• Aucun résultat trouvé

Un objet aux contours flous : réception des catégories éditoriales par les lecteurs

4.2 Catégorisations profanes

Qu’elles soient connues, maîtrisées, ou non, par les jeunes lecteurs et lectrices, les caté-gories éditoriales sont peu utilisées par les lecteurs et lectrices pour parler de leurs lectures. Si les termes de science-fiction ou fantasy reviennent fréquemment dans le discours des en-quêté·e·s, leurs contours sont flous et mouvants, y compris parfois chez un même lecteur. Les maisons d’édition ou collections, en revanche, sont très peu citées pour leur ligne éditoriale, à l’exception des lecteurs et lectrices plus connaisseurs évoqués précédemment. Le recours aux sous-genres n’est pas systématique non plus, en dehors des réponses à la question portant sur ce point. Chez la majorité des lecteurs et lectrices interrogés, ces catégories savantes ne sont pas investies, et ils s’appuient sur d’autres critères, d’autres niveaux d’analyses pour raconter ce qui se joue dans leurs lectures.

4.2.1 Manque de pertinence des catégories éditoriales

À écouter les lecteurs et lectrices, définir des catégories et classer les titres apparait vé-ritablement comme une spécificité de l’étude universitaire des œuvres. La plupart d’entre eux n’adoptent pas cette attitude de catégorisation, voire la rejettent quand il s’agit de leurs lectures personnelles10

: « Moi j’ai jamais labellisé dans ma tête l’appartenance d’un roman à un genre » (Maxime), « Enfin dans mon esprit, je suis pas tout le temps à cataloguer, ça, ça, ça. . . » (Ophélie), « C’est compliqué de mettre des étiquettes » (Marina). Labelliser, cataloguer, étiquetter... autant de termes qui décrivent, presque péjorativement, la lecture et l’analyse littéraire des œuvres.

10. Le cas d’Ophélie, professeure de français, est intéressant à cet égard : si elle adopte un type de lecture savant et analytique face aux œuvres classiques étudiées en cours ou lues pour compléter ses connaissances, elle ne se pose pas ce genre de questions quand il s’agit d’un roman de science-fiction lu pour se détendre. Cette attitude n’est pas sans rappeler les pratiques culturelles dissonantes des individus de classes supérieures, et notamment des professeurs de lettres, mises en avant dans Bernard Lahire, La culture des individus, Dissonances culturelles et distinction de soi, Textes à l’appui, série Laboratoire des sciences sociales, Paris : La Découverte, 2004.

Mais cette attitude classificatoire, délaissée par la majoritée des lecteurs et lectrices, n’est pas attribuée qu’aux littéraires, comme en atteste la comparaisons avec les styles de musique qui est faite par par Marc et Maxime. La tendance à la taxinomie et à l’hyperspécialisation apparait ainsi plus comme une posture savante, perçue comme pédante ou snob par ces lecteurs et lectrices, et rejettée en tant qu’entrave au plaisir de l’écoute musicale, ou dans notre cas, de la lecture.

« Fin ce que c’est l’anticipation j’ai pas regardé, j’ai pas cherché plus, les différents genres de la science fiction. Pour moi c’est vraiment un genre, c’est comme si tu demandais, comment tu définis un groupe de musique, genre je sais pas Iron Maiden ou Slipknot, moi je vais te dire c’est du métal, moi je fais pas du tout de distinction. . . j’écoute pas la musique ou je lis pas des livres pour les classer dans des genres, moi je vais pas m’embêter avec ce genre de choses. » Marc, 29 ans, sans emploi, niveau terminale, père agent caténaire SNCF et chef d’équipe, mère sans profession.

« C’est ça, les gens mettent dedans ce qu’ils veulent, c’est exactement comme la musique. J’écoute de tout, mais alors est-ce que c’est du rock, est-ce que c’est du rap, est-ce que c’est du machin, j’en sais rien. Je sais que ça me plait. » Maxime, 21 ans, étudiant en grande école scientifique, classe préparatoire scientifique, père chef de projet informatique et consultant en ressources humaines, mère manager évènementiel.

Enfin, il est nécessaire de souligner l’effet de la situation d’enquête, du fait même de poser la question, sur les réponses apportées par les lecteurs et lectrices à propos de la définition des littératures de l’imaginaire, de leurs différentes composantes et du lien entre celles-ci. Comme dans le cas des enquetes d’opinion critiquées par Pierre Bourdieu, poser ce type de questions « consiste précisément à mettre les gens en demeure de répondre à des questions qu’ils ne se sont pas posées »11

. Céline précise ainsi que ce n’est pas le genre de questions qu’on se pose au cours de la lecture, ni même en parlant d’un livre à ses amis. Ainsi, nombreux sont les lecteurs et lectrices qui ne se posent jamais la question du genre du livre qu’ils ont entre les mains, le seul critère pertinent pour eux étant le plaisir que celui-ci est susceptible de leur apporter (ledit plaisir pouvant passer par des critères variables selon les individus : thématiques abordées, suspense, écriture agréable...).

« Sur ce que c’est la science fiction ? Peut-être c’est le genre de questions que je me pose là parce que tu m’en parles, mais finalement c’est une question à 11. Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », in : Questions de sociologie, Éditions de Minuit, Paris, 1984, p. 222–235.

laquelle je réponds avec mes mots à chaque fois que quelqu’un me demande ce que je lis. Donc, je me suis jamais trop. . . C’est tellement plus important pour moi ce qu’est le livre en soi, que la définition de la catégorie dans laquelle on peut le ranger. . . À chaque fois les catégories sont toujours trop vastes pour moi. C’est pas. . . Je vendrais pas Ender’s Game en disant que c’est de la science-fiction point. Je dirais que c’est de la science-science-fiction, que c’est l’histoire d’un jeune garçon. . . Voilà. » Céline, 29 ans, pharmacienne, doctorat de pharmacie, père médecin, mère pharmacienne.

4.2.2 Catégories non savantes

L’appréhension du genre par les lecteurs et lectrices se base sur des catégories qu’on pourrait qualifier de « profanes », dans la mesure où elles diffèrent des catégories savantes que sont le genre et les sous-genres. Ces catégories profanes s’opposent aux catégories savantes à la manière des catégories enfantines de description de l’ordre social analysées par Julie Pagis et Wilfried Lignier12

. Pour les lecteurs et lectrices, elles sont ainsi porteuses de plus de sens, aptes à mieux rendre compte de l’expérience de lecture, car elles s’appuient sur des éléments concrets, tandis que les catégories éditoriales ou littéraires sont plus flottantes pour les lecteurs et lectrices non « connaisseurs ». Une partie des catégories employées par les lecteurs et lectrices, en particulier lorsqu’il s’agit de décrire leurs goûts et quelles sont les œuvres qu’ils apprécient, s’appuient sur des éléments internes au texte, au premier rang desquels les thématiques abordées dans le récit. Celles-ci aident la quasi totalité des lecteurs et lectrices interrogés à catégoriser les titres, y compris ceux qui ont une meilleure maîtrise des catégories éditoriales.

« Ben de. . . fin je me suis jamais penchée dessus, mais je pense qu’il doit y avoir le genre robots, il doit y avoir le genre bioéthique, il doit y avoir. . . » Nadia, 23 ans, étudiante en master de géographie, agrégée de géographie, père sans emploi, mère hôtesse d’accueil.

« Ben. . . un peu, dans le sens, où moi mon père il lisait beaucoup de science-fiction, mais c’était quasiment tout le temps des livres où ça se passait dans l’espace. C’est clairement ça, tout dans l’espace. Alors que moi ce que j’ai lu, ça se passe pas dans l’espace. » Aurélie, 24 ans, assistante sociale, DUT carrière sociales, DEASS, père réparateur informatique et musique amplifiée à son compte, mère secrétaire d’un cabinet de comptables.

12. Wilfried Lignier et Julie Pagis, « Quand les enfants parlent l’ordre social : Enquête sur les classements et jugements enfantins », in : Politix 99.3 (2012), p. 23–49.

« C’est un état littéraire, où l’auteur prend un peu de la réalité, en général, mais ça peut être avec rien à voir avec la réalité quand même, pour mélanger avec la fantastique, et faire une façon, peut-être futuriste, peut-être épique, peut-être n’importe quoi, et pour faire des histoires par rapport à ça. Et ça peut arriver à être science fiction avec l’amour, science fiction avec des questions philoso-phiques, etc. » Eduardo, 23 ans, étudiant en licence traduction et interprétariat, baccalauréat espagnol, père sans emploi, ancien employé de casino, mère femme de ménage.

Certains lecteurs et lectrices, comme Eduardo, ont également recours au type de récit pour établir des catégories (roman d’amour, roman philosophique). Les autres catégories profanes s’appuient sur des éléments externes au texte, comme le type de support, l’époque de rédaction des œuvres ou encore l’effet produit sur le lecteur. Ces éléments sont plus faciles à appréhender et ne nécessitent pas une analyse poussée du texte, ce qui peut contribuer à expliquer leur adoption par des lecteurs et lectrices non spécialistes du genre. Mais ils sont également pertinents comme outils d’analyse littéraire, ce qui explique que des lecteurs et lectrices plus connaisseurs puissent aussi s’y référer pour caractériser les œuvres, et comme éléments d’explication de leur contenu.

« Bah je dirais que si je devais vraiment faire des sous-genres ce serait plutôt dans les genres, si c’est une saga, si c’est un roman, si c’est une nouvelle, si c’est une BD, si c’est. . . Parce que ça va obéir, pareil, à des. . . [. . . ] Voilà des règles très différentes. Le médium, va forcément orienter, je trouve, comment ça va se dérouler etc... » Marlène, 23 ans, étudiante en préparation à l’agrégation de grammaire, master de lettres classiques, père kinésithérapeute, mère cadre infirmière supérieure en maison de retraite.

« Ce que je trouve intéressant c’est que par rapport aux auteurs, à quelle époque ils écrivent, t’as des futurs qui sont différents. Si tu veux. Donc la version du futur de Asimov par exemple sera pas la même qu’un écrivain d’aujourd’hui, c’est ça que je trouve intéressant aussi. » Delphine, 21 ans, libraire dans une boutique de jeux et littératures de l’imaginaire, L1 de lettres modernes histoire de l’art, BP libraire, père professeur des écoles, mère professeure des écoles.

« Tu veux que je définisse le genre en fait ? Ben. . . ben c’est une alliance de notre monde. . . et ben de l’évasion que je recherche en fait. » Marina, 29 ans, documentaliste en santé publique, licence de biologie et DUT documentaliste, père technicien supérieur à France Télécom, mère vendeuse.

4.2.3 Critères de classement profanes au sein des catégories

édito-riales

À côté de l’utilisation de catégories profanes, on trouve également chez les lecteurs et lectrices un usage de certaines catégories éditoriales, plus faciles à appréhender, notamment l’opposition entre fantasy et science-fiction, mais qui ne s’appuie pas sur des critères pure-ment textuels. Ainsi pour distinguer science-fiction et fantasy, si le recours à l’extrapolation scientifique est cité par certains des lecteurs et lectrices qui ont une meilleure connaissance du genre, comme Sébastien, la plupart d’entre eux font appel à des critères différents de ceux de l’analyse littéraire. Par exemple, la distinction entre passé et futur est souvent évoquée comme élément distinctif entre les deux composantes des littératures de l’imaginaires. On a ainsi d’un côté, des récits futuristes, de l’autre des récits situés dans le passé, semblables aux romans historiques, mieux identifiés. Le cadre temporel est effectivement un élément de caractérisation des deux genres de l’imaginaire, ce qui explique qu’il soit mobilisé également par des lecteurs et lectrices plus outillés, mais il ne permet pas de trancher définitivement, notamment dans le cas des uchronies ou des récits rétrofuturistes.

« La fantasy ça va plutôt se tourner vers le passé, des trucs plus médiévaux avec, dans les deux cas de toute façon y’a des races un peu bizarroïdes, mais là, la science fiction va plus se tourner vers le futur, et plus des choses un peu intergalactiques. » Anaïs, 23 ans, sans emploi, projet de création d’entreprise de commerce, licence de lettres, père cadre ingénieur, mère démarcheuse téléphonique.

« Je pense les space, les space opera, là j’en ai pas tellement en tête, ce qui me vient surtout en tête ça va être surtout les jeux vidéos où on voit en général un, c’est une esthétique très fonctionnelle, très lissée, qui se veut principalement utilitaire. » Marie-Claire, 25 ans, sans emploi, école de commerce et master en ressources humaines, père auto-entrepreneur, mère expert-comptable.

« Ouais c’est vraiment une ambiance de science, de futur, d’inventions nouvelles, de voyages spatiaux. [...] Mais voilà, pour moi, vraiment c’est vraiment la, les boulons, je trouve que ça résume bien. . . » Morgane, 25 ans, vétérinaire, école vétérinaire, père chef d’équipe en maçonnerie, mère comptable.

Le cadre temporel, tout comme les thématiques abordées, apparaît comme un élément directement perceptible au cours de la lecture, et qui ne nécessite pas une analyse approfondie du texte. Il est largement utilisé par les lecteurs et lectrices, comme Anaïs ci dessus, pour catégoriser les œuvres en science-fiction et fantasy. Cette perception du cadre temporel est

souvent directe, intuitive, non basée sur une réflexion rationnelle, ce qui est illustré par l’emploi de termes comme « l’ambiance » chez Morgane, ou la référence à l’esthétique faite par Marie-Claire. Certains petits éléments très concrets peuvent ainsi devenir les indices et critères d’appartenance à l’une ou l’autre facette de l’imaginaire, comme les boulons évoqués par Morgane13

, ou la poudre, dont l’absence est une condition déterminante de la fantasy selon Thibault. Enfin certains lecteurs et lectrices préfèrent s’appuyer sur des jugements extérieurs, comme les prix obtenus, évoqués par Laurent, quand il s’agit de décider de l’appartenance générique d’un titre. En s’en remettant à l’avis des spécialistes, c’est un critère tangible qu’ils privilégient à leur propre perception de l’œuvre, évitant ainsi de devoir trancher par eux-mêmes.

« Dôme de Stephen King, est-ce que ça compte comme science-fiction ? Oui ça a gagné le prix Locus du meilleur roman de science-fiction. C’est bon, ça compte comme science fiction. » Laurent, 23 ans, étudiant en école d’ingénieur, master d’informatique, père professeur des écoles, mère orthophoniste.