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Cadre conceptuel de cette thèse et des travaux de recherche en écologie

Le rythme actuel de disparition des espèces est sans précédent dans l’histoire des grandes extinctions de masse et largement attribuable aux activités anthropiques (surexploitation des ressources naturelles, pollutions, destructions des habitats, changement climatique, etc…). La survie de l’espèce humaine est directement menacée par l’érosion de la biodiversité, un processus dont elle est elle-même responsable. La conservation des espèces, ainsi que des populations, des communautés et des écosystèmes qu’elles constituent avec leur environnement, est désormais indispensable.

La protection de la biodiversité nécessite une compréhension préalable des facteurs déterminant sa répartition et la prédiction de son évolution future sous l’effet des diverses pressions anthropiques. C’est dans ce contexte que s’inscrit la recherche en matière d’écologie et de biodiversité, qui connait un essor depuis une vingtaine d’années et a pour objectif principal de quantifier la « niche écologique » des espèces (Guisan &

Thuiller 2005). La niche écologique d’une espèce peut être considérée comme un espace à n-dimensions selon la définition conceptuelle et largement utilisée d’Hutchinson

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(1957). Ces dimensions représentent la gamme de gradients environnementaux requise pour que l’espèce puisse exister. L’auteur fait également une distinction importante entre la niche « théorique » ou « fondamentale » et la niche « pratique » ou

« réalisée » (fig. 1). La niche fondamentale d’une espèce combine l’éventail complet des conditions environnementales permettant sa persistance hors de toutes interactions biotiques (broutage, compétition, limitation de la dispersion, perturbations anthropiques). Par conséquent, une espèce sous contraintes biotiques occupe en réalité un volume restreint de sa niche fondamentale, communément appelé sa niche réalisée.

Figure 1 : Concept de la niche écologique selon Hutchinson (1957).

Avec le développement de l’informatique et grâce aux techniques de modélisation écologique récentes (Engler, Guisan & Rechsteiner 2004; Elith et al. 2006), les chercheurs parviennent à cartographier la distribution d’espèces en déterminant les relations statistiques entre l’occurrence des espèces (réponse) et un jeu de variables environnementales (prédicteurs). Ces cartes prennent en compte les relations biotiques de manière implicite et sont donc interprétées comme étant des représentations du concept de la niche réalisée. L’objectif initial des méthodes de modélisation est toutefois d’évaluer la niche fondamentale des espèces c’est-à-dire leurs exigences écologiques basiques hors de tout phénomène d’interactions biotiques (Thuiller, Araújo & Lavorel 2003; Thuiller 2003). L’absence de consensus terminologique dans le domaine de la modélisation écologique entraine en outre des incompréhensions dans la transition depuis la niche théorique (ce que l’on cherche à modéliser) à la niche pratique (ce que

Gradient z

Gradient x Gradient y

Niche fondamentale de l’espèce j

Niche réalisée de l’espèce j

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l’on modélise) et complique grandement les recherches (Kearney 2006; McInerny &

Etienne 2012a; Drake 2013). Les modèles écologiques décrivent effectivement tout à tour la « niche », « l’habitat », la « distribution » ou encore « l’enveloppe environnementale » (ex. climatique) des espèces. La relation entre la niche théorique et la distribution géographique s’avère en réalité bien plus compliquée et définir quel aspect de la niche des espèces est réellement traduit par les méthodes de modélisation actuelles est un sujet qui fait largement débat parmi les scientifiques. En particulier, l’applicabilité des modèles de distribution dans d’autres régions biogéographiques ou à d’autres périodes de temps, à savoir la transférabilité, affronterait divers obstacles (Randin et al. 2006) dus à l’aspect statique des modèles et à la nature et à la précision des variables considérées.

Un premier obstacle à la transférabilité des modèles est lié leur propriété « statique ».

Les modèles de distribution ne considérent pas la dimension temporelle et assument donc que la représentation de la niche réalisée est sous une contrainte d’équilibre stable c.-à-d. que la biocénose répond très lentement au changement environnemental.

Ce concept de pseudo-équilibre n’est cependant pas réaliste pour plusieurs raisons (Guisan & Thuiller 2005). À l’échelle locale, dans des situations fortement perturbées, les écosystèmes sont susceptibles d’être très dynamiques, montrant des apparitions, disparitions et réapparitions d’espèces au cours du temps. Ces dynamiques de succession ne peuvent être modélisées avec les méthodes statistiques couramment disponibles. Par ailleurs, à une échelle régionale certaines espèces pourraient ne pas être en équilibre avec l’environnement dans leur aire de répartition actuelle. C’est le cas par exemple de plusieurs espèces végétales européennes toujours en cours d’expansion postglaciaire dont la distribution actuelle est largement gouvernée par des limites de dispersion (Boulangeat, Gravel & Thuiller 2012). Ces organismes ne remplissent donc pas encore la totalité des habitats qui leur sont favorables, diminuant la précision et le pourvoir prédictif des modèles de distribution construits sur la base des présences et des absences des espèces (Guisan & Thuiller 2005). Enfin les différentes espèces répondant de manière très variée aux conditions environnementales et des espèces non indigènes étant perpétuellement introduites par les activités humaines, des assemblages inédits sont susceptibles d’apparaitre dans le futur. Il y a donc de fortes raisons de croire que les relations actuelles inter-espèces seront altérées (désynchronisation des

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phénologies, compétition avec les espèces invasives, relations trophiques, etc…). Ces contraintes biotiques sont d’ailleurs difficilement prises en compte dans les modèles malgré leur importance pour décrire la niche réalisée des espèces. Il s’agit d’un challenge que plusieurs chercheurs essaient cependant de relever depuis peu (Pulliam 2000; Araújo, Araújo & Luoto 2007; Boulangeat et al. 2012; Wisz et al. 2013).

S’il est actuellement difficile de construire des modèles dynamiques, le choix de l’échelle spatiale de l’étude se révèle tout autant capitale pour comprendre et décrire les relations entre les espèces et l’environnement. En effet, la deuxième difficulté importante dans le domaine de la modélisation écologique réside dans le fait qu’il faille déterminer parmi une multitude de variables environnementales en interaction complexe lesquelles sont les plus importantes pour expliquer la répartition des espèces.

Selon Guisan & Zimmermann (2000), la distribution des plantes terrestres est directement la conséquence de gradients dits de ressources c.-à-d. la matière et l’énergie effectivement consommées par les organismes (nutriments, eau, énergie solaire) (fig.2).

La physiologie des plantes terrestres est également fortement influencée par les gradients directs tels que la température aérienne, les précipitations ou le pH du sol (non consommés). Les auteurs distinguent aussi les gradients indirects qui n’influencent pas directement la physiologie des organismes (fig. 2). Ils agissent à une échelle spatiale plus large et représentent une combinaison simplifiée des gradients directs et de ressources déterminants la répartition géographique des espèces (ex. climat régional, topographie, altitude, latitude, géologie). Les auteurs distinguent également les évènements stochastiques pouvant expliquer la répartition observée des espèces. Ce sont des phénomènes perturbateurs souvent reliés à des épisodes climatiques particuliers à partir desquels doivent se rétablir les communautés (avalanches, feux, assèchements, etc). Enfin, les relations de compétition et de facilitation à l’intérieur et entre les différents niveaux trophiques, ainsi que les limites de dispersion, constituent des filtres supplémentaires à la distribution apparente des espèces (Van den Berg et al.

1997; Pulliam 2000; Noordhuis, van der Molen & van den Berg 2002; Bucak et al. 2012;

Richter & Gross 2013).

D’un point de vue mécanistique, la mise en évidence de la relation entre la distribution et 1) les performances physiologiques des espèces et 2) les conditions proximales directes et 3) de ressources est indispensable. Ce genre d’informations

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environnementales très précises permettrait d’approcher au mieux la niche fondamentale des espèces. Elles sont cependant difficiles à mesurer sur le terrain pour un grand nombre de sites et sont donc adaptées à des études à petite échelle, difficilement généralisables. Les gradients indirects sont plus faciles à obtenir, notamment par extraction de données issues de la plateforme des systèmes d’informations géographiques. Ils sont davantage appropriés dans le cadre d’étude à large échelle souvent nécessaire pour construire des modèles écologiques et dans un contexte topographique complexe mais ils sont également moins précis.

Figure 2 : Modèle conceptuel des relations entre les ressources, les facteurs environnementaux directs et indirects et leur influence sur la croissance, la performance et la distribution géographique des plantes terrestres (source : Guisan & Zimmermann 2000). P.A.R.= Photosynthetic Active Radiations.

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Quel que soit l’organisme considéré, il n’existe donc pas une échelle à la fois unique et adaptée à l’étude des relations espèces-habitat (Graf et al. 2005). En accord avec Kearney (2006), nous devrions donc définir attentivement les concepts écologiques échelle-dépendants avec lesquels nous travaillons afin de limiter les malentendus : il est question de « modélisation des habitats » lorsque des analyses de distribution des espèces, sur une échelle spatiale et temporelle bien délimitée, sont menées ; la

« modélisation des niches » implique la détermination des besoins écologiques basiques des espèces, autrement dit des liens mécanistiques entre l’environnement proximal de l’organisme et sa performance physiologique. Puisque l’approche mécanistique nécessite des expériences et suivis longs et coûteux et donc difficiles à mettre en place sur un grand nombre de sites, l’utilisation de méthodes de modélisation corrélatives est tout à fait pertinente pour identifier les gradients environnementaux principaux régionaux qui influenceraient la distribution des espèces quand il y a d’importantes lacunes d’informations sur leur écologie. Les approches multi-spatiales sont par conséquent nécessaires à la compréhension de la distribution des espèces (Guisan & Thuiller 2005).

Le modèle conceptuel proposé par Guisan et Zimmermann (2000, fig. 2) se réfère aux plantes terrestres, celui des plantes aquatiques reste encore à construire. Une tentative est proposée à la fin de ce travail de thèse dont l’intérêt est porté vers l’écologie des characées, un groupe de macroalgues particulièrement sensibles aux conditions environnementales (cf. paragraphe 1.3 ci-après). Bien qu’ils représentent un infime volume des eaux planétaires (0.01%) et recouvrent seulement 0.8% de la surface de la Terre, les écosystèmes d’eau douce abritent environ 6% des espèces décrites à ce jour soit environ 1.8 million. Cette biodiversité constitue une ressource naturelle, en termes économique, culturel, esthétique, scientifique et éducationnel, menacée par les activités humaines (surexploitation, pollution, modifications des régimes hydrologiques, destruction ou dégradation des habitats, invasion par les espèces non-indigènes). La conservation de ces habitats et des organismes qu’ils abritent est donc fondamentale pour préserver les services rendus aux sociétés humaines (Dudgeon et al. 2006). La mise en place de programmes de conservation nécessite une meilleure compréhension des paramètres environnementaux gouvernant la biodiversité aquatique.

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