• Aucun résultat trouvé

3.3. Présentation des entrevues

3.3.2. Qualité de vie au travail

3.3.2.1. Changements depuis l’adoption de la Loi 10

Le travail réalisé sur le terrain nous a permis de comprendre la réalité de chaque personne interviewée et il va de soi que leur réalité influence la perception qu’ils ont de leurs conditions de travail. Toutefois, les propos tenus par les participants permettent de dégager certaines similitudes dans les changements vécus par les gestionnaires depuis la mise en œuvre de la Loi 10.

Le premier élément abordé par les participants est le fait que la bureaucratie a augmenté avec l’avènement de la Loi 10. Les participants trouvent qu’ils travaillent dans d’immenses organisations et que cela peut engendrer des problèmes à plusieurs niveaux. À deux reprises, des participants ont comparé les CIUSSS avec « Les douze travaux d’Astérix »20 afin

d’expliquer que l’ensemble des processus (service de dotation, service informatique, service des finances, service des achats, etc.) s’est complexifié depuis la Loi 10.

77

« Ce qui s’est complexifié, c’est qu’on a plus de tâches et plus de services. […] C’est une grosse machine le CIUSSS, c’est rendu une grosse machine administrative et parfois, je trouve […] qu’on est comme dans les douze travaux d’Astérix. […] Si tu veux une demande informatique, tu dois compléter le formulaire, il l’analyse et te réponde. Si tu as oublié un quelconque détail, il te le renvoie et te dise que tu n’as pas mis le point-virgule à la bonne place. Il y a certaines contradictions, puisqu’on nous dit qu’on doit faire de la proximité et être proche, mais d’un autre côté, le fait d’être gros comme ça, ça nous éloigne de cette proximité. »21

« On a été habitué à travailler en petit territoire, même s’il est grand. […] Tous les gestionnaires […] étaient étroitement liés, c’était facile de faire des liens, c’était facile de travailler ensemble. Donc moi, si j’avais un problème informatique, je savais exactement qui appeler. On se rend compte que c’était de l’or finalement, parce que maintenant, avec les CIUSSS, si tu as un problème informatique, tu dois passer par Jérusalem et revenir par Israël. C’est la maison d’Astérix pour avoir le laissez-passer A-39. On est supposé avoir diminué la bureaucratie, mais… »22

La grande majorité des participants déplore la lenteur des procédures et les délais d’attente élevés, ce qui nuit à la bonne conduite de plusieurs dossiers. Autrement dit, le fait que l’ensemble des processus ait changé engendre pour certains gestionnaires des délais d’attente plus longs. Les participants avaient plusieurs exemples à nous donner, en voici quelques-uns.

« À l’entretien et la réparation du bâtiment, on fait souvent affaire avec des fournisseurs extérieurs qui viennent faire des réparations qu’on n’est pas capable de faire avec nos ouvriers à l’interne. […] Depuis la fusion du CIUSSS, il y a beaucoup de nos fournisseurs qui trouvent que […] c’est long avant de se faire payer. Maintenant, il y en a beaucoup qui ne veulent plus faire leur travail avant d’avoir le numéro d’ordre, mais pour avoir le numéro d’ordre, je dois aller dans le système GRM, remplir le formulaire, qui lui est automatiquement envoyé aux approvisionnements. Aux approvisionnements, il l’analyse et m’envoie ou envoie aux fournisseurs le numéro d’ordre, mais parfois […] il ne te le donne pas tout de suite et ils disent je suis rendu à telle date et quand ça va être ton tour, ça va être ton tour. »23

21 Entrevue, 9 janvier 2019 22 Entrevue, 10 janvier 2019 23 Entrevue, 9 janvier 2019

78

« Il y a certains services où l’on voit que c’est très difficile. Les ressources humaines et les ressources financières n’ont pas l’air d’être structurées encore totalement et ce que l’on entend c’est que les gens sont fatigués, brûlés, qu’ils s’en vont en maladie et que les équipes sont réduites. […] Il faut compenser pour les directions de soutien qui devraient nous soutenir. […] On doit chercher plus, faire plus de démarches, répondre à nos intervenants […] et c’est des pertes de temps. […] Parfois, pour avoir une réponse, l’intervenant ne sait pas où cogner, donc il appelle à plusieurs endroits pour finalement se faire dire de se référer à son gestionnaire. Le problème concernait la finance et moi je ne travaille pas aux ressources financières, je travaille aux cliniques. Finalement, j’ai dû refaire des appels […] pour finalement avoir une réponse, mais la réponse n’est toujours pas satisfaisante. »24

Le deuxième élément abordé par les participants est l’augmentation de leur charge de travail. Plusieurs participants affirment que leur tâche, suite à la mise en œuvre de la Loi 10, était inhumaine et irréaliste. En fait, ils soulignent que les heures de travail ne leur permettaient pas d’accomplir l’ensemble des tâches reliées à leur poste. De ce fait, ils doivent travailler plus de 35 heures par semaine et certains d’entre eux avouent travailler régulièrement de la maison. Malgré toutes ses heures de travail supplémentaires, ils n’arrivent pas nécessairement à reprendre le dessus sur l’ensemble des tâches qu’ils ont à réaliser.

« Je suis payée 35 heures, mais j’en fais près de 60-70. […] Je le fais [télé-travail] quand je suis en vacances. Je vais te donner un exemple, cet été quand j’étais en vacances […] j’ai dû faire un choix comme gestionnaire : soit j’attends de revenir au travail deux semaines plus tard, mais là mon agenda est booké complètement ou bien je travaille sur mon temps de vacances […] 2-3 fois par semaine pour aller lire mes courriels afin de revenir de vacances en sachant quelles sont mes priorités. Moi d’arriver pis de ne pas savoir où je m’envais et c’est quoi mes priorités, je ne suis pas capable. »25

« Il faut arriver plus tôt et c’est bien rare qu’on fait 7 heures. Déjà en partant notre dîner, 4.5 fois sur 5 on ne le prend pas, donc ça veut dire qu’à peu près 1 fois par deux semaines on doit prendre notre heure de dîner. […] On arrive souvent avant et on part après, donc oui ça c’est sûr que ça a changé beaucoup et si tu ne le fais pas […] c’est toi qui payes au bout du compte. Donc, les journées sont en moyenne de 9-10 heures.

24 Entrevue, 10 janvier 2019 25 Entrevue, 8 janvier 2019

79

[…] C’est comme quand on prend une semaine de vacances […] ; la semaine avant on fait 60 heures et la semaine d’après 60-70 heures. »26

En plus, l’une des propositions que la Loi 10 contenait était la spécialisation des secteurs. Toutefois, plusieurs gestionnaires interviewés font un lien entre cette spécialisation des secteurs et leur augmentation de travail. Certains participants ont vécu cette spécialisation des secteurs de manière plutôt difficile, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, cette spécialisation des secteurs a engendré, dans certains cas, une augmentation du nombre de sites à gérer.

« Avant ça, les gestionnaires étaient responsables de plusieurs secteurs dans une même installation […] avec la fusion, la Loi 10, ce que ça a fait, c’est que maintenant les directions ont spécialisé les secteurs […], j’ai gardé que les secteurs spécialisés, mais répartis dans plusieurs installations, sur 5 installations. […] Ils ont éclaté toutes nos fonctions. »27

Ensuite, le fait d’avoir plus de sites à superviser engendre des difficultés en termes de gestion. En fait, en ayant plus de sites et plus de personnes à superviser, certains gestionnaires ressentent un éloignement avec leurs employés et ainsi ont de la difficulté de maintenir des liens professionnels. Ceci dit, la situation n’est pas plus facile pour les employés supervisés, qui eux, avaient l’habitude de voir leur gestionnaire à chaque jour, avant la Loi 10 et qui maintenant le voit une journée par semaine tout au plus28.

« De rester dans la même bâtisse, pour le personnel, c’est positif. Ils nous voient à tous les jours, même si ce n’est pas pendant tout leur quart de travail. […] Le personnel trouve ça extrêmement difficile maintenant. »29

De plus, la spécialisation des secteurs a fait en sorte que les gestionnaires gèrent des secteurs avec différents types de professionnels et non plus un type de professionnel dans plusieurs secteurs différents. C’est pour cette raison que plusieurs gestionnaires ont affirmé avoir dû

26 Entrevue, 10 janvier 2019 27 Entrevue, 8 janvier 2019 28 Entrevue, 8 janvier 2019 29 Entrevue, 8 janvier 2019

80

revoir leur manière de gérer le personnel. En fait, plusieurs d’entre eux n’avaient géré qu’un seul type de professionnel pendant leur carrière et bien souvent les professionnels qu’ils géraient avait la même profession qu’eux avant qu’ils deviennent gestionnaires. Ainsi, l’avènement de la Loi 10 a fait en sorte qu’ils ont dû en apprendre davantage sur des réalités qu’ils ne connaissaient pas auparavant.

« Ce qui a changé beaucoup, c’est la manière d’être gestionnaire; il faut gérer différemment. Moi je gérais des infirmières […] et maintenant la manière qu’on a divisé a fait en sorte que je gère tous professionnels confondus qui vont à domicile. […] Je gère tous types de professionnels et ça été ça la grosse différence. »30

« On a des gestionnaires qui ont été pendant 5, 10, 15 ans dans une situation qui était bien et un changement est survenu, mais ce n’est pas un changement qui était petit, c’est un changement qui les a amenés à revoir leur façon de gérer. Quand tu gères une équipe en proximité ou que tu en gères 5 sur 5 sites différents avec une charge de travail qui est plus élevée, tu ne peux pas utiliser les mêmes outils de travail, tu ne peux pas utiliser les mêmes stratégies de communication. »31

Notons tout de même que certains répondants ont moins de personnel à gérer et moins de sites à superviser depuis la mise en œuvre de la Loi 10, et ce, entre autres à cause de la spécialisation des secteurs. Qui plus est, il est normal que certains gestionnaires aient moins de sites et d’employés à superviser suite à l’adoption de la Loi 10, puisque celle-ci touche un groupe de travailleurs hétérogène et ainsi n’affecte personne de la même manière.

Selon plusieurs répondants, la Loi 10 a engendré des coupes au niveau des directions de soutien. Comme son nom l’indique, ces directions ont pour principal objectif de soutenir les gestionnaires à différents niveaux. Toutefois, les coupures prévues par la Loi 10 ont fait en sorte que ces directions ont plus de tâches à effectuer avec moins de ressources et donc, une difficulté à offrir tout le soutien nécessaire aux gestionnaires32. Les participants soulignent

30 Entrevue, 10 janvier 2019 31 Entrevue, 17 décembre 2018 32 Entrevue, 17 décembre 2018

81

que les directions de soutien ne sont plus en mesure de réaliser leur travail, ce qui fait en sorte que les gestionnaires sont laissés à eux-mêmes dans plusieurs situations.

« On dirait que la bureaucratie ne suit pas notre rythme et n’est pas capable de nous supporter. […] Les directions de soutien sont toujours un peu en retard. La bureaucratie fait que c’est plus long, c’est très long et avant ce n’était pas comme ça. Donc, oui on a diminué le taux d’encadrement et c’était le but de cette loi-là, mais je pense, qu’après 4 ans, il réalise que le taux d’encadrement qu’il ont diminué va avoir eu des effets négatifs à certains endroits. »33

Qui plus est, en diminuant le taux d’encadrement, le gouvernement a mis une pression supplémentaire sur les gestionnaires qui ont gardé leur poste, ce qui a engendré beaucoup de départs en épuisement professionnel dans les 2 années qui ont suivi l’adoption de la Loi 10. Ceci s’explique, selon les participants, par le fait que les employés qui sont restés en fonction ont dû cumuler des fonctions à leur tâche qui était déjà inhumaine au départ.

« On a aboli des postes, mais pas de travail… Le travail s’est répercuté sur les postes qui sont restés, donc la charge de travail qu’on identifie pour chacun des postes aujourd’hui est souvent plus importante que celle qu’on avait auparavant. Donc, en plus d’exercer dans des conditions plus difficiles, on a une charge de travail qui est plus importante. Donc, cet amalgame-là ensemble amène les gestionnaires souvent à être dans une situation de déséquilibre assez importante. »34

« J’ai fait mon premier et seul burn-out un an et demi après l’entrée en vigueur de la Loi 10. […] J’étais responsable de désengorger 5 centres hospitaliers. C’était trop, mais en quelque part, c’était, dans tout le bouleversement et l’improvisation, dans les courts délais. Le fait d’amener une réingénierie complète a eu des drames humains importants. […] J’ai eu la moitié de mes collègues proches qui sont partis en épuisement professionnel au cours des deux années autour de la Loi 10, à partir de quand c’est arrivé et deux ans après. […] Quand il y en a un qui part, ceux qui restent prennent la relève des autres, il n’engage pas de nouveaux cadres, donc c’est des cumuls de fonctions. C’est une augmentation de la charge de travail, qui est déjà inhumaine. J’ai travaillé beaucoup dans ma vie, mais jamais comme ça; le soir, la nuit, se réveiller la nuit pour travailler parce qu’on n’est pas capable de dormir. Tu as

33 Entrevue, 10 janvier 2019 34 Entrevue, 17 décembre 2018

82

toujours l’impression que c’est toi qui n’es pas capable de suffire à la tâche. […] Ça s’est produit chez plusieurs de mes collègues. »35

Finalement, le dernier élément que les participants ont souligné est la perte de pouvoir associée à leur poste. Comme nous l’avons mentionné dans les caractéristiques des participants aux entrevues, plusieurs d’entre eux affirmaient être devenus gestionnaires pour améliorer le système de santé québécois. Toutefois, plusieurs ont été déçus de voir que l’avènement de la Loi 10 a engendré une perte de pouvoir et une diminution des décisions à prendre, puisque ceci leur a donné l’effet d’avoir encore moins d’impact sur le réseau de la santé.

« Pour prendre des décisions, il faut monter, parce que les gestionnaires ou les cadres intermédiaires on prend des petites décisions et ça, je trouve que c’est un aspect qui a beaucoup changé. […] Je prenais plus de décisions que ça avant, j’en prends moins maintenant. En fait, c’est beaucoup mon directeur adjoint qui prend les décisions maintenant. Il me semble que mon terrain de jeu de décisionnel a diminué depuis la Loi 10. J’ai un petit peu moins de pouvoir. Il faut que je demande la permission plus souvent je trouve. »36

Documents relatifs