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3.2 Le document classique

3.2.1 Caractéristiques qui se rattachent au document en tant qu’objet 35

consiste à considérer que, pour enclencher un processus interprétatif et pour tirer

bénéfice d’une interprétation, tout espace/objet se doit, avant tout, d’être perçu.

Certes, cette affirmation se présente presque comme un postulat, cependant nous

allons voir que la perception d’un objet/espace ne dépend pas seulement de ses

propriétés physiques.

3.2.1.1 Le document est perceptible

Pour que l’homme soit en mesure d’établir des relations entre les éléments de la

nature, l’impératif de perceptibilité s’impose comme une première exigence.

Cepen-dant, les limites physiques du corps humain ainsi que celles imposées par les organes

de perception dont il est pourvu, constituent un tamis

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qui opère une première

médiation entre l’homme et le monde. La métaphore du filet du pêcheur illustre

parfaitement la manière dont nos organes de perception fonctionnent. Car si le filet

garde, certes, à l’intérieur les poissons les plus gros, il laisse également s’échapper

en-tre ses mailles une multitude d’auen-tres poissons de taille plus petite et des organismes

vivants qui ne seront jamais captifs. La pêche devient ainsi une question de choix

dépendant de la taille des mailles que le filet possède. Nos organes de perception

peuvent être comparés avec les mailles du filet : plus ils sont éduqués, aiguisés, plus

la perception s’affine. Cependant, même éduqués, les organes perceptifs de l’homme,

nettement inférieurs à ceux de certains animaux, limitent dramatiquement l’accès

aux manifestations physiques des éléments qui peuplent notre espace d’observation.

L’infiniment petit ou l’infiniment grand, par exemple, des temporalités extérieures à

l’échelle de l’homme, la multitude des ondes présentes dans l’environnement, comme

les ondes radios, GSM, les UV, les rayons X et autre rayonnement cosmique,

échap-pent à nos perceptions. Nous disposons donc pour interpréter un «morceau choisi »

de monde, celui retenu par ses mailles, une partie qui ne peut certainement pas être

qualifiée comme « précise » encore moins comme « vraie ».

Cette première frontière, imposée par la limitation des organes de perception

dont nous venons de parler, est partiellement franchie grâce aux technologies (vague

réminiscence du Protagoras de Platon avec le mythe d’Epiméthée en rapport à la

technologie

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). En fabriquant des prothèses conçues pour accroître les

potential-ités perceptives, les technologies ont poussé sensiblement les limites de la

percep-tion. Nous nous référons ici, par exemple, aux images produites par toute sorte

d’appareillages qui participent au prolongement perceptif, comme le

télé-/micro-6Nous préférons l’utilisation du termetamisplutôt que le plus courantfiltre. L’appellationfiltre

renvoie, selon nous, vers une éventuelle purification, au contenu en quelque sorte ésotérique, peu adapté à la perspective scientifique. C’est pourquoi le terme de tamis, de par sa neutralité et par son appartenance au domaine sémantique des activités laborieuses, conviendrait mieux.

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/endo-scope etc. L’étude effectuée par Lyndsay Norman [Nor80] analyse et décrit

remarquablement bien la manière dont la perception s’organise. Ils affirment ainsi

que la distinction entre réalité objective et réalité perçue est un point important à

considérer. Car, « il existe une différence entre ce qui est et ce qui est perçu. L’un

relève du physique l’autre du psychologique » [Nor80]. Leur recherche est centrée

pourtant sur ce qui sera ultérieurement appelée perception hétérotrope

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. En effet, ils

sous-estiment l’importance des autres modalités perceptives, dites idiotropes comme

le sentiment de l’équilibre, de la douleur, du plaisir, etc. qui concourent également

à la perception cénesthestique de l’homme par son état interne [Sto99]. Ce qui par

ailleurs constitue probablement la reprise et le développement du concept de « sens

commun » dont nous parlait Aristote dans le troisième traité de l’Âme. Les

dif-férentes modalités perceptives hétérotropes et idiotropes interfèrent et participent à

la construction d’une image globale du monde. Dans ce sens on pourrait dire que

percevoir n’est pas seulement observer mais aussi s’engager.

Pour assurer sa perception un document doit se manifester à l’intérieur

des limites biologiques du champ des perceptions (parfois allongés par

l’instrumentalisation). Car, d’un point de vue phénoménologique toujours, le

doc-ument est une manière de considérer la matière « in-formée

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» comme élément

dé-clencheur du processus interprétatif. Par sa matérialité-mise-en-forme, le document

est un objetsensible (tangibleau sens large et métaphorique du terme) ; cependant,

il n’est pas considéré pour ce qu’il est matériellement, mais pour ce qu’il signifie,

voire même pour ce qu’il est susceptible de signifier.

3.2.1.2 Le document est intelligible

Un apport essentiel pour la construction d’une image perceptive globale de

l’objet, appelée aussi synesthésie, est fourni par la culture. Des recherches récentes,

comme par exemple, celles effectués par J. Kevin O’Regan [Phi], ont mis en avant des

aspects concernant la manière dont les hommes organisent leur perception en puisant

et en comblant leurs failles perceptives à l’aide des concepts renforts provenant de

la culture. Suivant le raisonnement de J. Kevin O’Regan [Phi] nous considérons que

la perception est un processus éminemment culturel car c’est la culture qui achève

le processus de capture et d’appropriation perceptive des impressions.

« D’une manière générale, - nous disent Berthoz et Petit [Ber06] –

l’organisme traite des objets qu’il a lui-même activement « constitués »

comme tels en face de lui. Il n’a à faire qu’à des événements de nature

à satisfaire (ou décevoir) des expectatives préalables, ou au moins à

con-firmer ou infléchir le style de pareilles expectatives, qu’à des organismes

8Par perception hétérotrope on entend les perceptions extérieures du monde à l’aide des capteurs sensoriels spécialisés, comme les organes de perception.

9Nous nous expliquons : ce que nous captons n’est pas la matière mais la forme que cette matière prend.

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étrangers d’emblée appréhendés comme semblables ou dissemblables à lui

etc. le pur stimulus externe, vierge de toute interprétation, quantum

informationnel jamais auparavant subsumé sous des catégories

percep-tives, cognitives ou pratiques, voilà ce à quoi en circonstances normales

cet organisme n’est jamais confronté.»

Le monde ainsi perçu et construit en adéquation avec les possibilités réduites de

nos perceptions, est « conformé » par une perception culturelle qui, en complétant

les « défaillances » perceptives, participe pleinement et activement à la construction

des objets signifiants. C’est cette perception culturelle et intersubjective qui doit être

considérée, très probablement, comme la forme véritablement pertinente et

domi-nante de la perception humaine. Il n’existerait donc pas de perception subjective car

les impressions personnelles (individuelles) se construisent déjà dans l’espace

inter-subjectif d’une culture donnée. Le registre de l’expression

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interviendra seulement

pour renforcer une perception déjà culturalisée. Il participera à ce que les

impres-sions puissent devenir « connaissances » partageables. Ainsi, même l’imagination

et la création, comprises souvent comme des échappatoires à la condition humaine,

se trouvent bornées et encerclées dans le corset perceptif car comment pourrait-on

imaginer une chose qu’on ne peut pas percevoir?

Si la culture complète la perception, elle participe également à délimiter

physiquement la perception d’un objet, toute forme ne pouvant pas être perçue en

de-hors d’un fond (contexte). La psychologie de la forme, notamment la Gestalt, définit

la perception comme la distinction d’une figure sur un fond. Compris aussi comme

cadre, le fond est celui qui fait ressortir l’objet herméneutique et qui rend possible

sa perception. Toute inscription est circonscrite dans un espace/temps déterminé

par un fond. Le document a ainsi un début et une fin, il se manifeste à l’intérieur

d’une temporalité, il estdélimité. Ses propriétés spatio-temporelles et formelles

ser-vent d’appui pour une structuration perceptive et permettent la restitution d’une

expression. Mais si, grâce à l’apport des techniques, l’homme peut percevoir des

ob-jets/espaces de plus en plus grands ou de plus en plus petits, percevoir des espaces

non-délimités, infinis, c’est impossible. Si on pouvait croire qu’un jour l’homme

pourrait percevoir l’infini quel serait alors le contexte sur lequel il se détacherait?

3.2.1.3 Le document est lisible (stable)

En tant qu’expression circonscrite dans un espace physique (tangible), et dans

une temporalité (celle déterminée par son contexte), le document requiert des

pro-priétés matérielles qui lui confèrent une relative stabilité formelle. Cette dernière

10Dans cette phase de notre analyse nous précisons que par « expressions » on entend les con-tenus sémiotiques élaborés à travers les opérations de sélection et d’organisation d’un flux d’« im-pressions ». Ainsi, notre esprit découpe les imim-pressions qui se présentent à soi, en unités et les ré-organise en catégories qui varient avec les systèmes linguistiques et les codes sémiotiques cor-respondants. Un code sémiotique, plus généralement une langue est comprise de cette manière comme un espace mental qui organise les impressions en les transformant en expressions.

3 Figure 3.1: la persistance des signes conditionne la lisibilite

est nécessaire car, un objet dont les propriétés formelles changeraient à chaque

in-stant serait impossible à percevoir et encore moins à lire ou à interpréter ; sa lecture

nécessiterait une fragmentation, un découpage temporel suivant ses états

succes-sifs. Clairement, cette exigence de stabilité peut être toute relative ; elle peut être

réduite à la temporalité nécessaire à sa lecture. La stabilité doit être comprise

comme une persistance des propriétés de l’objet lu. En effet, on peut percevoir des

objets/espaces en mouvement et/ou en transformation ; cependant, l’efficacité de

l’acte de lecture requiert une sorte de figement des propriétés de l’objet/espace à

interpréter. L’acte de lecture imprime ainsi à l’objet/espace une temporalité qui

sera désormais appelée la temporalité de l’objet. Autrement dit, la temporalité de

l’objet témoigne d’une sorte de « satellisation » de l’objet par le regard des sujets,

par leurs lectures (on verra mieux dans la suite que cette temporalité est un effet

émergent de la lecture). Les propriétés physiques de l’objet/espace-document

néces-sitent ainsi d’être suffisamment bien conservées pour que les signes qui s’y trouvent

soient « perceptibles », « lisibles », « vérifiables ». C’est une condition obligatoire

pour que leur engagement dans une dialectique herméneutique et leur exploitation

ne soit pas compromis.

On peut désormais observer qu’un document peut être défini comme étant une

entité perceptible et matérielle, délimitée formellement sur un fond (ayant donc un

début, un milieu et une fin) et dont les propriétés sont stabilisées et se conservent

comme telles pour le temps de la lecture :

Document = [perception (délimitation & stabilisation & persistance)]

3.2.2 Caractéristiques qui se rattachent au sujet/lecteur d’un