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Introduction à la dynamique des nanotechnologies

A. Ce#que#peut#dire#une#nanoJimage#

Les nanotechnologies émergent à partir des années ’80, dans la foulée de la création du microscope à effet tunnel. À la fin de la décennie, deux chercheurs parviennent à déposer des atomes de xénon sur une surface de nickel, parvenant à reproduire le logo de la firme pour laquelle ils travaillent, IBM (fig. 1). L’image, qui sera très largement diffusée, consacre l’irruption des nanotechnologies dans notre monde, leur venue à l’existence. Cette image constitue donc un événement : pour la première fois, les nanotechnologies deviennent visibles. On ne sait rien du but ni des possibles ouverts par cette image, mais on sait qu’elle est faite d’atomes individuels qu’il a été possible d’isoler et de manipuler. En soi, cette image, sobrement intitulée « The Beginning », œuvre à la manière d’une révélation : la grande Terra

Incognita du XXIème siècle s’ouvre enfin devant l’humanité27.

Figure 1: « The Beginning ». Logo d’IBM composé d’atomes de xénon déposés sur une surface de nickel

Source : d’après Eigler and Schweizer (1990)

Cette image a largement matérialisé la prophétie historique qu’avait énoncée le Prix Nobel de Physique, Richard Feynman, dès 1959 : « There is plenty of room at the bottom » (Feynman, 1959). Dans ce discours qui a fait date, Feynman annonce : « What I want to talk about is the problem of manipulating and controlling things on a small scale. As soon as I mention this, people tell me about miniaturization, and how far it has progressed today. (…) But that’s nothing; that’s the most primitive, halting step in the direction I intend to discuss. It

26 Les éléments proposés dans cette section puisent une très large inspiration, toutefois complétée et ré-articulée,

dans un article paru précédemment dans La Revue nouvelle (Thoreau, 2011).

27 Quelques-unes des nano-images reproduites dans le présent chapitre s’apprécient nettement mieux en

is a staggeringly small world that is below. In the year 2000, when they look back at this age, they will wonder why it was not until the year 1960 that anybody began seriously to move in this direction » (ibid.). Ironie de l’histoire, il aura fallu attendre le tournant du siècle, et l’an 2000 précisément, pour entrevoir les contours d’un mouvement de vaste ampleur vers le développement des nanotechnologies. En réduisant progressivement la taille à laquelle nous sommes capables d’écrire des textes, prévoit Feynman, virtuellement toute la connaissance produite à l’époque depuis laquelle il s’exprime — qu’il estime à 28 millions de volumes — tiendrait dans le creux de la main : « All of the information which all of mankind has ever

recorded in books can be carried around in a pamphlet in your hand » (ibid.).

Dorénavant, il est possible d’isoler et de manipuler à l’échelle atomique ; voilà le message véhiculé par l’image IBM, parue dans la revue Nature. Elle a produit un effet proprement disruptif, amorçant le début d’une ère nouvelle. Elle a connu une très large diffusion, jouant un rôle primordial pour accréditer la réalité des nanotechnologies. De ce fait, elle a provoqué l’étincelle qui allait laisser libre cours à la prolifération d’imaginaires. Du moins, c’est la lecture rétrospective qui en est communément admise, et la plupart des écrits qui traitent des images de nanotechnologies font figurer celle-ci en bonne place, fondatrice de l’ère des nanotechnologies (par exemple : Milburn, 2008, p. 31 ; Ruivenkamp, 2011, p. 8).

L’utilisation des nano-images par les institutions de recherche continue d’être très fréquemment utilisée. Parce qu’elles font exister les nanotechnologies en les donnant à voir, créer des images est resté pour les chercheurs une manière de joindre l’utile à l’agréable. Prenons un exemple aux antipodes d’IBM, celui de chercheurs de l’Université catholique de Louvain (UCL). Ceux-ci ont reproduit le logo de leur institution d’appartenance à l’aide de « nano-fils » et publié cette image dans la revue Nanotechnology. Outre l’indéniable attachement à leur alma mater dont ces derniers ont fait preuve, il leur a fallu assembler un « pattern » pour parvenir à reproduire cette image, qui visait précisément à démontrer la complexité – donc la fiabilité et la précision – de leur technique de fabrication de ces nano- fils. Voilà donc une image qui inscrit, toujours au sens de Latour (Latour & Woolgar, 1996 [1979]) une réalisation scientifique, qui la stabilise, et qui donne à voir la docilité des nano- fils, de manière sans doute plus convaincante que des schémas ou des images moins évocatrices. L’un des auteurs de cette publication, que nous avons interviewé à plusieurs reprises, a fait sien l’adage de Saint-Thomas et répétait souvent que « seeing is believing »28. Il est donc certes question d’emporter la conviction. Au-delà, cependant, la visualisation devient clairement un terrain de jeu, une manière d’argumentation ludique, où peut librement s’exprimer une capacité d’imagination. Dès lors, la première fonction de l’image n’est-elle pas de procurer aux chercheurs qui l’ont composée le plaisir de renouer avec des pratiques créatives, menacées par les évolutions du contexte dans lequel s’inscrit l’activité

scientifique ?

Figure 2: le logo de l’Université Catholique de Louvain

Source : A. Vlad et al. (2006), p. 4875

Ces images partagent une constante, qui est le souci de vulgariser les travaux des chercheurs, c’est-à-dire de faire de la publicité (au sens premier de « rendre public »). En effet, les nano-images s’accompagnent toujours29 d’une légende, ou d’un commentaire, qui détaille la technique mise en œuvre, en quoi elle est particulièrement innovante ou permet de lever une difficulté technologique. Aussi forte puisse être la symbolique que ces images véhiculent, leur vocation à frapper l’imagination, cette explication a bien souvent pour effet de les ramener brutalement au niveau du sol, du monde vécu. D’un coup, le récepteur des images peut éprouver la sensation qu’on ne badine plus avec la réalité. L’image devrait alors se lire comme une invitation, un « produit d’appel » dont l’unique but serait d’inciter toute personne intéressée à aller plus loin, à se documenter, à faire plus ample connaissance avec ces techniques précises que l’image n’aura servi qu’à introduire, modestement.

Ainsi, une des conditions de leur circularité est leur enjolivement, comme en témoigne le recours presque systématique aux retouches d’images30. Ashley Shew juxtapose, dans un article, le logo « authentique » de la firme I.B.M., originalement publié dans la revue Nature, et le logo « amélioré » reproduit ci-dessus (Shew, 2008), qui illustre bien la différence entre,

29 Sauf dans les cas où ces images sont ouvertement mises au service d’un projet artistique.

30 Cette incise n’a rien d’ironique. Dans un article paru dans la revue Nature Nanotechnology, C. Toumey

s’interroge sur ces altérations qui ont pour effet de rendre attractives, en rendant visibles, les nanotechnologies (Toumey, 2007). Ainsi, il revient sur le cas d’une de ces « nano-fleurs », réalisée par G. W. Ho, de l’Université de Cambridge (UK). Sa coloration en bleu procure au récepteur de l’image un sentiment de sérénité et l’impression d’une texture veloutée. Toumey expérimente différentes couleurs et découvre que le même motif, coloré en vert, évoque irrésistiblement… la texture du chou, un motif tout de suite moins « appétissant ».

d’une part, le résultat obtenu par l’intermédiaire d’un instrument et, d’autre part, l’image « The Beginning », qui a eu la trajectoire dans le collectif et l’importante circularité que l’on sait31. La différence est frappante.

Figure 3: le logo I.B.M. originel

Source : I.B.M., 1990, reproduit dans Shew (2008), p. 394.

Dans ce jeu complexe entre représentation et circularité se joue un élément constitutif des nanotechnologies : l’affranchissement progressif des nano-images à leur légende explicative. L’image devient autosuffisante, et se suffit à elle-même pour rayonner dans le collectif, marquer les esprits, les représentations imaginaires, ou les bailleurs de fonds. Chacune suit une trajectoire propre, en vue de laquelle elle a été conçue. Cela nous paraît constituer un renversement de perspective intéressant par rapport aux inscriptions littéraires latouriennes, obtenues patiemment à force de traductions successives : les observations deviennent des données, les données brutes des statistiques, les statistiques des graphiques, et l’unité cohérente de compréhension du tout est l’article scientifique. Du fait même de leur diffusion massive, les nano-images relèvent d’un tout autre statut : elles n’ont plus fonction à

31 Nous pourrions prolonger encore le relâchement de ce lien entre nano-images et représentation, en étudiant le

cas des nanotubes de carbone. Ceux-ci sont souvent présentés individuellement, comme des petits tubes en trois dimensions, constitués d’un maillage régulier et sans défauts. Les images obtenues par l’intermédiaire d’un microscope à effet tunnel, quant à elles, donnent à voir un enchevêtrement de fils inextricablement mélangés les uns aux autres. Toutefois, c’est une tout autre dimension qui apparaît encore lorsque les nanotubes de carbone parviennent dans le laboratoire, où ils ressemblent à de la poudre noire très peu dense, aérée, posée dans le fond d’une fiole. Enfin, nous avons assisté à des essais de création de matériaux composites, où des nanotubes de carbone étaient intégrés à des polymères. Le résultat apparaît encore sous une autre forme, celui de long fils de plastique fondus, noirâtres — dont une bonne partie a d’ailleurs fini dans la poubelle posée à côté de la machine qui les produisait. Voilà pas moins de quatre « visions » différentes des états du nanotube de carbone, dont les trois dernières viennent singulièrement compliquer la première, qui est la représentation usuelle du nanotube de carbone.

établir une connaissance de nature scientifique, mais bien plutôt à démontrer une capacité technique. Il s’agit, en l’occurrence, de configurer un instrument scientifique, d’effectuer de complexes manœuvres techniques, et certainement de savoir donner un aspect esthétiquement réussi à l’ensemble.

En ce sens, elles privent leur récepteur — qui ne dispose ni de ces instruments ni de ces compétences — de toute capacité à effectuer le trajet de retour, de retracer la longue et complexe chaîne des médiations qui a conduit à leur élaboration. Tout au plus peut-il accepter

qu’on peut le faire, puisqu’on l’a fait et que, par voie de conséquence, la notice explicative

qui accompagne l’image doit bien dire vrai, puisque l’image en témoigne. Les nano-images doivent alors être prises telles qu’elles sont ou rejetées, elles ne permettent aucun moyen terme. C’est là qu’apparaît le mieux la dimension symbolique des nano-images, inscrites dans le registre argumentaire de l’auto-exemplatif. Le renversement de perspective est total, puisque dorénavant l’unité cohérente de compréhension de l’image scientifique est l’image elle-même, au détriment du réel qu’elle est initialement supposée représenter. Ceci nous paraît symptomatique du développement des nanotechnologies. Ces images sont radicalement autonomes, au sens où elles produisent leur propre norme de compréhension. Elles sont dotées du pouvoir de faire taire les objections.