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LE CONTEXTE SCIENTIFIQUE

2. Le cadre éthique du socio-anthropologue

Quels peuvent être les différents positionnements des chercheurs en sciences sociales au sein de la démarche de R.A.P. ? Ces chercheurs peuvent être à la fois évaluateurs et concepteurs de l’action en cours, ou bien de l’action une fois terminée. Quelle éthique correspond à ces différents positionnements ?

La place du chercheur en sciences sociales semble privilégiée, mais pourtant, il doit assumer le rôle de celui qui étudie les actions des acteurs avec qui il peut être amené à travailler. Pour cette thèse, l’étude socio-anthropologique se fait ex post, c'est-à-dire au moment où les chercheurs se désengagent du terrain. Mener des enquêtes qualitatives, même en dehors du projet, suppose que le chercheur en sciences sociales devienne acteur supplémentaire sur le terrain. Son intégration au sein des acteurs qu’il étudie n’est pas invisible, et c’est en cela qu’elle nécessite un cadre éthique. Seule sa présence sur le terrain suffit au chercheur à devenir acteur, c'est-à-dire à interagir avec les gens dans le but de mener à bien le recueil de ses données et de comprendre la situation locale. La mise entre parenthèses de ses propres représentations, de sa propre culture, de ses idées politiques ou de ses préjugés, est nécessaire à toute bonne étude sur le terrain. Après avoir expliqué à chaque acteur concerné sa fonction sur le terrain, la neutralité de celui-ci est de mise lorsqu’il interagit au sein de la société. Ce n’est pas pour autant qu’il se fond dans la masse par jeux de miroirs, en copiant les façons de faire du groupe étudié. C’est par la clarté de ses propos et la compréhension de tous les discours, qu’il se positionne comme un simple analyste et non comme un juge ou un évaluateur de ceux-ci.

93 3. Le travail pluridisciplinaire

En quoi cette thèse est-elle pertinente ? Quelle est la place des sciences sociales dans le projet ? Nous y répondrons en abordant deux points principaux. Le premier se focalise sur la pluri- et l’interdisciplinarité de l’équipe des chercheurs du projet. Le deuxième questionne notre propre positionnement en tant que doctorante en socio-anthropologie travaillant dans cette équipe pluridisciplinaire. Les sciences sociales sont utilisées dans la recherche agronomique pour le développement, mais de quelle façon ? Sont-elles utilisées à bon escient ? Nous tenterons de définir et de démontrer l’importance de la pluridisciplinarité et la nuance qui se pose entre la pluridisciplinarité, l’interdisciplinarité, la polydisciplinarité (Morin, 2003 : 10) et la transdisciplinarité. Nous verrons de quel côté les chercheurs au sein d’une démarche de R.A.P. se placent dans ces multiples façons d’user de la discipline. Enfin nous verrons en pratique ce que la pluridisciplinarité de l’équipe des chercheurs a apporté au déroulement du projet.

La Recherche-Action-en-Partenariat a été mise en place après l’échec de l’adoption des innovations techniques et agricoles installées par les développeurs utilisant la méthode du « transfert de technologie » (Séjeau, 2004 : 10). Pourtant aujourd’hui, malgré une approche qui se veut davantage concertée entre les chercheurs et les producteurs locaux, les inventions ne sont pas encore complètement adoptées. Confrontés à cette réalité, les chercheurs agronomes aux compétences multiples se tournent vers les sciences sociales dans le but de prendre en compte la situation sur le terrain dans sa globalité et dans sa complexité. Ce virage se fait de deux façons. La première consiste à développer et préciser l’apprentissage des sciences sociales dans les écoles d’agronomie. La deuxième façon consiste à s’approcher des chercheurs spécialisés en sciences sociales pour former des équipes de recherche pluridisciplinaires. Dans la première façon de faire, le chercheur mobilise alors plusieurs compétences. Il est considéré comme « polycompétent » (Morin, 2003 : 7). Dans la deuxième façon de faire, des équipes sont formées de chercheurs aux disciplines différentes. Dans ce cas de figure, le travail pluridisciplinaire peut se faire de plusieurs façon suivant le degré d’interaction entre les chercheurs et les disciplines. C’est ce qu’Edgar Morin appelle l’inter- la trans- et la « polydisciplinarité » (op. cit.). La transdisciplinarité, qui est apparemment la forme la plus poussée de l’interdisciplinarité est décrite par Edgar Morin comme un apport nécessaire à l’analyse des objets complexes. Pourtant, la transdisciplinarité, perçue comme une forme « idyllique » des interactions entre les disciplines reste peu décrite et précisée dans l’article suivant : « la problématique de la transdisciplinarité nécessite encore une clarification épistémologique » (Jollivet et Pena-Vega, 2002).

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L’agronomie s’est « enrichie » de nouvelles disciplines au fur et à mesure des années. Elle s’est tout particulièrement enrichie de la géographie, de l’économie puis de la sociologie. Ces disciplines ont été apportées par des professeurs d’agronomie qui souhaitaient élargir les compétences de l’agronomie. Dès les années 1947, René Dumont est l’un des premiers à intégrer les problématiques sociales, politiques et écologiques dans son travail. Ce dernier insistait sur la nécessité de prendre en considération d’autres disciplines, en particulier l’économie. Ce courant agronomique, appelée « agriculture comparée » (Séjeau, 2004), est décrit comme s’adaptant aux réalités complexes du développement rural (op. cit.). Finalement, de nos jours, les compétences multiples que les agronomes mobilisent, sont à la fois celles des sciences de gestion, de la géographie, de l’économie, de la sociologie ou de l’anthropologie. Dans les équipes de recherche, un double dialogue se fait (ou pas) entre les différentes disciplines que chaque chercheur est capable de mobiliser, mais aussi entre les chercheurs porteurs de disciplines différentes. Pour reprendre les termes d’Edgar Morin (2003), ces équipes sont à la fois pluridisciplinaires, mais aussi « polycompétentes » (op. cit.) tant collectivement qu’individuellement.

La place des chercheurs qui ne sont pas agronomes dans ce système est alors complexe. C’est notre cas, en tant que socio-anthropologue et n’ayant pas de compétence en agronomie. Les agronomes, qui se sont orientés vers la sociologie dans leur carrière professionnelle, sont moins apte à faire confiance au travail de ces chercheurs spécialistes de la sociologie. Ceci s’explique par le fait que ces chercheurs agronomes qui ont quelques compétences en sociologie sont capables de porter un regard critique, et de mobiliser des outils d’analyse pour questionner le travail du socio-anthropologue. Mais encore faut-il que les compétences acquises par l’agronome soient du même ordre que celle du socio-anthropologue, supposément spécialiste de la question. Par conséquent, un rapport de confiance entre ces deux chercheurs doit s’établir en même temps qu’une ouverture commune entre les disciplines qu’ils mobilisent. Idéalement, l’un et l’autre peut porter un « œil extra-disciplinaire » (op. cit. : 6) sur le travail de son collègue, ce qui est décrit comme un avantage par Edgar Morin. En effet, ce dernier retrace l’histoire des disciplines et des grandes découvertes scientifiques en mettant l’accent sur celles qui ont été amenées par cet « œil extra-disciplinaire » (op. cit.), autrement dit, ce « regard naïf » (op. cit.).

Du côté des sociologues, leur rôle dans ces équipes peut difficilement varier de celle d’expert ou d’évaluateur des actions des agronomes qui interviennent sur le terrain. En effet, un socio-anthropologue invité à travailler dans une équipe pluridisciplinaire et dans un milieu autre que le sien, se focalise facilement sur l’analyse du milieu où se déroule son travail, tout autant que l’analyse qui lui est demandé de faire sur l’objet à l’étude. Cette « déformation professionnelle »

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peut indisposer les membres de l’équipe qui peuvent se sentir observé par le socio-anthropologue et ainsi affaiblir les rapports de confiance.

L’équipe de recherche du projet de R.A.P. se décrit comme étant interdisciplinaire (cf. Annexe III : Proposition de thèse initiale). Pourtant, l’utilisation du terme « interdisciplinaire » n’a de

sens qu’en vue de la qualité des interactions entre les chercheurs et les disciplines. En effet, d’après Edgar Morin, une équipe peut être interdisciplinaire dans le sens ou chaque discipline peut coopérer avec l’autre mais tout en se protégeant des empiètements des disciplines voisines. Mais l’interdisciplinarité peut être poussée plus loin lorsque les disciplines s’articulent véritablement entre elles. La polydisciplinarité décrite toujours par le même auteur correspondrait d’avantage aux interactions concrètes observées au sein de l’équipe de R.A.P. La polydisciplinarité serait « une association de disciplines en vertu d’un projet qui leur est commun » (op. cit. : 10). Dans ce cadre, certaines disciplines peuvent être appelées comme techniciennes spécialistes pour résoudre tel ou tel problème. C’est effectivement ce que nous avons observé sur le terrain et c’est également le rôle que nous tenons, malgré nous, au sein de cette équipe. Lorsque cette polydisciplinarité n’est pas poussée, elle reste simplement une association de discipline visant à interroger un objet commun. C’est lorsque cet objet devient un projet et que les disciplines sont en profondes interactions que la polydisciplinarité est alors considérée comme performante.

Dans la démarche de R.A.P., les sciences sociales sont censées être présentes autant dans la phase de diagnostics, d’action et d’évaluation du projet. Le socio-anthropologue n’est plus simplement un observateur du déroulement du projet. Les sciences sociales dans la R.A.P. interviennent à la fois comme « moteur », « concepteur » et « évaluateur » de ce partenariat. Si une confiance mutuelle n’est pas construite entre les chercheurs agronomes et les chercheurs socio-anthropologues, l’instrumentalisation du sociologue fait alors partie des risques. Réciproquement, l’évaluation que le sociologue exerce sur les concepteurs du projet peut être contraignante pour le chercheur agronome.

En vue de l’état d’avancement du projet R.A.P. dans les deux pays concernés – le projet était terminé au Burkina Faso et en phase de désengagement au Cameroun - notre positionnement dans l’équipe ne pouvait être autre que celui du socio-anthropologue classique qui est appelé dans une équipe pluridisciplinaire pour faire l’évaluation ex post d’un projet.

Cette thèse est aussi une réflexion sur l’apport des sciences sociales dans la recherche appliquée et pluridisciplinaire. Elle se focalise sur la posture du socio-anthropologue comme évaluateur et non pas comme concepteur de l’action. Même si les données empiriques de cette dernière posture ne

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sont pas assez importantes pour développer une analyse poussée, l’expérience d’acteurs ayant été dans ce cas de figure sera retransmise. La pertinence de l’introduction d’un chercheur en sciences sociales dans l’équipe de recherche permet aux chercheurs-acteurs d’appréhender les situations d’étude-intervention, pour lesquelles ils ne disposent pas forcément des compétences scientifiques en sciences sociales.

Les sciences sociales peuvent être très utiles dans la phase de diagnostic en effectuant un travail préliminaire approfondi des sociétés dans lesquelles l’équipe des chercheurs du projet comptent intervenir. Cette phase nécessitera également de mobiliser d’autres disciplines comme l’histoire, l’économie, la géographie etc. Cet état des lieux général fournit une vision globale du fonctionnement de la société dans laquelle les acteurs (chercheurs et producteurs) vont avoir à travailler ensemble.

Le chercheur socio-anthropologue, adoptant la posture d’évaluateur n’observera pas forcément les mêmes choses que le chercheur-acteur, car les actions de ce dernier, une fois engagées, sont difficilement maîtrisables avec une prise de recul simultanée. Ainsi, un chercheur spécialiste des interactions, et non plongé dans l’action, est capable de fournir une analyse de la situation distanciée, et peut également conseiller le chercheur dans ses actions. Le socio-anthropologue prévoit également la possibilité que les actions des chercheurs n’atteignent pas toujours le but recherché. En étant distant de l’action, le socio-anthropologue peut étudier les stratégies de sélection et de détournement des producteurs vis-à-vis des inventions techniques des agronomes. La mise en exergue des conflits, ou bien des tensions possibles au sein de la R.A.P. seront dévoilées, non pas dans le but de dépeindre un portrait négatif de la situation, mais plutôt afin de révéler la structure des normes et des codes établis avec le cadre partenarial et éthique (Bierschenk et Olivier de Sardan, 2007). La R.A.P. sera alors étudiée comme une arène au sens que Bailey lui donne : comme un lieu de confrontations concrètes d’acteurs sociaux en interaction autour d’enjeux communs (cité par Bierschenk et Olivier de Sardan, 1994). Il s’agit là de se focaliser tout particulièrement sur les difficultés des situations d’intervention qui permettent de mettre en exergue les stratégies, les représentations et les buts de chacun, et d’élaborer de nouvelles bases de concertation.

Alors que les concepteurs de la R.A.P. sont en train de réfléchir sur l’émergence d’un nouveau métier de chercheur qui mobiliserait des compétences spécifiques pour cette démarche, les sciences sociales - en particulier dans le domaine de l’anthropologie du développement - réfléchissent à l’élaboration d’un nouveau métier d’anthropologue visant à travailler pour l’action.

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Ces réflexions ont été engagées depuis 2004 par Jean-Pierre Olivier de Sardan qui parle alors de « chaînon manquant » (Olivier de Sardan, 2004) dans le domaine du développement et de la socio-anthropologie. Jusque là, l’action publique, en particulier en Afrique, fait appel aux anthropologues pour leur fournir des connaissances sur le social. Or, l’enseignement de l’anthropologie ne prévoit pas, ou rarement des études orientées vers l’action. Le « chaînon manquant » (op. cit.) serait alors un nouveau métier qui serait capable de faire l’articulation entre les besoins opérationnels et la production de données socio-anthropologique. L’anthropologie pour l’action serait alors encore une catégorie socioprofessionnelle qui reste encore à instituer (op. cit. ; Bierschenk et al., 2007).