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Introduction à l’analyse

C. Les différences et les inégalités de genre

1) La catégorisation des qualités, rôles et fonctions de sexe

ƒ Les différences

"Inscrites dans ce processus de singularisation, les filles sont susceptibles d'exacerber la revendication de tout critère de différenciation; les différences sexuées offrant synchroniquement des occasions de dire ses singularités ("nous les filles") et de conforter sa conformité (être une fille "comme les autres"). Il est donc incontournable de questionner les sens de la différenciation à l'adolescence, d'appréhender la manière dont elles participent de la socialisation sexuée, partant du postulat qu'aux yeux des adolescentes, l'asymétrie ne se pose pas exclusivement, voire ne se pose pas en terme d'inégalités mais bien en termes de bénéfices sociaux. Plus fondamentalement il s'agit de considérer que les adolescentes sont aptes à exploiter des modèles d'asymétrie sexuée et non pas simplement de les reproduire passivement."104

A travers le discours des jeunes filles, nous pouvons relever qu’elles attribuent des caractères stéréotypés aux hommes et aux femmes. Les qualités qu’elles attribuent à la femme vont faire référence à des qualités innées et naturelles qui se réfèrent à la psychologie, à la maternité et à la coquetterie alors que les qualités qu’elles vont attribuer aux hommes font référence souvent à la force physique ou au détachement émotionnel. Les différences entre femmes et hommes, comme nous l’avons vu dans l’étude théorique, vont impliquer une hiérarchisation. Pour les jeunes filles, il est question en fait de complémentarité et non pas de supériorité ou d’infériorité. Pourtant, à travers le concept théorique des rapports sociaux de sexe, nous savons que les rapports entre ces deux groupes sociaux sont des rapports de pouvoir qui se basent sur des jugements de valeurs issus de la morale dominante qui imprègne la société.

Pour les jeunes filles interrogées, les différences ne sont donc pas perçues comme étant discriminantes, réductrices ou infériorisantes à leur égard, mais plutôt comme étant des caractéristiques innées, naturelles qui définissent le caractère sexué des hommes et des femmes.

Simone On est peut-être un peu plus diplomate, plus, comment dire…On s’énerve moins vite.

Victoria Je pense qu’elles sont plus compréhensives que les hommes.

Séverine On respecte plus, enfin je trouve. Je sais pas, on a plus de capacités pour certaines choses, puis voilà.

Samantha On est beaucoup plus perfectionniste, beaucoup plus de patience. Une femme, elle s’occupe d’un enfant, elle prend le temps de l’éduquer et tout et c’est plus difficile pour un garçon de faire ça. Je pense qu’elle en a plein d’autres mais sur le moment je ne les trouve pas.

Aghate Je crois qu’on réfléchit plus. On dit souvent que les femmes sont plus mûres. On est peut-être beaucoup plus…On parle plus de nos sentiments je pense, c’est moins perçu comme un défaut. On fait peut-être plus attention à notre apparence.

Les jeunes filles vont donc s’approprier les différences sexuées comme composantes de leur identité de femmes. Elles vont considérer ces qualités comme des bénéfices, voire mêmes des pouvoirs supérieurs à ceux des hommes. Elles vont même aller plus loin, puisqu’elles vont s’attribuer davantage de qualités qu’aux hommes. Elles se réapproprient donc les différences

104MOULIN Caroline, op.cit., page 9

sexuées à leur avantage dans une stratégie de renforcement de leur identité spécifique. « A l’adolescence, les différences sont encore rarement perçues comme des inégalités mais comme repères stables et moyens offerts d’individuation. »105

Simone Ben oui la force, je ne sais pas. La force physique, c’est tout, il y a rien d’autre

Séverine Peut-être pas que les femmes n’ont pas mais oui ils ont des qualités, protéger, être là quand on a besoin, puis voilà.

Agathe Toutes les questions que nous on se pose, eux ils ne se les posent pas forcément donc…Ca peut être un défaut aussi mais. Attentionnés, enfin ça dépend lesquels. Un peu plus…Comment expliquer ?...

Fiers. Pas tous, mais là, ce sont les grosses les plus importantes (qualités) en tout cas.

Kim Ben je ne sais pas, ils se prennent pas la tête, s’il casse (rupture amoureuse) avec une miss, ben c’est pas grave, j’ai cassé, j’ai cassé, quoi. J’ai remarqué que les filles sont beaucoup plus sensibles par rapport aux relations

Samantha Ils sont plus habiles certains, des trucs comme ça.

Simone Bon pour moi un garçon, quand même ça reste un mec donc il faut qu’il soit toujours là pour défendre la meuf par exemple, ouais quand même, il faut un peu.

Séverine (…), les gars au fond d’eux aussi ils sont fragiles. Mais bon les gars ils sont là pour nous protéger aussi.

Dans la réponse de Séverine, on peut lire qu’elle a conscience que les hommes et les femmes sont semblables et qu’ils peuvent partager des qualités qui de ce fait sont non genrées. Par contre, les fonctions et les rôles qui ont été définis pour différencier les sexes sont des attentes auxquelles les jeunes filles se réfèrent. Il y aurait donc des nuances à apporter entre les qualités et les fonctions même si les unes se déterminent par extension des autres.

Le rôle protecteur et la force physique attribués aux hommes reflètent les stéréotypes en vigueur. Par la mise en lumière de la fonction protectrice de l’homme, il est sous-entendu que les femmes sont plus fragiles. Je dis plus fragile et non pas plus faible car il semble que pour les jeunes filles, ce n’est pas perçu comme une supériorité de l’homme sur la femme même si implicitement, c’est ce que cette différence sexuée implique symboliquement. Les jeunes filles attendent donc des hommes qu’ils les protègent; c’est cette fonction première qui leur est attribuée de par leur particularité physique qui est la force.

Victoria Moi je trouve que c’est bien si l’homme il est là pour la (femme) protéger.

Et tu trouves que la femme elle est plus fragile que l’homme ?

Enfin, peut-être plus sensible, enfin en général parce qu’il y a aussi des garçons qui sont plus sensibles mais moi je pense qu’en général, oui.

Samantha (…) ils ont des qualités que nous on n’ a pas, et nous de notre côté on a des qualités qu’eux n’ont pas.

Agathe Enfin égal, bien entendu on n’est pas pareil, on a certains trucs en plus, eux en moins et inversement.

Simone va soulever d’une manière très explicite que les rôles, fonctions et qualités attribués aux groupes sexués, décrivent une généralité permettant de catégoriser les sexes mais ne sont pas des vérités significatives. Il y a donc une certaine lucidité face aux construits sociaux et une conscience que l’identité sexuelle, non singulière, ni particulière à chacun, répond aux

105MOULIN Caroline, op.cit., page 113

attentes de cette catégorisation. Ici, les différences ne sont donc pas perçues comme étant genrées.

Simone Mais c’est général les filles parce qu’on est toutes différentes, c’est comme les mecs, ils sont tous différents, il y en a qui sont machos, il y en a qui sont pas machos, il y a des gentlemen, des pas gentlemen. C’est comme les filles, il y en a qui sont féminines, d’autres qui sont pas féminines, il y en a qui pensent qu’aux garçons et il y en a qui pensent moins.

Kim Enfin tout dépend des mecs et des femmes en fait. Il y a des femmes par exemple qui n’aiment pas faire la lessive, et il y a des mecs qui n’aiment pas faire non plus. Pour moi, ça dépend pas de si t’es un homme ou si t’es une femme, ça dépend de la personne. La seule chose en fait qui fait qu’on arrive à les distinguer, en fait c’est surtout que les femmes elles arrivent à faire plusieurs choses en même temps, et les hommes pas.

Vera Bon des fois ma mère, il y a des choses qu’elle ne fait pas justement, elle appelle son copain. Je pense que dans sa tête ben elle se dit ben j’appelle mon copain pour faire ça. Mais non, pour l’instant j’ai rien remarqué mais je vois des fois qu’elle préfère appeler son copain au lieu de le faire. Par exemple les prises, on déteste toucher. Nous on touche pas. C’est dans notre tête en même temps parce que si on réfléchit vraiment on sait très bien que tout le monde peut le faire donc voilà, on sait que la femme elle a toujours un peu peur de toute manière donc c’est par peur qu’on le fait pas.

Samantha Non, je pense qu’on peut se forger pour être forte et les hommes c’est pareil. Un homme il doit aussi se forger pour être fort. Un homme, il faut qu’il soit fort, il ne faut pas qu’il pleure sinon on va le critiquer, on va le traiter de je ne sais pas quoi. On le traite de gay, on va le traiter de femme ! (Rires)

Kim L’homme il peut être tout aussi fragile que la femme, j’veux dire, c’est pas parce qu’il a 20 centimètres de plus que nous et qu’il fait trois fois notre corps qu’il est pas fragile. Maintenant c’est clair que dans la généralité, les femmes sont fragiles et les hommes sont toujours là pour la protéger. Ben disons qu’il y a beaucoup de mecs qui se voilent la face, qui ne veulent pas montrer, ils se disent : « Ouais moi j’suis un mec !»

Kate semble encore plus catégorique dans son jugement.

Kate Je pense qu’on est quand même un peu pareil. Il n’y a pas de différences. Ça dépend des garçons, ça dépend des femmes, moi je pense qu’on est vraiment pareil, il n’y a rien que je vois, il n’y a rien à dire.

Le raisonnement des jeunes filles fait apparaître une indifférenciation des genres à travers les qualités qui se réfèrent à l’inné et au biologique, mais elles perçoivent le construit social qui définit des rôles et des fonctions sexués. Ainsi, en ne faisant l’usage et en ne développant que les qualités attribuées au genre, les filles vont effectivement participer à la composition d’une identité sexuée. En outre, les adolescentes vont aussi se heurter à l’inaccès au pouvoir en ne déployant que les qualités qu’on leur attribue, puisque ce sont des qualités qui ont moins de valeurs que celles des hommes. C’est ainsi qu’elles ne vont pas développer certaines capacités, pensant que c’est aux hommes qu’elles sont réservées. Puisque les jeunes filles semblent conscientes que c’est un construit social et non pas une vérité, il serait donc intéressant de les mettre devant le caractère réducteur des qualités qu’on leur assigne afin qu’elles ne se confortent pas dans le développement de ces seules qualités. Il faudrait pour ce faire, arrêter de leur faire penser que la coquetterie et la maternité sont des bénéfices sociaux, mais les sensibiliser à la conscientisation de leur réelle condition de femmes; il semble n’y avoir qu’un petit pas à franchir pour qu’elles arrivent.

Si je te dis que la femme est inférieure à l’homme, qu’en dis-tu ?

Simone Non, à part la force et puis même je peux faire du fitness et je les éclate tous. Non, parce que la force mentale c’est la même chose. Et puis même la force physique, si on voudrait vraiment, si je serais un garçon manqué, je pourrais très bien faire de la boxe ou un truc comme ça. Non je trouve qu’on est la même chose

La seule différence qui est relevée est la différence physique, mais là encore, Simone évoque le caractère construit, puisqu’elle pourrait également déployer la même qualité. Cependant, les filles ne sont pas invitées à développer de telles qualités ce qui irait à l’encontre de l’image qu’on attend d’elles. Ainsi, les jeunes filles semblent conscientes du construit social de la différence sexuée, mais elles finissent par se conformer à la norme, pour répondre aux attentes de la société.

ƒ Les conséquences de la différenciation de sexe : l’exemple de l’espace public, la nuit

La différenciation sexuée qui implique l’appropriation de qualités spécifiques au genre n’est pas sans conséquences puisqu’elle va impliquer un comportement issu des valeurs véhiculées par ces différences. Par conséquent, on va se rendre compte qu’à travers l’intériorisation des différences, les jeunes filles vont se convaincre de ne pas avoir les qualités de l’autre sexe.

Mais c’est à leur détriment que les répercussions vont s’effectuer. Prenons ici l’exemple de la crainte de l’espace public, en soirée, soulevée par la majorité des jeunes filles. Leur liberté de comportement et de mobilité va se voir limitée par le sentiment d’insécurité engendré par les idées reçues et véhiculées qui émettent que les femmes sont fragiles et sans défenses et que les hommes sont forts et protecteurs. Remarquons déjà que l’homme se voit attribuer un rôle actif et la femme un rôle passif. Il va être difficile pour les jeunes filles de se libérer de ces différences sexuées puisqu’elles sont intégrées depuis toujours à travers la socialisation différentielle appliquée déjà au sein de leur famille qui légitime le confinement de la femme dans la sphère privée et les hommes dans la sphère publique: la femme n’a que peu sa place à l’extérieur. Nous pouvons constater que cette peur intégrée par la société est partagée par les parents qui vont se sentir responsables de mettre en garde les filles des dangers à éviter. Ainsi, plutôt que d’apprendre aux femmes la défense, on va leur demander de se retirer dans la sphère privée. Les femmes se voient être plus vulnérables que les hommes de par la nature, c’est ce qui va légitimer leur retrait de l’espace public. « La vulnérabilité des femmes est donc présentée comme une évidence, une caractéristique « naturelle » qui traverse les époques.

Lorsqu’elles sont dans l’espace public, elles se doivent de « faire attention »106

Simone Même mon père il m’a dit : Ouais si tu étais un garçon, tu aurais le droit de sortir plus. Ouais ça c’est une mentalité peut-être aussi. Bon je crois que ça c’est un peu chez tout le monde. Parce que tout le monde pense que les filles on a plus de risques, au niveau de la force, on peut se faire violer nous les filles et tout. C’est normal, il y a dix fois moins de mecs qui se font kidnapper par des pédophiles ou un truc du genre, je ne sais pas.

Victoria (…) si une fille est toute seule dans la rue, il peut se passer des choses, si il y a un garçon qui est seul et marche dans la rue et qu’il voit un autre homme, il va rien se passer.

Kim Sortir le soir, à Lausanne, non. Je prends toujours une copine avec moi ou bien mon copain. Et puis il y a plus de risques d’être une fille, il y a plus de choses qui peuvent nous arriver qu’à certains garçons. Bon je dis pas que les garçons sont intouchables, j’veux dire, ça peux toujours arriver, ils peuvent toujours avoir des problèmes mais les filles elles peuvent quand même avoir un peu plus (de problèmes) je trouve.

Sandra Si tu sors un soir dehors des fois, c’est mieux d’être un mec.

Elodie (…) comme elle me dit ma mère, si vous sortez je veux bien qu’il y ait des garçons avec vous et je trouve qu’elle a bien raison, moi je me sens mieux quand il y a des gars avec nous quand on sort.

106LIEBER Marylène, Le sentiment d’insécurité des femmes dans l’espace public : une entrave à la citoyenneté, in Nouvelles Questions Féministes, Vol.21, N°1, Ed. Antipodes, Lausanne, page 45

La notion de danger possible est l’argument qui légitime l’éviction des femmes de cet espace qu’elles ne peuvent maîtriser. Cependant, nous savons que statistiquement, les hommes sont davantage concernés par la violence et par les agressions. « Les hommes sont plus souvent victimes de violences dans l’espace public, mais ils sont trois fois moins nombreux que les femmes à déclarer éprouver un sentiment d’insécurité. Ainsi, les femmes craignent d’être victimes d’agressions dont statistiquement elles sont relativement épargnées, par comparaison avec les hommes. »107 Les hommes ont appris à se défendre au contraire des femmes auxquelles on associe le statut de vulnérabilité.

« …, l’usage de la rue, s’il est le reflet des normes sexuées, contribue lui-même à les renforcer. Dans un même mouvement, le sentiment d’insécurité qui restreint les déplacements des femmes permet de reproduire la dimension masculine de l’espace public. »(Koskela,1999)108

La notion de danger encouru par la femme est légitimée et encouragée par la société, par les parents, par les médias. On encourage les filles à se protéger, à se raisonner, à être en sécurité.

On n’encourage peu les hommes à respecter les femmes, à ne pas adopter de comportements déviants. On encourage peu la femme à se défendre, on préfère la confiner dans un rôle fragile par rapport à celui de l’homme fort et on prône ainsi «la complémentarité» qui implique qu’elle soit dépendante de l’homme.

Les femmes se voient alors limitées dans leurs comportements et dans leur mobilité; c’est leur liberté qui est ici remise en question. Par contre les hommes eux s’approprient l’espace public et en font leur territoire et sont alors en situation de pouvoir. C’est ainsi qu’ils vont apprendre leur rôle dans ce territoire. « Ce ne sont pas les violences portant directement atteinte aux corps que les femmes risquent le plus dans l’espace public, mais un ensemble de brimades(…) » (Jaspard et al., 2001 a :25) 109

Simone (…) c’est vrai que moi si je veux un copain justement, on veut quand même un copain qui soit fort.

Admettons qu’on sorte tous les deux un soir, les autres ils n’arrêtent pas de me siffler et lui il dit rien: _Pardon mais je suis ta meuf s’il te plaît, tu laisses pas passer ça. Je ne sais pas, moi il ne me faut pas une tapette quand même, il me faut un mec qui soit là. Je sais pas, il y a des mecs super sympas du quartier qui me donnent leurs numéros de téléphone et qui me disent: ouais si t’as un problème tu m’appelles. Parce que quand il y a des problèmes, peut-être pas en tant que fille mais en tant que moi, je ne peux pas le résoudre toute seule.

A travers la différenciation que Simone attribue à l’identité singulière et l’identité féminine, elle sous-entend que peut-être d’autres filles peuvent résoudre leurs problèmes sans faire appel aux autres.

« Les femmes peuvent y subir notamment des interpellations ou autres sifflements (sous couvert de compliments), tout comme des insultes ou des « pelotages », autant de situations que je qualifierais de rappels à l’ordre. Ces pratiques, en apparence quelconques, témoignent de la dimension sexuée et inégale de l’espace public et la renforcent. »110

Elodie (…), des fois je suis en ville et il y a des papas qui sifflent : « Eh mademoiselle, mademoiselle », ça j’aime pas, là je les insulte. Ca je ne supporte pas parce que je veux dire, on a quinze ans, on n’en a

Elodie (…), des fois je suis en ville et il y a des papas qui sifflent : « Eh mademoiselle, mademoiselle », ça j’aime pas, là je les insulte. Ca je ne supporte pas parce que je veux dire, on a quinze ans, on n’en a