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Les caractéristiques associées à l’utilisation de la dérogation clinique

4. Discussion

4.2 Les caractéristiques associées à l’utilisation de la dérogation clinique

Avant de porter une attention particulière aux profils des contrevenants ayant fait l’objet ou non d’une dérogation clinique, il importe de traiter les facteurs indépendants ayant influencé de près ou de loin l’utilisation de cette pratique par les évaluateurs.

4.2.1 Le score actuariel

Selon les résultats observés dans le cadre de la présente étude, il appert que l’utilisation de la dérogation clinique naît généralement d’un désaccord entre le score actuariel et le risque perçu par l’évaluateur. En effet, le score actuariel est toujours le premier indicateur dans les arbres décisionnels lorsque celui-ci fait partie des variables insérées dans le modèle. Cela dit, la présence du score actuariel au sein des indicateurs distinguant les profils n’est pas surprenante. Il s’agit d’une information accessible pour tous les évaluateurs en plus d’être

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la base de leur évaluation. De plus, le point de séparation du score actuariel dans les analyses d’AD est exactement le même (≤10 et ≥11) que celui de l’outil LS/CMI entre les niveaux faible et modéré. Ainsi, les AD segmentent à perfection les individus ayant un très faible ou faible risque (score actuariel = 0-10) des individus ayant un niveau de risque de récidive modéré, élevé ou très élevé (score actuariel = 11-43). De cette façon, il est possible d’avancer qu’au-delà des résultats en score brut (par ex., 1, 2, 3 … 41, 42, 43), les évaluateurs se fient au niveau de risque (par ex., faible, modéré) afin d’octroyer leur dérogation.

Plus spécifiquement, il apparaît que les individus ayant obtenu un score associé à un risque faible ou très faible en vertu de l’outil actuariel ont plus de chance de faire l’objet d’une dérogation que ceux dont les scores sont plus élevés. En effet, les scores associés à un niveau de risque faible sont respectivement 3 et 4 fois plus susceptibles d’être l’objet d’une dérogation clinique et d’une dérogation à la hausse. Malgré ces observations, il s’avère que seulement un cas sur dix ayant obtenu un score actuariel faible ou inférieur a fait l’objet d’une dérogation clinique. De façon similaire, Brews (2009). Hogg (2011) et Cohen, Pendergast et VanBenschoten (2016) observent considérablement plus de dérogations au sein des niveaux de risque faibles. Inversement, les résultats de Guay et Parent (2018) obtenus à partir d’un échantillon similaire en plusieurs points à celui utilisé ici (par ex., détenus et probationnaires québécois assujettis à une peine provinciale, etc.) ne proposent pas une telle tendance puisque les taux de dérogations varient peu d’un niveau de risque à l’autre.

4.2.2 Les points de coupure

Conformément aux résultats de Gore (2007) et Guay et Parent (2018), davantage de dérogations sont effectuées lorsque les contrevenants se situent près des points de coupure suggérés dans le manuel de l’usager de l’outil actuariel qui détermine le niveau de risque du contrevenant (par ex., très faible, faible). Cependant, les résultats présentés à la Figure 5 peuvent être trompeurs. Bien que la plus grande proportion de PCODC se retrouvent au sein des scores se rapprochant des points de coupure (voir Figure 5), les proportions de PCODC parmi les individus ayant obtenu le même score sont relativement stables. Autrement dit, à la Figure 5, en regardant la dérogation selon le sens de celle-ci, il semble que la distance par rapport au point de coupure est un excellent prédicteur de la dérogation clinique. Or, ces résultats sont largement influencés par la fréquence relative de chacun des scores. Par exemple, bien qu’il semble y avoir une grande proportion de PCODC à la hausse au score 10, il s’avère simplement que plusieurs individus ont reçu ce score, et donc, plus de contrevenants ayant obtenu ce score ont fait l’objet d’une dérogation clinique. La Figure 4 reflète cette limite en montrant que l’ensemble des scores associés aux niveaux de risque faible et très faible ont d’importantes proportions de PCODC et que la différence entre eux est marginale, mais tout de même présente. Ainsi,

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l’application de différents filtres pour discerner la pertinence des points de coupure permet d’expliquer l’absence de ces derniers dans les profils.

4.2.3 La nature de la condamnation au moment de l’évaluation LS/CMI

Les résultats de la présente étude révèlent que la nature de la condamnation au moment de l’évaluation LS/CMI permet de discerner les probabilités de faire l’objet d’une dérogation clinique. Parmi les chercheurs s’étant penchés sur la question, seulement McCafferty (2017) propose que la nature de la condamnation au moment de l’évaluation ne semble pas influencer le choix de déroger des évaluateurs. Néanmoins, dans la démarche actuelle, ce constat est notamment observable via le modèle sans score actuariel en raison de l’importance que prend la nature de la condamnation dans l’octroi d’une dérogation clinique en l’absence du score actuariel. Par ailleurs, il s’avère que les crimes de nature sexuelle sont les plus discriminants. En effet, les individus ayant été condamnés pour un crime à caractère sexuel sont environ 5 fois plus susceptibles d’être l’objet d’une dérogation clinique et 7 fois plus susceptibles d’être l’objet d’une majoration du niveau de risque. Cette tendance à utiliser la dérogation clinique spécifiquement pour augmenter le niveau de risque des délinquants sexuels est observable chez les adultes (Orton, 2014; Storey & coll., 2012; Wormith, Hogg & Guzzo, 2012; Cohen, Pendergast & VanBenschoten, 2016; Orton, Hogan & Wormith, 2020) et les adolescents (Schmidt, Sinclair & Thomasdóttir, 2015; Carns & Martin, 2011) dans la littérature scientifique. Cependant, Gore (2007) observe davantage de dérogations à la baisse chez les délinquants sexuels, potentiellement en raison de la nature de l’outil. Effectivement, Gore (2007) utilise un outil conçu pour évaluer la récidive sexuelle des délinquants sexuels (le MnSOST-R), d’où la faible proportion de PCODC (à la hausse) comparativement aux études susmentionnées qui utilisent un outil générique pour évaluer cette population de contrevenant.

Un autre élément intéressant au-delà de la condamnation actuelle est la présence de comportements souvent associés aux délinquants sexuels se retrouvant dans les profils (par ex., le déni, Schneider & Wright, 2004; Nunes, Hanson, Firestone, Moulden, Greenberg & Bradford, 2007; Kennedy & Grubin, 1992; les activités sexuelles inappropriées, Bladon, Vizard, French & Tranah, 2015). Il convient alors de se questionner à l’effet qu’il pourrait s’agir d’une procuration pour le statut de délinquant sexuel duquel les évaluateurs profitent pour déroger un contrevenant (majoritairement à la hausse). Dans le même ordre d’idée, bien que dans une moindre mesure, les contrevenants ayant été reconnus coupables d’un crime violent sont également plus susceptibles de faire l’objet d’une dérogation clinique et d’une majoration que les délinquants condamnés pour un délit non- violent non-sexuel. Par ailleurs, le fait d’être intimidant et/ou contrôlant – souvent associé aux comportements violents, notamment en contexte conjugal (par ex., Graham-Kevan & Archer, 2008; Simmons, Lehmann & Collier-Tenison, 2008) – se retrouve à quelques reprises dans les AD. Serait-il possible qu’il s’agisse, tout

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comme pour les délinquants sexuels, d’une façon de cibler se groupe particulier de contrevenants violents? Quant à eux, les contrevenants ayant commis un crime non-violent non-sexuel sont plus susceptibles de ne pas faire l’objet d’une dérogation clinique. Des constats similaires sont tirés par Orton, Hogan et Wormith (2020). Les auteurs soulignent que les proportions de PCODC au sein de ces délinquants sont de 2 à 6 fois moins importantes que les contrevenants violents et/ou sexuels. De plus, dans la présente démarche de recherche, s’il advenait qu’un individu ayant commis un crime non-violent non-sexuel fasse l’objet d’une dérogation clinique, il est fort possible qu’il s’agisse d’une dérogation à la baisse.

Ces observations suggèrent que les évaluateurs ne sont pas à l’abri des facteurs d’effrois. Les facteurs d’effrois (dread factor : Gigerenzer, 2004; Santos, Helmer & Teichman, 2012) représentent ce qu’Hilton, Scurich et Helmus (2015) décrivent comme une tendance à accorder plus d’importance dans leurs évaluations à des éléments effrayants et rarissimes plutôt qu’à des éléments familiers se caractérisant par des probabilités d’occurrence plus élevées. À titre d’exemple, en ce qui concerne spécifiquement les délinquants sexuels, une telle utilisation (bien que rare) de la dérogation clinique à la hausse semble contradictoire compte tenu du faible risque de récidive chez cette clientèle (par ex., les méta-analyses : Hanson & Bussière, 1998; Cortoni, Hanson & Coache, 2010; McCan & Lussier, 2008). Malgré tout, parmi les 202 délinquants sexuels à faible risque selon la section actuarielle de l’outil LS/CMI, 100 ont fait l’objet d’une dérogation clinique, dont 97 étaient des dérogations à la hausse. De façon similaire, Wormith, Hogg et Guzzo (2012) affirment que les évaluateurs ont tendance à déroger à la hausse les délinquants sexuels alors qu'en fait, les analyses traitant de la récidive révèlent un taux égal ou inférieur à celui du groupe dont ils faisaient partie initialement. Autrement dit, il est raisonnable d’émettre l’hypothèse selon laquelle les évaluateurs craignent qu’un contrevenant ayant commis un crime grave récidive et cette inquiétude justifie le choix de déroger à la hausse.

4.2.3.1 Le cas spécifique des délinquants sexuels

L’origine de cette inquiétude par rapport aux délinquants sexuels chez les évaluateurs, mais également d’autres praticiens de justice pénale a déjà été le sujet de plusieurs études. Ce qui en ressort est que ce traitement des délinquants sexuels dans l’évaluation du risque par les évaluateurs s’explique potentiellement par la présence de préconceptions à l’égard de ce sous-groupe de contrevenants. En effet, Lea, Auburn et Kibblewhite (1999) avancent que les attitudes et les perceptions à l'égard de personnes contrevenantes par les professionnels influencent sans aucun doute leur travail (par ex., l’évaluation du risque) auprès d’eux. À titre d’exemple, Weekes, Pelletier et Beaudette (1995) qui se sont intéressés aux attitudes d’agents en milieu correctionnel précisent que les attitudes à l’égard des délinquants non-sexuels ne sont pas aussi négatives que celles à l'égard des délinquants sexuels. Les individus ayant commis un crime à caractère sexuel sont notamment perçus comme des êtres dangereux, nuisibles et foncièrement violents, surtout lorsque comparés au reste des

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contrevenants. De façon similaire, Vacheret et Cousineau (2005) révèlent la présence de biais au sein des commissaires de la Commission nationale des libérations conditionnelles du Canada envers certains types de contrevenants, notamment les conjoints violents et les délinquants sexuels. En effet, il apparait que les individus ayant commis un crime à caractère sexuel (et les conjoints violents) sont les plus susceptibles de voir leur demande de libération anticipée refusée. Par ailleurs, Weekes, Pelletier et Beaudette (1995) proposent que seulement 20,7% des professionnels interviewés jugent que les contrevenants ayant commis un crime à caractère sexuel sont « traitables » (traitable signifiant qu'ils ont un potentiel de réhabilitation). Ces études, qui ne traitent pas nécessairement des évaluateurs en milieu correctionnel au Québec précisent tout de même la présence de préconceptions à l’égard des délinquants sexuels pouvant influencer leur traitement dans le système de justice pénale, notamment à l’étape de l’évaluation.

4.2.4 Le type de sentence

Pour ce qui est des informations liées à la condamnation actuelle, tout comme l’ont observé Girard (1999) et Brews (2009), les probationnaires représentent l’immense majorité des PCODC. Contrairement aux détenus, les probationnaires sont à risque de récidive immédiatement après l’évaluation puisqu’ils purgent leur peine en communauté. Un tel élément peut suffire pour qu’un évaluateur revoit le niveau de risque de récidive criminelle dans un dessein préventif. Cela permet également aux évaluateurs d’avoir la conscience tranquille concernant les contrevenants qu’ils perçoivent comme étant à risque plus élevé de récidive en communauté. Dans la présente recherche, près de huit personnes sur dix ayant fait l’objet d’une dérogation clinique sont des contrevenants purgeant une peine en communauté (et près de neuf sur dix en ce qui concerne la dérogation à la hausse). Ce qui explique que le type de sentence n’apparaît pas dans les AD est le fait qu’il ne s’agit pas d’un indicateur permettant de discriminer les probabilités de faire l’objet d’une dérogation clinique ou du sens de celle-ci. Effectivement, les probationnaires sont plus prépondérants au sein des PCODC en général (et dans l’échantillon total aussi). De cette façon, il ne s’agit pas d’un facteur permettant de faire la distinction entre deux individus puisqu’il y a fort à parier que les individus comparés sont des probationnaires.

Les résultats de la présente étude en ce qui concerne les caractéristiques des personnes contrevenantes influençant les évaluateurs dans leurs choix de déroger semblent conformes à ce qui est généralement proposé dans la littérature scientifique. Cependant, il y a tout de même des études qui s’écartent de la majorité. Cette observation suggère que cette pratique est un pouvoir discrétionnaire dont l’usage est appelé à changer considérablement selon plusieurs paramètres. Ainsi, la présente étude se distingue par le fait qu’elle offre un regard global des contrevenants se présentant devant les évaluateurs. Au-delà de l’effet isolé de chaque variable sur le choix de déroger, des profils comportant des convergences de caractéristiques

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sociodémographiques et criminométriques des personnes contrevenantes ont été élaborés afin de mieux cerner l’utilisation de la dérogation par les évaluateurs.

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