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Le changement dans les organisations publiques, un processus complexe

La conduite du changement diffère d’une organisation à une autre qu’il devient difficile d’en proposer un modus operandi transférable (Rondeau, 2008). Nous ne pouvons pas prévoir à l’avance la trajectoire du changement ou bien ce sur quoi il va déboucher, étant donnée son caractère imprévisible et complexe. « Il est futile de croire que l’on peut soumettre un phénomène aussi insidieux et chaotique à une méthodologie rigoureuse en croyant ainsi contrôler tous les aléas d’un bouleversement de situation. » (Rondeau, 2008, p.6).

Le changement est d’autant plus difficile dans le contexte des organisations publiques. Celles- ci sont fidèles à une logique d’exécution des directives des autorités de tutelle sans aucune capacité de réaction, au point d’être obstinées par le contrôle et le respect de la règle. La bureaucratie au sens wébérien de Max Weber est explicitement conçue pour obéir et non pas pour imaginer. La gestion publique est fortement imprégnée par la prédominance de la règle juridique. Les acteurs publics sont formés à la discipline et à l’obéissance ce qui amplifie leurs comportements attentistes et passifs.

Dans la littérature relative au changement de politique publique, les auteurs James et Lodge, (2003) cités dans Delpeuch (2008), dégagent principalement deux facteurs inhibiteurs : l’inadéquation de la matrice cognitive du contexte d’accueil de la solution importée et la volonté de maintien du statuquo.

La réforme publique à travers la transition vers un nouveau modèle de gestion déploie des mécanismes de type marché (MTM), ce qui ne va pas tarder à se répercuter sur les acteurs publics. Ces derniers, au contact direct de ces outils, seront les premiers concernés et les plus touchés par la transition. Ils risquent de se trouver dans une situation de « dissonance cognitive » (Festinger, 1957), dans la mesure où ils sont appelés à manipuler des outils qui véhiculent des valeurs allant à l’encontre de leur référentiel de base. Les acteurs publics sont

plongés dans un état de « schizophrénie » grave. « Les instruments ne sont pas des outils axiologiquement neutres et indifféremment disponibles. Ils sont au contraire, porteurs de valeurs, nourris d’une interprétation du social et de conceptions précises du mode de régulation envisagé » (Lascoumes et Le Galès 2004). La cohabitation de valeurs publiques et privées créent chez les acteurs publics des conditions paradoxales et des ambivalences de perceptions. En effet, le secteur public présente des spécificités qui risquent d’entrer en conflit avec les valeurs véhiculées par les pratiques inspirées du privé. L’organisation publique consacre une rationalité juridique mettant l’emphase sur le respect des règles et des procédures au détriment même de l’atteinte des résultats ce qui est de nature à rigidifier les comportements des acteurs publics, éliminant toute capacité d’innovation et de prise de risque. En effet, les pratiques héritées du passé ont valeur de « routines » et de « règles » fortement ancrées et enracinées dans l’esprit des acteurs publics qui auront du mal à s’en détacher. Au cours de son histoire, l’organisation publique aura accumulé une expérience et des routines qui seront difficiles à démanteler. Les organisations disposent de mémoires, de normes, et de systèmes culturels (Shrivastva, 1987).

Par ailleurs au-delà de l’inadéquation de la matrice cognitive qui se pose comme un obstacle au changement, il y a un autre facteur non moins important qui pèse sur le succès du changement ou son échec, il s’agit du statuquo. Les pratiques héritées du passé sont aussi une garantie pour les acteurs publics qui veulent préserver l’état actuel des choses. Les acteurs craignent de perdre les avantages de la situation actuelle, notamment une redéfinition de la cartographie des relations de pouvoir qui ne leur soit pas bénéfique. La résistance au changement s’explique en partie par les effets qu’il induit sur les relations de pouvoir. En effet, le changement quelque soit son ampleur va altérer les relations de pouvoir, qui lient les individus les uns aux autres au sein de l’organisation (Rouillard, 2003).

Après avoir fait la lumière sur le changement institutionnel et sur le changement organisationnel, il ressort des différents développements théoriques précédents que ces deux changements relèvent de deux ordres de grandeurs substantiellement différents. Ils viennent à contredire l’hypothèse selon laquelle changement organisationnel et changement institutionnel sont identiques ou substituables. En effet, le NPM a tort de vouloir restreindre la réforme institutionnelle à un changement organisationnel. Il serait plus pertinent, à la lumière des développements antérieurs, de penser le changement institutionnel et le changement organisationnel comme deux phénomènes complémentaires. La réforme publique, serait en fait un système à double vitesse. Il faudrait rompre avec la logique de substituabilité qui a

longtemps dominé pour s’inscrire dans une nouvelle logique d’alternance. C’est dans ce sens que Bouckaert (2003) décrit le passage d’un Etat wébérien à un Etat néo-wébérien par référence à une stratégie de réforme de la gestion publique fondée sur le couple « maintenir- moderniser ».

Cette tension constante entre changement et stabilité trouve son explication dans la dépendance au sentier. Cette notion est au cœur de l’analyse de la réforme des politiques publiques. Nous allons essayer dans ce qui suit de démontrer en quoi la réforme dans les organisations publique répond à une double dynamique et s’opère à différents rythmes. Le référentiel global, en dépit de sa prédominance, ne se diffuse pas de la même manière entre les pays. Les politiques publiques des pays importateurs seront affectées à différents degrés par ce nouveau référentiel global. La montée en puissance du « référentiel de marché » porté par le NPM ne signifie pas que tous les secteurs publics vont migrer et se convertir mécaniquement pour épouser l’idéologie néolibérale. Les pays « importateurs » tout en adhérant au nouveau modèle procèdent à un processus de reconstruction cognitive et normative. Un changement de référentiel n’implique pas nécessairement la disparition de tous les aspects de l’ancienne politique. C’est ainsi que la réforme publique à travers l’immixtion de pratiques managériales privées dans le secteur public doit être pensée en complément de politiques d’adaptation (Merrien, 1999). Delpeuch (2008) identifie le degré de compatibilité de la politique publique importée avec les structures institutionnelles du pays d’accueil et son degré de cohérence avec les politiques existantes comme deux paramètres déterminants du succès du transfert. En effet, l’existence de similitudes entre la solution importée et l’environnement d’accueil est de nature à faciliter le transfert contrairement aux dissemblances qui risquent de se dresser comme des freins qui l’inhibent et le ralentissent. Muller (2005) met en garde contre une utilisation trop schématique de l’idée du changement de référentiel. Pour mettre de l’avant l’impératif de re-contextualisation des politiques publiques, il s’est s’intéressé au système de protection sociale. Il a conclu que la politique de réforme bien qu’elle réponde à la même contrainte cognitive et normative, elle présentait des divergences entre les pays. Ravinet (2006) dans le même ordre d’idée et dans le domaine de l’enseignement universitaire a mis en exergue le poids de la dépendance au sentier. « Le processus de Bologne », censé unifier l’enseignement, une fois mis en œuvre a pris des formes diverses en fonction de la place historique des universités (Muller, 2005). La dépendance au sentier et indépendamment des forces d’isomorphisme institutionnel,

intervient pour maintenir en place les spécificités institutionnelles du pays ou du secteur en question. En effet, certaines caractéristiques fondamentales doivent persister et subsister même en présence des nouvelles idées injectées dans l’environnement institutionnel. En pratique l’application des préceptes de la NGP diffère d’un pays à un autre et d’un secteur à l’autre (Merrien, 1999). En effet, les spécificités institutionnelles du contexte d’accueil vont remodeler les nouvelles politiques publiques et les nouvelles pratiques pour assurer l’adéquation. La tendance à la « globalisation de l’action publique en matière d’enseignement, n’est pas synonyme de neutralisation des capacités d’action des Etats nationaux, qui, en substance, hybrident et recontextualisent les orientations normatives reçues » (Draelants et Maroy, 2007, p.15). En raison de la dépendance au sentier, le transfert de politiques publiques est bien loin de l’imitation pure et simple. Delpeuch (2008) appelle à mesurer l’écart qui sépare le modèle original de son imitation. Rose (1995), répartit les

transferts sur un spectre. A une extrémité de ce continuum, il place l’imitation pure et simple

et à l’autre extrémité l’inspiration. Cet accent mis sur l’écart entre imitation-inspiration renvoie à l’idée d’un « bricolage institutionnel ». Un modèle institutionnel importé ne peut être répliqué comme tel, il y a des facteurs organisationnels qui entrent en jeu et qui vont favoriser sa migration vers une trajectoire ou une autre. On est bien loin d’une imitation pure et simple, le modèle institutionnel, objet du transfert doit agir « comme une source d’inspiration, un repère servant à définir une orientation pour la fabrication d’une solution en partie originale et en partie copiée…Les greffes ne sont jamais identiques au modèle importé et les emprunts extérieurs sont toujours soumis à des logiques internes d’appropriation » (Delpeuch, 2008, p.9). L’opération de transplantation est une opération complexe qui engage toujours des processus de traduction, d’interprétation, d’emprunt sélectif, d’adaptation et qui entraine impérativement une dénaturation du modèle original

(Delpeuch, 2008). Ces différents processus, vont en effet se combiner pour déboucher sur un

nouveau modèle institutionnel original soit des politiques publiques singulières qui empruntent certes des fragments au modèle originel tout en cultivant leurs spécificités et particularismes institutionnels. Le transfert suppose toujours une oscillation entre d’une part imitation et d’autre part innovation dans la préservation des traditions héritées.

Les politiques publiques « transférées » prennent généralement la forme d’un « bricolage institutionnel ». Il faut soumettre la nouvelle politique à un processus d’adaptation au contexte local de réception, c’est ce que Van Zenten (2004) appelle « hybridation » ou « créolisation ». Lors d’un transfert de politique publique, il ne faut pas perdre de vue le poids de la culture et

de la tradition locale. Il faut s’attendre à des conflits lorsque les modèles transnationaux viennent à être concrètement greffés aux politiques et pratiques institutionnelles déjà en place. Il convient de distinguer deux moments cruciaux de tout transfert de politique publique : mimétisme institutionnel et dépendance au sentier (Draelants et Maroy, 2007).

Le processus de mimétisme institutionnel, répond à un mouvement « d’encastrement » des politiques publiques dans un cadre transnational marqué par une forte globalisation des politiques. On assiste à l’échelle mondiale à un « effet de contamination » de grande envergure au niveau des transferts des concepts et des pratiques. En face, intervient un processus de dépendance au sentier pour tenter de contrôler et de maitriser l’ampleur des changements et veiller à assurer la stabilité et la continuité du modèle en place. Les études comparatives inter-pays révèlent en effet de fortes variations qui persistent. Elles imputent ces variations aux processus institutionnels de dépendance au sentier qui entrainent des effets d’hybridation en raison de la superposition de diverses logiques dans la définition et l’action publiques (Draelants et Maroy, 2007).

En raison de la dépendance au sentier, le changement institutionnel ne peut jamais se concrétiser en faisant table rase du passé, il ne peut jamais y avoir de « recommencement à zéro » (Rouillard, 2003). Il s’agit de construire du neuf en s’inspirant de l’ancien. Décliné sous cet angle, le changement est bien loin d’une compréhension dichotomique qui distingue entre rupture et continuité. Le changement n’est en fait qu’un ensemble de continuités et de ruptures qui s’enchainent dans le temps. Il suit une dynamique à double vitesse où les périodes longues de changement graduel sont ponctuées par des périodes plus courtes de changement radical soit de crise. Pendant les périodes longues, la « path dependence » s’exprime clairement à travers la reproduction institutionnelle. En revanche les périodes courtes qui correspondent au changement radical sont celles ou le sentier se trouve entamé ou il y a donc innovation institutionnelle.

Cette ambivalence des perceptions pesante dans le domaine de la réforme publique nous pousse à nous écarter des approches dites « classiques » du changement. Elle nous invite à réfléchir sur un nouveau modèle d’action qui tienne compte des tensions contradictoires. Les approches classiques pensent le changement comme un processus linéaire et mécanique sans prendre en compte les aspects contradictoires. Elles séparent clairement les deux pôles « l’action » et « le contexte » et à travers eux le changement et la stabilité (Perret, 1996). Il serait pertinent pour pouvoir saisir le processus de changement avec toutes ses contradictions

de rompre avec une logique dichotomique pour s’insérer dans une nouvelle logique dialectique dynamique. Bourret (2007) met l’accent sur l’intérêt d’une analyse dialogique de la réforme. Selon Morin (2003), l’approche dialogique à la différence de l’approche dialectique « ne dépasse pas les différences dans une synthèse, elle les conserve tout en insistant sur les complémentarités… » (Bourret, 2007, p.5). Elle permet de concilier conjointement opposition et complémentarité.

Conclusion

Le deuxième chapitre à servi à élucider la dualité qui se pose entre institution et organisation d’une part et entre changement institutionnel et changement organisationnel d’autre part. Il a été structuré en quatre grandes sections. Tout d’abord, la première section a permis de dresser le « portrait » d’une institution en termes de caractéristiques, de dimensions et de fonctions et de démontrer qu’institution et organisation ne sont pas substituables, mais qu’elles présentent deux ordres de grandeur distincts. L’institution et l’organisation, tout en ayant des points en communs, se doivent de maintenir des distances entre elles et de préserver les caractéristiques qui font leurs spécificités. Ensuite, la deuxième section, a porté sur le changement institutionnel en mettant en avant, les théories qui le fondent, les dimensions qui le caractérisent et les mécanismes qui le portent. Il a été démontré que le changement institutionnel relève d’un niveau macro social et qu’il ne peut être réductible à un changement organisationnel. Partant de ces résultats ayant émergé des deux premières sections, nous avons dans la troisième section, été en mesure de mettre l’accent sur l’incohérence théorique du NPM. En effet, ce dernier en voulant aborder le changement institutionnel, soit la réforme publique, comme changement organisationnel, est tombé dans le « piège » du fonctionnalisme porté vers les outils de gestion en ignorant leur poids social et le rôle des usagers dans leur conception et/ ou utilisation. Cette conception du changement prônée par le NPM est d’autant plus inadaptée dans le cas des organisations publiques, par essence bureaucratiques, donc plus enclines à l’inertie et à l’immobilisme.

Chapitre 3 : L’analyse sociologique, une autre perspective pour