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Une offre éditoriale qui recouvre les clivages en termes de définition

3.2 L’offre éditoriale contemporaine

3.2.4 Cartographie de l’offre éditoriale contemporaine

À première vue, le paysage éditorial semble avoir changé considérablement depuis l’analyse qu’en avait faite Anita Torres en 199750

. Pourtant, si les éditeurs présents sur le marché ont évolué, et qu’il faut désormais compter avec la fantasy, les différentes postures éditoriales dégagées par son étude (pôle orthodoxe-puriste, pôle hétérodoxe commercial, pôle hétérodoxe élitiste) restent pertinentes, puisque certain·e·s éditeurs et éditrices continuent de ne publier que de la science-fiction au sens strict, comme Gérard Klein, alors qu’une majorité d’autres s’est ouverte à la fantasy ; certain·e·s défendent la qualité littéraire de leurs titres, comme Lunes d’encre ou Nouveaux Millénaires, tandis que d’autres, comme les éditions de poche, publient des succès commerciaux.

Se pose toutefois la question de définir comment rendre compte de cette production de plus en plus foisonnante. Dans leur enquête sur les romans policiers, Annie Collovald et Erik Neveu51

se basent sur plusieurs types de critères de classement pour établir leur cartographie de l’offre éditoriale : le capital symbolique (prestige, reconnaissance, légitimité), opposé au capital économique (tirages, bénéfices, chiffres d’affaire), le portefeuille d’auteurs (nombre d’auteur publiés, d’auteurs reconnus, à succès) et le poids du policier au sein de la maison d’édition, les parts de marché de l’éditeur et son insertion dans des groupes. Ils synthétisent leur présentation par une schématisation de l’offre selon deux axes : le premier allant du capital économique et de la logique commerciale au capital symbolique et à la logique lit-téraire, le second des maisons établies (avec fort portefeuille, capacité économique d’achat des droits) aux entrants (petits portefeuille d’auteurs et de titres, faibles ressources finan-cières, plus provinciaux). Ainsi, cette schématisation permet de distinguer trois pôles : le pôle « gestionnaire commercial » (Albin Michel, Robert Laffont : peu de titres, stratégies de best-seller, Le Masque : gros portefeuille), le pôle « académique-légitime » (Gallimard, Le Seuil, 10/18, Rivages), et le pôle « entrants innovateurs » (Viviane Hamy, l’Atalante, Zulma, Serpent noir).

50. Torres, La science-fiction française, op. cit. 51. Collovald et Neveu, Lire le noir, op. cit.

Dans le cas des littératures de l’imaginaire, il nous semble intéressant de combiner ce modèle avec les analyses d’Anita Torres52

et de retenir trois types de critères : d’abord le capital symbolique, avec les logiques commerciales d’un côté (caractérisées par le format poche, la réédition de succès commerciaux issus du grand format, le prix d’achat bas) et les logiques légitimistes de l’autre (caractérisée par le grand format, l’attention à l’écriture, la reconnaissance par des prix littéraires), puis le capital économique, avec des maisons d’édi-tions installées d’un côté (caractérisées par leur longévité, leur intégration dans des groupes d’édition) et les maisons entrantes de l’autre (caractérisées par leur arrivée récente sur le mar-ché, leur indépendance), et enfin le contenu éditorial, avec les « puristes » science-fictionnel d’un côté (ne publiant que de la science-fiction au sens strict), ceux qui sont favorables à l’intégration au milieu (publiant à la fois science-fiction au sens strict, fantasy, fantastique, voire d’autres genres) et ceux qui ne publient que de la fantasy à l’autre extrémité.

J'ai lu SF Librio SF Pocket SF Folio SF Le Livre de Poche SF (jusque 2013) Pygmalion Ailleurs et demain Nouveaux millénaires Lunes d'encre Le Bélial Octobre Griffes d'encre Les Moutons électriques ActuSF La Volte Au Diable Vauvert

SF au sens strict uniquement SF au sens strict et fantasy Fantasy uniquement

commercial légitimiste commercial légitimiste commercial légitimiste

Maisons d'édition installées Maisons d'édition entrantes et/ou indépendantes Albin Michel Orbit Brage lonne Milady Mnémos Éclip se Terre de B rum e Nestiveqnen Critic L'At alan te Exofictions Mill e sais ons Scrinéo

Figure 3.3 – Classification de l’offre éditoriale selon trois critères.

Idéalement, il faudrait donc recourir à une représentation en trois dimensions, en rajou-tant un axe « contenu » à la schématisation proposée par Erik Neveu et Annie Collovald. Cependant, au vu du nombre d’éditeurs à prendre en compte, il parait difficile de parvenir

à une visualisation lisible et parlante en procédant de cette façon. Le choix d’un tableau à entrées multiples (Cf Figure 3.3) n’est pas non plus entièrement satisfaisant : s’il permet de rendre compte des trois axes évoqués, il oblige à catégoriser de façon schématique chaque éditeur dans une case, et ne permet pas de rendre compte du continuum de nuances possibles sur chaque axe. Par exemple, sur l’axe du capital symbolique, entre les maisons installées de-puis longtemps et intégrées à des groupes (comme Folio SF, « Ailleurs et demain » ou « Lunes d’encre ») et les éditeurs récemment apparus sur le marché (comme La Volte, Griffes d’encre ou Les moutons électriques), on trouve un groupe d’anciens « entrants-innovateurs », selon la terminologie d’Annie Collovald et Erik Neveu53, toujours indépendants mais désormais bien installés sur le marché, comme L’Atalante ou Terre de Brume. De la même manière, sur l’axe du capital symbolique, entre les éditeurs caractérisés par leur logique commerciale (J’ai lu SF ou Livre de Poche SF) et ceux qui adoptent une logique légitimiste (Lunes d’encre, Diable Vauvert), se trouvent des cas intermédiaires, qui publient en grand format mais dont le contenu peine à être reconnu littérairement, comme Octobre ou Eclipse.

Considérant enfin que la majorité de la production occupe la même position sur l’axe du contenu, à savoir l’ouverture à l’intégration, avec des publications relevant à la fois de la science-fiction au sens strict et de la fantasy, et que les autres positions possibles sur cet axe (publication de fantasy uniquement ou de science-fiction « pure » uniquement) ne concernent que quelques éditeurs54, le mieux apparait donc être la conservation de deux axes principaux, celui du capital symbolique et celui du capital économique, et l’ajout ponctuel d’informations de contenu le cas échéant. Si l’on obtient ainsi une représentation proche de celle d’Erik Neveu et d’Annie Collovald (cf Figure 3.4), il est plus difficile d’y reconnaître les pôles mis en évidence par ceux-ci. En effet, aux extrémités, on distingue bien un « pôle commercial » d’un côté, et un « pôle d’innovateurs » de l’autre, mais le milieu du graphique est plus flou, avec une multiplication des positions éditoriales possibles, qui rend difficile l’assimilation de l’ensemble du groupe à un seul pôle. Il semble donc plus pertinent de subdiviser les positions médianes en deux pôles : les maisons les plus installées formeraient le pôle « légitime » tandis que les autres formeraient un groupe d’« aspirants », visant à rejoindre soit le pôle commercial, soit le

53. Collovald et Neveu, Lire le noir, op. cit.

54. Notamment, la position « puriste », consistant à ne publier que de la science-fiction au sens strict, n’est plus représentée que par Gérard Klein avec la collection « Ailleurs et demain », son contrat avec Le Livre de poche ayant pris fin en 2013.

pôle légitime. De gauche à droite du graphique, seraient ainsi représentés différents moments possibles de la vie d’une maison d’édition.

J'ai lu SF Librio SF Pocket SF Folio SF Albin Michel Le Livre de poche Orbit Pygmalion fantasy

Ailleurs et demain "pure" SF

Nouveaux MillénairesLunes d'encre

Bragelonne Milady Mnémos Éclipse L'Atalante Terre de Brume Nestiveqnen le Bélial fantasy Octobre Critic Griffes d'encre Les Moutons électriques

ActuSF

littérature générale La Volte

littérature générale Au Diable Vauvert

CAPITAL ÉCONOMIQUE

+

maisons installées, insertion dans des groupes

CAPITAL ÉCONOMIQUE maisons entrantes, éditeurs indépendants CAPITAL SYMBOLIQUE logiques commerciales CAPITAL SYMBOLIQUE + logiques légitimistes pôle d es ent rants pôl e lé gitime pôl e d es as piran ts pôle com mercial Exofictions

fantasy Mille saisons

fantasy Scrinéo

Figure 3.4 – Cartographie de l’offre éditoriale française contemporaine.

À gauche du graphique, le pôle des « entrants » rassemble les maisons d’éditions récem-ment créées : Octobre, Critic, Scrinéo, Griffes d’encre, ActuSF, Les Moutons électriques, La Volte et Au Diable Vauvert. Indépendantes, souvent localisées en provinces, ces maisons d’édition revendiquent pour la plupart un rôle de « découvreurs » de talents, et publient des inédits. Si la logique légitimiste prédomine sur la logique commerciale, les éditeurs de ce groupe présentent différents niveaux de légitimité, avec d’un côté Octobre, qui ne publie que de la fantasy, dont le degré de légimité est moindre par rapport à la science-fiction au sens strict, et des novélisations de jeux vidéos souvent critiquées par les instances culturelles do-minantes, et de l’autre La Volte et Au Diable Vauvert, qui n’ont pas de collection estampillée science-fiction mais publient de la littérature générale, comme l’explique Anne Guérand du Diable Vauvert : « Nous avons intérêt à ne pas sortir nos auteurs dans une collection SF. Ça

les enferme. À la Fnac Saint-Lazare, les Morrow [...] ont été placés dans le rayon littérature étrangère parce qu’en science-fiction ça ne se vendait pas. Et là, ça cartonne »55

.

En position intermédiaire, le pôle des « aspirants » regroupe les maisons d’éditions indé-pendantes qui se sont fait une place sur le marché : Bragelonne, Milady, Mnémos, Atalante, Le Bélial, la collection « Mille saisons » des Éditions du Grimoire, Terre de Brume ou Nesti-veqnen, laissant la place à une nouvelle génération d’entrants. On y ajoute Orbit et Éclipse qui, bien que nouveaux, sont issus ou ont été intégrés à des groupes d’édition56. Ce groupe se caractérise donc par une position économique intermédiaire, par une localisation souvent provinciale, et est en voie de rapprochement du pôle légitime pour certains (L’Atalante) ou du pôle commercial pour d’autres (Milady, avec son succès dans le domaine du poche).

Au sein du pôle légitime, se positionnent les éditeurs et collections caractérisés par la prédominance d’une logique légitimiste : « Ailleurs et demain », « Nouveaux millénaires », « Exofictions », « Lunes d’encre » ou Pygmalion. Cette stratégie passe le plus souvent par le choix du grand format, avec des couvertures sobres et un papier de qualité, et par une attention soutenue portée à la qualité des textes. De plus, cette recherche de qualité doit être sanctionnée par une reconnaissance du milieu, par exemple avec l’obtention de prix. On distingue cependant, selon notre troisième axe de contenu, deux positions au sein de ce pôle : la légitimité littéraire d’un côté, représentée par « Lunes d’encres », qui publient aussi bien science-fiction au sens strict que fantasy. Comme le déclare le directeur de collection Gilles Dumay : « L’important est de publier des textes littéraires, sans se préoccuper du genre »57

. De l’autre côté, chez « Ailleurs et demain », c’est toujours la légitimité scientifique qui est recherchée, autour de « puristes » qui rejettent la fantasy, comme Gérard Klein, qui déclare : « Le problème de la fantasy, c’est que c’est une production saisonnière. Il n’y a pas de titres qui tiennent sur le long terme. C’est du produit périssable »58

.

Enfin, dans le pôle « commercial », on retrouve les éditeurs et les collections présentant la plus forte logique commerciale, ce qui se caractérise notamment par le choix du format poche, un papier de moindre qualité et des illustrations de couverture plus bariolées : J’ai lu SF,

55. Jakmakejian, « Science-fiction : la ruée vers la fantasy », op. cit.

56. Orbit, maison d’édition internationale crée en 1974, a lancé sa filiale française en 2009, et Éclipse, créée en 2010, a été intégrée au groupe Panini en 2012.

57. Kock, « SF & Fantasy : la quête du Graal », op. cit.

Librio SF, Pocket SF, Folio SF, Albin Michel et Le Livre de poche. La plupart d’entre eux proposent leurs titres à petit prix, et privilégient le choix d’auteurs et de récits qui ont fait leur preuves en grand format pour leurs publications. La multiplication de ces titres à succès est vivement critiquée par les éditeurs aux logiques légitimistes. Ainsi, Olivier Girard, du Bélial accuse : « Le problème reste, pour les maisons très spécialisées et pointues, l’encombrement des rayons SF par une noria de bit-lit, fantasy bas de gamme et autres novélisations de jeux vidéo, bref, tout ce qui n’a absolument rien à voir avec une littérature qui pense le futur pour mieux réinventer le présent, et qui, bien souvent, n’a rien à voir avec la littérature tout court »59.

Chapitre 4

Un objet aux contours flous : réception