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Nous avons montré au début de ce chapitre qu’au centre de l’activité de l’ingénieur il y a la conception. Aussi, nous attachons-nous dans ce paragraphe à mettre en évidence et catégoriser les savoirs de conception.

Plusieurs auteurs ont proposé des typologies des savoirs des ingénieurs dans une activité de conception, ou en général, de ceux des opérateurs dans une activité professionnelle (Pastré, 1992). Nous en citons quatre, à titre indicatif, que nous commentons par la suite en cohérence avec la construction de la structure de l’activité de conception que nous avons présentée plus haut.

La première catégorisation que nous citons est celle proposée par Malglaive (1990). Cet auteur propose une typologie des savoirs dont le critère de catégorisation est la dichotomie entre théorie et pratique. Il distingue ainsi les catégories de savoir que nous présentons assorties de leurs modes d’expression (Charlon, 1996 ; p.148) correspondant :

- les savoirs théoriques déduisant leurs lois de concepts axiomatisés et s’exprimant sur le mode conceptuel ;

- les savoirs procéduraux sont des savoirs rationnels sur les opérations formelles de la pensée. Ils s’expriment sur le mode rhétorique, discursif et emploient la langue naturelle et le mode figural. Ils tendent vers le mode d’expression théorique ;

- les savoirs pratiques sont des savoirs pragmatiques, construits dans l’action en vue de son efficacité, sous l’entière dépendance des procédures. Ils s’expriment sur le mode rhétorique et le mode figural. Ils passent du mode rhétorique au mode conceptuel pour se faire connaître et s’acquièrent par l’action ;

- le savoir-faire est évolutif. On distingue les phases d’apprentissage (débutant avec tâtonnement), de constitution de routines (savoir-faire cohérents), d’habitudes (procédures intériorisées) jusqu’à l’expertise. Exprimés sur le mode agi, acquis par l’action, ce sont des savoirs fondés sur l’action, magiques, qui rendent compte des phénomènes matériels et symboliques sans mobiliser les modes canoniques de la rationalité.

La seconde catégorisation de Charlon (1996) complète celle de Malglaive pour l’adapter aux changements qu’ont connus l’entreprise et le travail, en considérant d’autres types de savoirs : - des savoirs organisationnels : ils désignent les connaissances mobilisées pour identifier et

- des savoirs méthodologiques qui regroupent les capacités à observer, classer et transmettre les étapes par lesquelles il est nécessaire de passer pour optimiser une démarche de résolution de problème ;

- des savoirs contingents au collectif de travail qui s’articulent aux savoirs précédents mais désignent l’ensemble des savoirs mobilisés dans un collectif de travail sans que ceux-ci soient également maîtrisés par chacun. Ils désignent plus précisément des expertises. Les deux dernières typologies sont respectivement celle de Collins (1992), cité par Vinck (1997 ; p.57), et celle d’Hatchuel & Weil (1992 ; p.44-60). Collins distingue les catégories suivantes :

- les faits et règles formelles ;

- les heuristiques, c’est à dire les règles empiriques explicitables et les pratiques standardisées ;

- les savoir-faire manuels et perceptifs ;

- les savoir-faire culturels. Il s’agit de la capacité à reconnaître un objet dans un environnement confus et de la capacité à comprendre et à utiliser les faits, les règles et les heuristiques.

Quant à Hatchuel & Weil, ils distinguent trois types de savoirs:

- le savoir-faire : ce type de savoir peut être modélisé par des ensembles de règles ou de faits car il se compose de vérités isolables que l'on peut accumuler de manière ordonnée ; - le savoir-comprendre : ce qui illustre le mieux la spécificité du savoir-comprendre, ce n'est

pas un champ de connaissances particulier, mais plutôt un type d'activité: celle du réparateur. Autrement dit, l'activité de celui qui cherche à comprendre pourquoi l'ordre «réel» n'est pas l'ordre «conçu» et tente d'y remédier ;

- le savoir-combiner : ce type de savoir mêle intimement le raisonnement de l'action et la connaissance utilisable. Il remet constamment en cause les objectifs ainsi que les moyens à mettre en oeuvre pour rechercher un compromis capable de satisfaire un groupe d'acteurs donné.

Ces différentes typologies suscitent quelques remarques. D’abord, en ce qui concerne la première (Malglaive), elle est construite sur la base d’une dichotomie implicite entre théorie et pratique, en ce sens que la théorie corresponde au savoir, y compris le savoir scolaire, et la pratique concerne l’action (en tant que transformation intentionnelle de la réalité par les hommes selon Malglaive). L’objectif de l’auteur est de « montrer la manière dont le savoir, y

compris le savoir scolaire, s'investit dans la pratique, ce qu'il y devient, comment il s'y transforme sans se renier, c'est à dire sans cesser d'être savoir ».

Bien que cet objectif converge avec le nôtre en ce qui concerne la question de la transformation des savoirs dans une activité en situation, il est clair que la perspective de l’auteur est loin des choix théoriques que nous avons faits et qui concernent, en particulier, la structure et le contenu de l’activité de l’ingénieur. En effet, nous considérons, en accord avec Vinck (1997 ; p.56), que le savoir est action, et que « la connaissance ne se réduit ni à des énoncés ni à des règles. La part de la connaissance ainsi explicite ne constitue d’ailleurs que la pointe d’un « iceberg ». La partie immergée comprend, entre autres, tout ce que nous savons faire sans que nous n’en ayons conscience. Cette réalité apparaît chaque fois qu’un auteur dresse une typologie des savoirs et savoirs faire ».

Une deuxième remarque concerne la première (Malglaive) et la troisième (Collins) typologies citées. Ces dernières prétendent à un grand degré de généralité si bien que le plus grand absent y est le savoir lui même en tant que contenu d’une activité située. Quant à la deuxième (Charlon) et la dernière (Hatchuel & Weil) typologies, elles donnent des éléments d’analyse des savoirs dans une situation industrielle, mais qu’il faut adapter pour aboutir à une mise en évidence des savoirs spécifiques à la situation donnée. C’est à dire qu’il faut redonner sens à chaque catégorie de la typologie par rapport à la situation donnée.

La troisième remarque concerne la conception des savoirs qui sous tend ces typologies. En effet, les savoirs sont appréhendés comme un « ensemble d'énoncés et de savoirs tacites explicitables incorporés dans les individus » (Vinck, 1997). Or nos choix théoriques vont dans le sens de la contextualité de tout énoncé et l’inscription des savoirs dans une situation.

C’est ce qui nous amène à avancer qu’à défaut de « tomber » sur une typologie spécifique à une situation à analyser, nous proposons d’en construire une ad hoc, en cohérence avec la structure et le contenu de l’activité de conception tels que nous les avons définis plus haut. Nous soulignons que cette typologie à construire, à l’image des savoirs, est contingente et ne prétend pas à la généralité. Elle vise la mise en évidence des transformations des savoirs dans et par la situation plutôt que de les figer dans des catégories « statiques ».

A cette fin, nous nous référons à trois perspectives différentes : l’histoire des techniques pour esquisser une typologie des savoirs de l’ingénieur concepteur, la sociologie des techniques pour expliciter et compléter les catégories retenues dans la perspective historique, et la

didactique des génies techniques pour organiser les différentes catégories retenues dans les deux premières perspectives.