• Aucun résultat trouvé

Synthèse 2. Relation administrative et traitement de la misère

2. Catégorisation et identification bureaucratiques

2. Catégorisation et identification bureaucratiques

Plutôt que de tenter une présentation synthétique de l’ensemble des propositions avancées dans notre travail, on se concentrera ici, au risque d’en donner une vue seulement partielle, sur la question qui en constitue le fil directeur et permet en même temps de l’intégrer le plus directement au projet d’ensemble présenté dans ce mémoire. Cette question, c’est celle de l’inculcation des catégories d’État qui s’opère en pratique au cours des interactions administratives.

L’observation de ces interactions avait en effet entre autres buts celui de rendre compte de la manière dont s’opère l'imposition des catégories de pensée constitutive de la « violence symbolique de l’État ». Cette identification par catégorisation impose à des individus la manière dont ils doivent voir leur propre vie. Elle leur assigne une place, même si ce n’est pas celle qu’ils souhaitent ou revendiquent. Elle est parfois effectivement violente, comme lorsqu’elle consiste à imposer à des individus un statut qu’ils récusent — « Vous ne voulez pas l’admettre, mais vous formez bien un couple !», ai-je entendu un jour au guichet — ou lorsqu’a contrario est dénié l’octroi d’un statut — « Non, vous n’êtes pas considérée comme mère de famille ». De plus, ces catégories ne sont pas seulement les rubriques d’une nomenclature administrative ; elles sont aussi des catégories de jugement. Leur application conforte dans leur position ceux qui correspondent aux normes en vigueur — une famille stable, par exemple — mais s’apparente à une stigmatisation pour ceux qui s’en éloignent.

Il faut toutefois se garder d’une lecture univoque de l’identification bureaucratique. Celle-ci ne se réduit pas à l’imposition de schèmes de perceptions subie passivement par l’administré. De plus, elle procure des bénéfices : « La traduction des vies hétérogènes en catégories homogènes […] est aussi la condition pour que sa parole [de l’assuré] soit entendue lorsqu’il entend “faire reconnaître ses droits” »474. Bénéfices matériels, mais aussi parfois symboliques : l’administré peut retirer des gains d’identification individuelle et collective non négligeables de la relation administrative. Catégorisation et identification bureaucratiques ne sont pas plus le produit d’un mécanisme anonyme et implacable, mais doivent beaucoup aux positions et dispositions des protagonistes de la relation administrative, dont les usages et les pratiques ne sont pas toujours institutionnellement définis et contrôlés. C’est ce qu’on voudrait tenter de montrer en se

474 Weller Jean-Marc, « Sociologie d’une transaction : une caisse de retraite et ses usagers », Sociétés

situant, pour simplifier l’exposé, d’abord du côté de ceux qui appliquent les catégories et identités bureaucratiques (les guichetiers) puis du côté de ceux à qui elles sont appliquées (les visiteurs).

Entre conformité bureaucratique et dispositions personnelles : le travail des petits fonctionnaires475

On peut considérer comme généralement admis que pour faire la sociologie d’une institution476, pour saisir le rapport à l’institution de ceux qui ont affaire à elle477, pour comprendre la conduite de l’action publique en tant qu’elle consiste en un déroulement de pratiques institutionnelles, l’analyse passe nécessairement par la sociologie des agents et des rôles qui réalisent l’institution en même temps que les pratiques accomplies en son nom. Mais dans la sociologie des agents engagés dans la production de l’action publique et dans l’analyse des rôles institutionnels, ce sont généralement les positions hautes, les « décideurs », « responsables » ou « représentants » de l’institution qui focalisent l’attention. Comme le notent Claude Dubar et Pierre Tripier, la sociologie du travail des petits fonctionnaires reste en revanche peu développée478. Il est un fait que la connaissance sociologique a tendance à se raréfier au fur et à mesure que l’on descend dans la hiérarchie des institutions.

Il n’est ainsi guère surprenant que l’image du bureaucrate impersonnel et tatillon, interchangeable exécutant de règles dont il ne saisit pas toujours les fondements s’applique tout particulièrement à l’endroit des fonctionnaires subalternes, et ce dans des traditions d’analyse très différentes. Donnons-en quelques exemples. Il en va ainsi de l’idée largement répandue selon laquelle seuls les hauts fonctionnaires auraient intégré une « culture administrative » donnant sens à leurs actes, « la base » restant quant à elle guidée de manière quasi-aveugle.

475 Certains passages de cette partie sont repris de La vie au guichet, notamment p. 81-83

476 Cf. par exemple Hughes Everett C., « Institutionnal Office and the Person », American Journal of

Sociology, 43 (3), 1937, p. 404-413 ; Berger Thomas, Luckmann Peter, La construction sociale de la réalité, op. cit., spécialement p. 101 et suiv.

477 Lagroye Jacques, « On ne subit pas son rôle », entretien accordé à Politix, 38, 1997, spécialement p. 8.

478 Cf. Dubar Claude, Tripier Pierre, « La catégorie C de la fonction publique peu étudiée par les sociologues », in Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 1998, p. 189-161. Il faut toutefois noter les travaux pionniers de Crozier Michel, Le monde des employés de bureau, Paris, Seuil, 1965 et à sa suite la synthèse de Sainsaulieu Renaud, « L’interpersonnel et le formel dans les bureaux », in

L’identité au travail, Paris, Presses de la FNSP, 1977, p. 116-171. Voir également Chenu Alain, Les employés, Paris, La Découverte, 1994.

« À la base, écrit Jacques Chevallier, les petits fonctionnaires n’assimilent qu’avec difficulté […] l’idéologie qui leur est inculquée : il s’agit en ce qui les concerne, et comme pour les administrées, d’une “réception“ essentiellement passive puisque leurs pratiques sont avant tout conditionnées par les directives de l’autorité supérieure ; faute d’apprentissage, le système de représentations se réduit à une version appauvrie de quelques dogmes simples. »479

Ce serait donc non seulement en raison de la surveillance hiérarchique mais aussi parce qu’ils n’ont pas intégré le système des raisons sur lequel repose les règles qu’ils appliquent que les petits fonctionnaires seraient prédisposés à le faire de manière tatillonne : seule la technique bureaucratique leur étant accessible, ils en feraient la référence permettant de donner sens à leur action et l’investiraient d’une valeur intrinsèque. À cette hypothèse du « défaut de socialisation » des employés subalternes s’ajoute celle de la dualité organisationnelle proposée dans l’ouvrage de François Dupuy et Jean-Claude Thœnig sur l’administration française. Pour rompre avec l’idée d’une organisation monolithique, ces derniers mettent en relief les « deux visages » de l’administration, l’un bureaucratique, l’autre politique. C’est bien sûr « en haut », où règne « la culture de l’arrangement » qu’on trouve le visage politique, et en « bas », où s’applique le règlement dans un égalitarisme étroit, que se trouve le visage bureaucratique480. Partant de la position occupée non plus dans l’organisation mais dans l’espace social, Jean-Claude Chamboredon voit dans l’attitude des employés d’institutions publiques une manifestation exemplaire de la « vocation de gardiens de l’ordre des sujets appartenant à la petite bourgeoisie ».

« Ceux-ci, écrit-il, occupent souvent des positions où ils doivent faire assurer le respect strict de la règle par contraste avec les sujets de la classe supérieure qui disposent de plus de “responsabilité” et d’“initiative”, donc peuvent prendre plus de distance par rapport à la règle et par rapport au rôle.»481

Cette idée, on en trouve une première expression dans la morphologie sociale de Maurice Halbwachs, qui place les fonctionnaires (il s’agit des employés d’administration) dans une position intermédiaire entre les ouvriers et les bourgeois. À la différence des bourgeois qui exercent une « fonction » faisant appel à leur compétence personnelle et à leur arbitrage, les fonctionnaires comme les ouvriers appliquent une « technique » et n’ont pas à déployer d’effort de réflexion ni d’initiative.

479 Chevallier Jacques, Science administrative, Paris, PUF, 1986, p. 571.

480 Dupuy François, Thœnig Jean-Claude, L’administration en miettes, Pais, Fayard, 1985.

481 Chamboredon Jean-Claude, « La délinquance juvénile, essai de construction d’objet », Revue

française de sociologie, XII, 1971. L’auteur fait ici référence à Ford J., Young D., Boy S., « Functionnal

Mais contrairement aux ouvriers confinés au monde des objets matériels, c’est à la « matière humaine » qu’ils ont affaire. Dès lors qu’elle consiste en l’application d’une technique, l’action des fonctionnaires imite « les mécanismes des choses non sociales ». Eux-mêmes simples éléments fonctionnels, ils traitent non pas « des ensembles de personnes, chacune intéressante en elle-même, mais des catégories d’unités qu’on peut traiter à la façon des choses matérielles » ; autrement dit, pour reprendre l’expression d’Halbwachs, « une humanité matérialisée »482.

« Il y a des guichets dans les bureaux, et le public se répartit mécaniquement entre un certain nombre de catégories. Pour la personne qui vous reçoit derrière le guichet, votre personnalité, vos origines, votre rang social ne comptent pas ; vous êtes une unité dans l’ensemble de ces opérations […] Vous n’êtes pour lui qu’une chose. »483

Notre analyse ne visait pas à remettre en cause ce type d’approche, encore moins à renverser la figure du bureaucrate impersonnel au profit de l’exaltation de la « personnalité » des petits fonctionnaires. Elle tendait en revanche à montrer que le conformisme prêté à ces petits fonctionnaires n’était pas une donnée intangible et que, s’agissant des agents en contact direct avec le public, il ne constituait qu’une face de leur rôle et de leur travail. En s’inspirant de la théorie du « double corps » étudiée par Ernst Kantorowicz484, on a fait l’hypothèse d’une duplicité inscrite dans la définition même du rôle des guichetiers dont on a étudié le travail. D’un côté ils ne sont que l’incarnation de l’Etat, pour ceux qui ont affaire à eux, mais aussi dans leurs pratiques et dans une part de l’identité qu’ils projettent. Simples titulaires d’un poste défini en dehors de toute considération de personne, ils sont de fait chargés d’appliquer de façon standardisée des normes qui se veulent universelles485. En même temps qu’ils réduisent les situations qui se présentent à eux à un cas standard, ils abdiquent leur propre personnalité ; ou, plus précisément, ils sont conduits à « cristalliser [leur] personnalité à partir d’un modèle d’impersonnalité »486. Et si aujourd’hui ils ne portent plus les attributs officiels (uniforme, casquette ou insigne) identifiant celui qui les revêt à la fonction qu’ils symbolisent, les guichetiers n’en manient pas moins des objets (ordinateurs, formulaires) et un langage (sigles, jargon administratif) qui effacent leur personne derrière l’appartenance à un ensemble institutionnel. Plus encore, en se

482 Halbwachs Maurice, « Les caractéristiques des classes moyennes », in Classes sociales et

morphologie, Paris, Minuit, 1972, p. 106. Je remercie Christian Baudelot d’avoir attiré mon attention sur

ce texte.

483 Ibid.

484 Kantorowicz Ernst, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard, 1989.

485 Weber Max, Économie et société, op. cit., spécialement p. 226-228.

486 Merton Robert K., « Bureaucratie et personnalité », in Eléments de théorie et de méthode

« dépersonnalisant », ils personnifient en quelque sorte l’institution qui les emploie. Ils font corps avec l’institution dont ils ne sont qu’un des avatars. Ce ne sont pas eux qui parlent, mais l’institution qui formule prescriptions, explications et justifications aux usagers par leur intermédiaire. Ce n’est pas à eux que l’on parle, mais à l’institution que l’on demande ou fournit des renseignements, réclame, avoue.

D’un autre côté, ce sont bien des individus concrets qui font exister le poste d’agent d’accueil. Cette évidence se laisse d’autant moins longtemps oublier que la visite au guichet organise la rencontre physique entre deux personnes. Est ainsi investie dans le poste toute une série d’éléments qui ne procèdent pas de sa définition administrative. En plus d’un fonctionnaire, il s’agit alors d’un homme ou d’une femme, plus ou moins âgé(e), dont les caractéristiques physiques sont inévitablement et immédiatement engagées dans la relation. L’individu jouant un rôle de bureaucrate est de plus porteur d’une expérience personnelle, de dispositions socialement constituées qui ne peuvent pas ne pas s’exprimer d’une façon ou d’une autre dans la confrontation au public. En l’occurrence, les caractéristiques individuelles de l’agent d’accueil peuvent être activées plus ou moins consciemment par le visiteur, comme lorsque la carrure imposante du guichetier dissuade de s’adresser à lui sur un ton agressif, ou qu’une femme engage des tactiques de séduction à son égard. Ces caractéristiques sont également engagées par le « petit bureaucrate » lui-même. De manière largement inconsciente, comme lorsqu’il actualise des schèmes de perception intériorisés avant ou en dehors de l’exercice de son activité professionnelle, ou que s’expriment des affects tels que l’émotion ou la nervosité ; plus explicitement, comme lorsque des compétences personnelles acquises hors institution sont mobilisées dans le travail de l’institution. Sans même parler des cas de connaissance personnelle établie entre agents et allocataires hors rencontre administrative, c’est alors l’individu concret qui parle et agit, et une relation interpersonnelle qui s’établit dans un cadre institutionnel.

La duplicité de l’agent d’accueil (son double corps) et les tensions qui l’accompagnent ne sont pas sans conséquences sur les pratiques professionnelles et les relations au guichet. Institution-faite-homme vs institution humanisée, personnification de l’institution vs personnalisation de l’accueil : le guichetier navigue entre des pôles opposés. Cela constitue une contrainte forte du poste. La duplicité est en effet génératrice de tension et de stress. Le complet détachement et le confort de l’anonymat routinier ne sont guère possibles dès lors que l’agent est directement confronté aux problèmes des allocataires qui s’expriment individuellement à lui. Le complet engagement personnel dans leur résolution n’est pas plus envisageable. L’agent d’accueil, quoi qu’il fasse, ne sera toujours qu’un élément mineur d’une institution qui

ne traite les problèmes individuels que dans les strictes limites de prestations légalement définies. Cette duplicité doit de plus faire l’objet d’un constant effort de maîtrise : l’agent d’accueil doit savoir jusqu’où aller d’un côté ou de l’autre, ne serait-ce que pour « tenir » en cas de trop forte pression personnelle, et remplir les conditions minimales de la vivabilité administrative en évitant une attitude trop strictement bureaucratique.

Mais cette double face constitue aussi et surtout une ressource importante qui permet aux guichetiers de conserver le contrôle de la situation et d’obtenir « en douceur » l’assentiment de leurs visiteurs. La « personnalisation » du rôle bureaucratique permet en effet à l’agent d’accueil de jouer sur deux tableaux : le langage neutre de la bureaucratie ou le langage personnel et familier de l’existence ordinaire ; le repli sur la norme administrative ou l’engagement personnel dans une relation interindividuelle. À la manière des vendeurs de maisons individuelles étudiés par Pierre Bourdieu, les agents d’accueil peuvent en effet choisir « de se rapprocher et de se familiariser par l’emploi du mode d’expression familier [ou prendre] au contraire le parti de se tenir à distance et de se mettre hors d’atteinte en usant du mode d’expression le plus “formel”, l’utilisation alternée de l’une et l’autre stratégie donnant une maîtrise plus ou moins complète de la situation d’échange »487. L’agent d’accueil expérimenté peut de fait parvenir à contrôler la part respective qu’il accorde dans son travail à la routine administrative, à la compassion envers les cas difficiles, à la conversation (ce « p’tit ton badin », dont parle un guichetier), au formalisme bureaucratique. Il contrôle ce faisant l’identité que les allocataires entendent faire valoir et contribue à définir le registre dans lequel ils se placent. L’épanchement des plaintes personnelles ou les débordements de violence verbale sont ainsi bornés par le guichetier qui, en imposant la nécessité du retour à la routine administrative recadre une interaction dont le bon déroulement impliquait de laisser, pour un temps, libre cours au « défoulement » du visiteur.

Si le travail de ces « petits bureaucrates » que sont les guichetiers ne se laisse pas appréhender sous l’angle exclusif du formalisme bureaucratique, si l’alternance entre

487 Bourdieu Pierre, « Un contrat sous contrainte », art. cit., p. 38. Le jeu entre souplesse et rigueur, personnalisation et repli bureaucratique se retrouve sous des formes différentes dans toutes les fonctions administratives, y compris celles qui sont a priori les plus rigides. Cf. par exemple à propos de la gendarmerie Mouhanna Christian, « Faire le gendarme : de la souplesse informelle à la rigueur bureaucratique », Revue française de sociologie, 42 (1), 2001, p. 31-55. Plus généralement, comme le montre entre autres Charles Kadushin, l’alternance entre proximité et distance est sans doute nécessaire à toute relation entre « professionnel » et « client ». « Closeness and understanding on the one hand, and objectivity and detachment on the other, are essential to satisfactory client-professionnal relationships. » Kadushin Charles, « Social Distance between Client and Professionnal », American Journal of Sociology, 67, 1962, p. 517. On fait ici l’hypothèse que cette exigence générale est portée à son comble s’agissant du traitement administratif de dimensions particulièrement sensibles de situations individuelles (comme des problèmes familiaux ou des conditions socio-économiques dramatiques).

leurs « deux corps » est possible et nécessaire, si, plus généralement, ils peuvent prendre une part active à la définition de leur rôle, cela ne tient pas seulement au fait qu’ils soient physiquement engagés dans une relation directe avec les visiteurs. Cela tient également à toute une série de conditions sociales, dont on ne fera ici que rappeler brièvement trois séries principales. Des conditions organisationnelles, tout d’abord. Le travail des guichetiers reste peu formalisé. Il ne fait guère l’objet d’une définition précise, qui serait cristallisée dans un « profil de poste » ou des textes, ni de directives de la part de la hiérarchie. Au moment de l’enquête, les formations où peuvent se fixer et se diffuser les « règles du métier », où les échanges d’expérience et la réflexivité individuelle peuvent être traduits en un savoir professionnel commun étaient très peu développées, et peu à même de réaliser une véritable socialisation professionnelle. Les guichetiers ont enfin isolés les uns des autres, dans le face-à-face avec les visiteurs, et isolés également du reste de l’institution, en particulier de la hiérarchie qui n’exerce qu’un contrôle très distant et ténu sur leurs activités. Des conditions liées au déroulement des carrières expliquent également que les guichetiers puissent pour une part être disposés à la distance au rôle et-ou à l’engagement de dispositions personnelles dans sa définition. C’est en effet le plus souvent pour échapper au contrôle des collègues et des chefs de la vie de bureau que les employés demandent leur affectation à l’accueil, où ils disent retrouver une certaine indépendance, et où ils peuvent activer toute une série de dispositions bridées dans le travail sur dossier : goût du contact, de la parole, besoin de déplacements physiques, du don de soi, d’un sentiment d’utilité sociale, etc488. Ce sont enfin les transformations des conditions de l’accueil dans les organismes sociaux, particulièrement marquées depuis la fin des années 1980, qui rendent possible l’activation de dispositions personnelles. Depuis lors, pour toute une série de raisons, la proportion d’agents des fractions les plus démunies de l’espace social est allée croissant au sein de la population des visiteurs489. Cette transformation a contribué à rendre problématique un rôle qu’une plus grande proximité sociale entre agents d’accueil et visiteurs avait pu maintenir dans l’impensé de l’évidence sociale. L’ajustement naturel qui, pour simplifier, pouvait être de mise lorsque des mères de familles recevaient d’autres mères de familles, s’est trouvé remis en cause lorsqu’il s’est agi de recevoir des sans-abri percevant le RMI, des chômeurs en fin de droits d’origine étrangère, les membres de familles disloquées, etc. Ce changement générateur d’incertitude et d’inquiétude a été particulièrement propice à l’activation des

488 La question des rapports entre « front et back office » est posée dans de très nombreux types d’organisations. L’on pourrait par exemple faire une comparaison avec la manière dont elle se pose dans les banques : la distinction recoupe en ce cas celle entre fonction commerciale, valorisée par les employés, et travail administratif de compensation. Cf. à ce propos Grafmeyer Yves, Les gens de la