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Réalité et matérialité du livre

7.2 Sacralisation et dématérialisation : rapports au livre en tant qu’objet

7.2.1 Bibliothèque et collection

Pour ces lecteurs et lectrices qui ne maîtrisent pas les catégories éditoriales, l’édition est identifiée par son aspect visuel, plus que par son nom, ou par sa ligne éditoriale au sens savant (choix des textes édités, posture éditoriale). Ainsi, un visuel particulier est associé, non à un style de récit particulier, mais à une appréciation du lecteur (« ça, je sais que je vais aimer »). L’attention portée à l’éditeur se concentre ainsi sur le format du livre, avec des préférences entre poche (plus pratique et moins cher) et grand format (plus beau, de meilleure

qualité, mais moins pratique à lire). Ainsi, le poche est souvent décrit comme plus adapté aux lectures nomades (par exemple par Olivier) et associé à la volonté de ne pas payer trop cher (par Fabien et Gauthier). Le livre grand format, au contraire, est présenté comme un bel objet, à mettre en avant dans sa bibliothèque. Pour plusieurs lecteurs et lectrices, comme Laurent, Marie-Claire, Jessie, Luc, Cindy ou Céline, le choix des éditions s’avère important dans le cadre du soin qu’ils apportent à leur bibliothèque : ils mettent en avant l’importance de posséder tous les volumes d’une même série au même format, afin de ne pas présenter une collection dépareillée.

« Les collections je m’en fiche un petit peu. C’est juste peut-être si, par exemple, j’ai une série, je vais acheter le même format, voilà pour que ce soit joli dans le. . . [. . . ] Dans la bibliothèque voilà. » Jessie, 25 ans, manager équipe service après-vente internet, L2 chinois, apprentissage bijouterie, père hypnothérapeute et pilote de rallye, mère secrétaire.

« Ouais j’aime bien les avoir tous dans le même format. . . les Harry Potter mal-heureusement j’ai des grands et des petits, parce que j’ai pas réussi à attendre qu’ils sortent en poche. [. . . ] Mais sinon, j’aime bien quand c’est dans une biblio-thèque, que ce soit beau, et que ça soit tout du même format, et que ça présente bien. » Cindy, 30 ans, assistante vétérinaire, école d’assistante vétérinaire, père routier, mère aide-comptable.

Le livre, pour une part importante des lecteurs et lectrices interrogés, constitue un véri-table objet de collection, qu’il s’agit d’exposer dans sa bibliothèque. Les aspects esthétiques revêtent donc un caractère primordial : il s’agit de « faire joli dans la bibliothèque ». Ces lec-teurs et lectrices, comme Megane par exemple, qui « aime bien mettre en avant les livres chez elle », apportent donc un soin particulier au rangement et à la présentation de leurs livres sur les étagères, classés notamment selon des critères visuels : rassembler tous les tomes d’une même série, trier par format. Ces attentions ne concernent toutefois pas tous les livres, mais ceux qui leur tiennent le plus à cœur et qu’ils souhaitent afficher. Les livres dépréciés, ceux qu’on ne veut pas montrer, sont au contraire relégués au fond des placards ou des étagères. Comme le soulignent Christine Détrez et Olivier Vanhée à propos des mangas, « Dans l’im-portance de la possession se conjugue un rapport au livre, mais également l’iml’im-portance des objets comme expression de soi, notamment dans la matérialité de la chambre »15, ou de l’appartement des jeunes adultes interrogé·e·s.

« Les jolis devant et les moches derrière. Voilà. Et j’essaie de les ranger par taille. [...] Mon rêve ça serait ça, ça serait d’avoir une bibliothèque du sol au plafond, tout en bois, avec une échelle. Un jour y’aura ça. Mais je pense qu’un jour y’aura ça. On est en train de bosser dessus. » Megane, 31 ans, galériste, master communication et gestion tourisme international, père ouvrier d’État, mère infirmière.

Le rêve, évoqué par Mégane, de posséder une véritable pièce bibliothèque, à l’ancienne, avec belles éditions, échelle et rayonnages en bois, « comme dans les films », est partagé par plusieurs lecteurs et lectrices collectionneurs qui mentionnent cette envie, comme Laurent, Benjamin, Jérémie, Rémy ou Aurélie. Cette attitude de collectionneur se traduit souvent, par la recherche de belles éditions, de livres reliés, qui parfois deviennent plus des objets de décoration que des supports de lecture : Benjamin par exemple, explique qu’il lui arrive d’acheter un beau livre, même s’il sait que le contenu ne lui plaira pas ou qu’il ne le lira pas forcément. Dans son cas, le livre est d’autant plus un objet de décoration qu’il lit uniquement en numérique : les beaux livres achetés sont destinés à la bibliothèque, et il en télécharge une version électronique pour les lire sur sa liseuse, plus pratique16

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« Peut-être que. . . ma façon de consommer va être différente, maintenant je vais peut-être acheter moins de poches, et plus de livres aussi pour la beauté des belles éditions. » Thibault, 32 ans, responsable communication et marketing, DUT génie biologique et environnement, DEUG sciences de la terre, école de commerce, père chef cuisinier, mère femme au foyer.

« Après je peux me dire, tiens je vais prendre ce bouquin parce qu’il est beau. Et ça l’aspect visuel d’un livre, pour moi c’est très fort. Parce que, parce que le plaisir de feuilleter un livre, c’est aussi le plaisir de lire. » Maxime, 21 ans, étudiant en grande école scientifique, classe préparatoire scientifique, père chef de projet informatique et consultant en ressources humaines, mère manager évènementiel. « Les livres que j’achète maintenant, je les achète pour le support en fait. Parce qu’il faut qu’un livre d’abord soit beau, avant autre chose. Donc j’ai acheté celui-là à Ukronium, Les Crépusculaires de Mathieu Gaborit. Il est magnifique, relié cuir tout ça, avec des gravures magnifiques, je l’ai payé quand même une petite blinde, trente-cinq euros. » Benjamin, 30 ans, conducteur de tramway, niveau terminale, père chauffeur poids lourds, mère assistante familiale.

Ces achats de beaux livres ne sont pas à la portée de toutes les bourses, et concernent plus particulièrement les jeunes qui travaillent. D’où la mention « maintenant » dans les extraits d’entretiens ci-dessus, qui distingue la période salariée actuelle d’une situation antérieure (études, travail précaire) où ce type d’achat n’était pas envisageable. Les aspects esthétiques

ne constituent pas les seuls critères de classement de la bibliothèque possibles : certains lecteurs et lectrices, comme Marie-Claire, les rangent par auteur, ou comme Cindy, par « genre de livre »17. Pour d’autres enfin, comme Anaïs, ou Philippe, le rangement des livres se fait selon des critères affectifs, reflétant l’attachement porté à certains livres en particulier : les titres appréciés sont mis en avant sur les rayonnages, tandis que ceux dont la charge affective est moindre sont relégués en deuxième rang, à l’arrière, tout en haut, ou tout en bas des étagères.