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Causalités systémiques (non linéaires)

CHAPITRE 4 : Résilience

3) Causalités systémiques (non linéaires)

L’analyse du trauma développemental que nous avons proposée élabore et explicite l’influence du milieu sur les trajectoires d’enfants conduisant à manifester divers troubles du comportement et de la personnalité. Mais comment cela se produit dans sa chaire et dans son être pour que le système dans lequel l’enfant baigne l’influence de manière si prégnante ?

Nous constatons, avec Dumas, Giacobino et d’autres, qu’un nombre croissant de travaux suggèrent que certaines expériences de vie jouent un rôle important dans l’étiologie de l’anxiété par le biais de changements neurophysiologiques

et épigénétiques précoces (Dumas, 2015; Giacobino, 2018; van der Kolk, 2018). Nous reprenons ici un exemple d’influence délétère du milieu, extrait de

psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent de Dumas, pour illustrer un effet possible sur la neurophysiologie. Nous aurions pu citer les recherches sur l’épigénétique de Giacobino traitant de l’abus sur l’enfant et particulièrement sur la réponse au stress du gène NR3C1, un récepteur aux glucocorticoïdes présent dans le cerveau (Giacobino, 2018, p. 140), mais celui de Dumas nous semble plus explicite malgré son langage spécifique. Nous le reprenons ici en l’état : « En effet, plusieurs recensements de la littérature constatent que, en bas âge déjà, différents événements de vie pénibles ou traumatiques peuvent prédisposer un enfant à devenir anxieux en déstabilisant son système d’inhibition comportementale (Bremner, 2007 ; De Bellis, Hooper et Sapia, 2005 ; Heim et Nemeroff, 2001 ; Pine, 2003). C’est le cas, par exemple, d’incidents d’abandon, de maltraitance et de guerre (voir Bradshaw, Schore, Brown, Poole et Moss, 2005). Ces événements sculpteraient en quelque sorte l’axe HPA et le système limbique encore en développement, et les rendraient ainsi plus ou moins chroniquement hyperactifs et/ou hypersensibles, augmentant le risque que, des mois voire des années plus tard, ces enfants développent un trouble anxieux même si alors ils ne sont plus objectivement en danger. De nombreuses recherches anténatales viennent étayer cette hypothèse (voir synthèse de van den Bergh, Mulder, Mennes et Glover, 2005). Il existe en effet un lien entre un niveau élevé d’anxiété et de stress maternels pendant la grossesse et le comportement du fœtus (mesuré à l’aide d’ultrasons à partir de 27 semaines de gestation environ). Dans 14 études de suivi indépendantes, ce lien prédit un niveau élevé de problèmes affectifs, cognitifs et comportementaux chez l’enfant après la naissance, probablement parce que l’anxiété maternelle et le stress influencent le développement de l’axe HPA et du système limbique avant la naissance déjà » (Dumas, 2015, p. 526).

Il n’est pas dans nos compétences de faire un quelconque commentaire sur le fonctionnement de l’axe HPA bien connu dans le domaine de la neurologie ni sur les avancées impressionnantes de l’épigénétique. Nous nous limiterons à le décrire comme un système de maintien de la capacité de l’organisme à résister aux stresseurs. Tout l’intérêt de cette analyse repose sur l’importance

de l’influence de l’environnement qui sculpte dans sa chair la biologie du sujet en phase de développement et ce avant même sa naissance. L’opposition entre hérédité et environnement doit donc être dépassée pour laisser la place à la complexité polyfactorielle du réel où les troubles sont l’aboutissement de transactions complexes de facteurs de risque. Toujours selon Dumas, dans ces circonstances, la question de savoir si l’hérédité ou l’environnement explique les difficultés de l’enfant n’a pas de sens (Dumas, 2015, p. 47).

Les déterminismes biologiques de la résilience ont des limites que Cyrulnik pose en ces termes : « Le fait que l’homme soit soumis à des déterminants génétiques (sexe, couleur des yeux, 7 000 maladies génétiques) ne signifie absolument pas que l’homme est génétiquement déterminé » (Cyrulnik, 2012, p. 193‑194). Mille autres déterminants interviendront à leur tour. Pourtant,

insiste Cyrulnik, au commencement était l’alphabet génétique. Il prend l’exemple de la recherche en génétique moléculaire qui a permis de découvrir que les garçons maltraités porteurs d’un allèle entraînant une forte activité de l’enzyme mono-oxydase A, témoin du transport de la sérotonine (neuromédiateur qui renforce l’humeur), non seulement affrontaient mieux la maltraitance, mais, par la suite, reprenaient plus facilement un bon développement. Selon ces recherches, les petits transporteurs de sérotonine, face à la même agression de coups, d’humiliation ou d’abandon, souffraient de dépressions quatre fois plus nombreuses (2012, p. 193‑194). « Ceux qui aiment les causalités linéaires ont donc parlé de ‘’gène de la résilience’’, mais ceux qui s’entraînent aux raisonnements systémiques ont appris dans les mêmes publications que les gros transporteurs de sérotonine avaient eu des réactions émotionnelles plus paisibles qui les avaient rendus capables d’aller chercher un soutien affectif nécessaire » (2012, p. 193‑194). Aucun gène ne peut s’exprimer en dehors de son milieu, et même les maladies génétiques qui provoquent de graves altération cérébrales subissent l’influence de l’entourage qui aggrave les troubles ou les diminue. Un gros transporteur de sérotonine, isolé affectivement après la maltraitance, souffrira quand même de graves troubles du développement. « Et, quand un petit transporteur, effondré par la ‘’même’’ maltraitance, parvient à rencontrer un soutien affectif, il manifestera

envers lui un hyper-attachement anxieux capable de déclencher un processus résilient » (2012, p. 193‑194).

Giacobino met en perspective l’influence du milieu en ajoutant une graine d’espoir : « Malgré la multiplicité des expériences, il est impossible de connaître tous les facteurs présents dans l’environnement qui pourraient entraîner des modifications épigénétiques. Il en va de même pour ce qui pourrait entraîner leur effacement [c’est nous qui soulignons] (Giacobino, 2018, p. 201).

Dans une perspective psychanalytique, l’inadéquation des interactions précoces induit un stress important qui entrave le développement de l’appareil psychique (Cyrulnik et Duval, 2006). « L’introjection d’une fonction insuffisamment contenante et régulatrice, associée à l’échec de la séduction primaire, aurait fomenté des zones de fragilité narcissique et identitaire, et aurait été à l’origine de la fixation à des modalités d’identification archaïques, ainsi qu’à un fonctionnement défensif pathologique, sous le primat des mécanismes de dissociation et de multi-clivages » (Bonneville, 2008, p. 103). Les phénomènes de désintrication pulsionnelle et de clivages du moi extrêmes conduiraient à une « atomisation du moi ». Ce vécu précoce traumatogène aurait également contribué, précise l’auteure, à « la constitution d’objets internes haineux, simultanément absents et envahissants » (Bonneville, 2008, p. 103).

La mise en perspective des différentes disciplines ouvre encore le champ de causalités possibles. Revenons à Dumas pour qui les explications des origines des troubles psychopathologiques de l’enfance et de l’adolescence abondent aussi bien dans les milieux professionnels de la psychologie clinique, de la psychiatrie et de l’éducation que dans le grand public. Chacun semble, selon lui, avoir son explication favorite. Il nous donne l’exemple du domaine des troubles du comportement. Certains sont convaincus que c’est la démission des parents qu’il faut mettre en cause ; d’autres les classes surchargées dans lesquelles les enseignants n’ont plus le goût de travailler ; d’autres encore affirment que les enfants agressifs et violents sont issus de « mauvaises graines » parce que leurs parents ont eux-mêmes des difficultés multiples, ou qu’ils ne sont qu’un reflet d’une société elle aussi violente et sans limites. Ces explications sont toutes, toujours selon Dumas, aussi intéressantes

qu’incomplètes. « Dire d’un enfant qu’‘’il casse la figure à ses copains pour un oui pour un non parce que sa mère est alcoolique ou que son père a fait de la prison et qu’il est au chômage’’, c’est ignorer le fait que la plupart des enfants dont les parents ont des difficultés s’entendent bien avec leurs camarades. Dire d’un adolescent qu’‘’il est déprimé et qu’il a fait plusieurs tentatives de suicide parce que ses parents sont divorcés’’, c’est oublier que la plupart des jeunes vivant dans une famille séparée grandissent sans problèmes majeurs » (Dumas, 2015, p. 40 43). Dans ces domaines comme dans beaucoup d’autres, nous pensons avec lui qu’il est futile de s’évertuer à trouver les causes et, plus encore, de chercher à les réprimer une fois qu’on croit les avoir isolées. « On ne peut intelligemment parler que de facteurs de risque, tenter de comprendre comment ces facteurs exercent leur influence et travailler à diminuer le niveau élevé de risque auquel trop d’enfants et d’adolescents sont aujourd’hui exposés » (Dumas, 2015, p. 40 43).

Dans le cadre des présentes recherches, rien n’est à écarter et toutes les disciplines nous apporteront leurs lots d’explications qu’il nous appartient de prendre en compte dans la compréhension d’un cas particulier tout autant que dans la généralité des parcours des jeunes. Mais il nous faut également nous concentrer sur notre axe de compétence et développer particulièrement celui-ci : si « faire des adultes » de nos enfants n’est pas comparable à un celui-circuit de dominos, il nous faut considérer ce que l’éducation apporte et en circonscrire les limites. Or, comme nous l’avons vu, l’environnement, dans sa polyfactorialité, a un effet de causalité majeur sur le devenir d’un enfant. Ce sont les paramètres de cet environnement qu’il s’agit de prendre en compte. Non seulement ces paramètres sont innombrables, mais ils sont aussi interdépendants et intriqués. Il nous paraît intéressant de s’inspirer de modèles comme celui de Bronfenbrenner sur l’écologie du développement12 ou encore le carré de Kaufmann13. Ils nous donnent une dimension de la complexité tout

12 Modélisation par Bronfenbrenner d’emboîtement des milieux sociaux qui interagissent entre

eux et participent au développement de l’enfant.

13 Kaufmann ne conçoit pas l’individu comme une réalité figée mais comme un processus se

situant entre les quatre pôles du « carré dialectique » : deux pôles individuels, la « réflexivité individuelle » et le « patrimoine individuel d’habitudes » et deux pôles sociaux, la « réflexivité sociale » et les « cadres de la socialisation ». L’individu et la conscience de soi naîtraient des interactions réflexives entre ces quatre pôles.

en offrant des outils de compréhension des interdépendances dans une orientation qui nous semble particulièrement intéressante : la construction de l’identité. Toutes les disciplines peuvent s’y retrouver dès lors que les regards se tournent sur une finalité commune : « former des sujets à identité solide qui, bien qu’ils puissent se trouver en situation difficile, se définiront comme des personnes autonomes, responsables, capables de prendre des engagements et de les respecter, inventifs, ayant une image de soi positive et aptes à assurer des rôles sociaux » (Pourtois et Desmet, 2009, p. 16).