale que la plus grande dégradation des forêts est enregistrée dans l’Agriate. Elle a conduit à l’expansion des maquis à Erica arborea et Cistus. Cette déforestation s’accompagne d’indices polliniques et entomologiques d’activités agro-pastorales (Figure 29 ; Vella et al. 2014). De plus, plusieurs ruines de bergeries et de murets autour de Cannuta (Figure 16B), ainsi que des documents historiques attestent des activités d’élevage qui ont marqué les paysages de l’Agriate entre le XVe et le XVIe siècle (Broc 2014). Ainsi, il est probable que la régression du couvert végétal et la détérioration des sols dans l’Agriate ait favorisé le ruissellement et augmenté les apports détritiques vers les fonds de vallons. En effet, sur les sols peu développés de cette région, les précipitations fortes et irrégulières qui caractérisent actuellement le climat méditerranéen peuvent engendrer un lessivage important des sédiments. Harfouche et Poupet (2013) proposent d’ailleurs que ce phénomène ait eu lieu dans l’Agriate dès le Néolithique moyen et durant l’âge du Bronze final. En effet, l’étude des dépôts pédosédimentaires des vallons septentrionaux du massif de Tenda ont mis en évidence l’existence de paléosols résultant d’une culture en terrasses vers 6310-6190 et 2850-2750 cal. BP. Ces paléosols sont entrecoupés d’alluvio-colluvions traduisant des phases d’abandon des champs et des cycles d’érosion (Harfouche et Poupet 2013).

Toutefois, si le renforcement récent du détritisme peut être expliqué par les activités humaines, la composante climatique ne doit pas être négligée. Globalement, deux changements climatiques rapides ont été identifiés dans la zone méditerranéenne durant les derniers 2000 ans : l’Anomalie Climatique Médiévale (ACM, ca. 900-1300 AD) et le Petit Âge Glaciaire (PAG, ca. 1350-1850 AD). L’analyse des activités fluviales dans le Rhône et la Moyenne Durance (Miramont et al. 1998 ; Arnaud et al. 2005), des niveaux lacustres dans la péninsule ibérique et en Italie (dont le lac Accesa, Figure 30F) (Magny et

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al. 2007 ; Moreno et al. 2012) ou encore celle des températures des eaux de surface dans le Golfe du Lion (carotte marine Gol-Ho1B_KSGC-31, Figure 30G) (Sicre et al. 2016), montrent que la période de l’ACM a connu un climat plus chaud et sec ; celle du PAG a été plus froide et humide. La dégradation climatique du PAG est également bien enregistrée en Corse dans les cernes d’arbres de Pinus nigra subsp. laricio (Figure 30E) (Szymczak et al. 2012 ; 2014). Aussi, bien qu’il faille souligner l’absence d’études climatiques basées sur des proxies de la température ou des précipitations en Corse au-delà de 600 cal. BP, il est plausible que l’altération climatique de l’ACM ait également eu lieu sur l’île. Dans ce cas, les conditions plus chaudes et arides de l’ACM pourraient avoir affecté les versants anthropisés de l’Agriate en augmentant leur sensibilité aux processus érosifs. De telles conditions ont pu favoriser des événements de crue et provoquer un déplacement latéral du Liscu vers le marais de Cannuta, offrant ainsi des conditions propices à la diversification de l’entomofaune aquatique et hygrophile (Figure 30A). Des analyses stratigraphiques des sédiments de la plaine alluviale et une reconstruction paléohydrologique pourraient fournir des informations sur la dynamique du Liscu et l’existence de possibles crises hydrologiques.

Malheureusement, très peu de données existent en Corse concernant la réponse des sociétés humaines et des rivières à la péjoration climatique du PAG. Hewitt (2002) suggère que l’augmentation des fréquences de crue de la rivière Figarella (Calvi, Haute-Corse) à partir de 1750 AD puisse être directement liée à cet événement climatique (Figure 30D). Par ailleurs, certains documents historiques rapportent que des pénuries de grains et des mauvaises récoltes, causées par des pluies excessives, ont fréquemment eu lieu entre 1457 et 1540 AD (Broc 2014). Dans ce contexte, il est possible que la seconde élévation des abondances de coléoptères aquatiques à Cannuta et le pic des Isoetes enregistrés à Saleccia et à Spizicciu entre 390-190 cal. BP (Figure 17) aient un lien avec les conditions plus humides du PAG, comme le propose Vella et al. (2014). Mais il est raisonnable de conclure que là encore, les indices d’érosion à Cannuta semblent avoir été principalement influencés par les activités anthropiques, ces dernières ayant pu exacerber la réponse érosive des versants au changement climatique du PAG.

VI. Conclusion

Bien que les interprétations proposées dans cette étude soient encore préliminaires, l’analyse multiproxy des sédiments de Cannuta révèle un schéma paléoécologique complexe de cette plaine alluviale littorale depuis 5900 cal. BP. Cette étude représente la seule contribution des insectes fossiles et de la géochimie à la connaissance des changements environnementaux holocènes sur la côte occidentale de Corse. En comparant ces proxies avec les précédentes données polliniques, il a été possible :

(1) d’évaluer l’évolution de l’influence marine sur la zone humide et les dynamiques du marais, (2) de revoir les précédents schémas proposés concernant l’histoire de la végétation thermophile

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(3) d’explorer les rôles potentiels de l’occupation humaine du territoire et des changements climatiques récents sur l’érosion des versants.

Le croisement des données géochimiques et entomologiques a permis de mettre en évidence la présence de gypse et d’une faune halotolérante et de milieu sableux, indiquant que le marais de Cannuta était un environnement lagunaire depuis au moins 5900 cal. BP. Toutefois, contrairement à la dynamique mise en évidence dans les articles 1 et 2, une déconnection rapide de la zone humide avec les apports marins apparaît après 5000 cal. BP, suivie d’une diminution de la salinité jusqu’à 1240 cal. BP. Après cette date, l’entomofaune atteste du développement des conditions palustres à Cannuta et de l’expansion des macrophytes qui ont permis l’établissement d’une aulnaie et saulaie flottante unique pour la Corse. Une autre contribution de ces résultats a été de démontrer : (1) que Myrtus était présent dans l’Agriate au moins 2200 ans plus tôt que les premières occurrences polliniques de cette plante ; (2) que le figuier a pu connaitre une phase d’expansion favorisée par l’Homme entre 5770 et 4160 cal. BP, c’est à dire durant la transition de végétation entre Erica arborea et Quercus ilex ; et (3) que la ré-expansion d’Erica

arborea et des maquis à Cistus entre 1200 cal. BP et la période subactuelle résulte d’un changement des

pratiques anthropiques favorisant le pastoralisme transhumant et les produits de la cueillette.

Par ailleurs, cette étude suggère que le développement de la zone humide de Cannuta durant le dernier millénaire s’est accompagné de plusieurs épisodes détritiques. De précédentes études paléoenvironnementales avaient montré un schéma similaire dans d’autres vallons de l’Agriate pour cette dernière période et évoqué le paramètre climatique. Si l’on se réfère aux rares données de Corse et à celles disponibles ailleurs en Méditerranée, la possibilité que les fluctuations climatiques holocènes récentes (Anomalie Climatique Médiévale et Petit Âge Glaciaire) aient affecté la dynamique hydro- sédimentaire dans le bassin versant de la plaine alluviale de Cannuta semble plausible. Toutefois, l’occupation humaine et l’impact des pratiques pastorales sur les versants apparaissent déterminants pour comprendre les changements enregistrés à Cannuta. En outre, en l’absence d’estimations des paléotempératures et paléoprécipitations en Corse au-delà des derniers 600 ans, une grande prudence quant à l’interprétation des changements hydro-sédimentaires en matière de facteur climatique est nécessaire. Sur ce point, des analyses à haute résolution de ces paramètres climatiques multimillénaires sont nécessaires en Corse : elles permettraient de mieux corréler les études paléoenvironnementales de l’île avec les autres enregistrements méditerranéens.

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Chapitre VI : Synthèse et discussion