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Cadrage méthodologique et ancrage théorique d’une enquête « impliquée »

méthodologique et ancrage

théorique d’une enquête

« impliquée »

1.1. L’école de Chicago, le point de

départ théorique

La première phase de la thèse a consisté à se documenter et à découvrir les principaux travaux en lien avec notre thématique de recherche. Cela nous a conduits dans les années trente, lorsque Chicago devient, en l’espace de quelques dizaines d’années, l’une des plus grandes villes des États-Unis. La petite commune qui comptait près de 5 000 habitants dans les années 1840 affichait quelque 3,5 millions d’habitants dans les années 1930 (Burgess et Newcomb 1931). À partir de son centre historique, la ville se développe et s’étend, et dès les années vingt, Ernest Burgess symbolise le développement de la ville en reprenant l’image de cercles concentriques périphériques (Joseph et al. 2009).

Les premières recherches de l’école de Chicago se saisissent donc de la question de l’accueil de millions d’immigrants. Il s’agissait alors d’une immigration européenne (polonaise, irlandaise, allemande, italienne) ou encore de Noirs du Sud, considérés comme des immigrés de l’intérieur rejoignant les villes du nord, à la recherche d’un emploi. Les recherches de l’école de Chicago se déroulent dans un climat politique assimilationniste (Persons 1987 ; Rhein 2001) dont les normes de la « société d’accueil32 » sont la référence. Le concept majeur de la

« désorganisation sociale » que provoquent et subissent les immigrés, introduits par William

32 Nous reprenons ici le terme de « société d’accueil » largement répandu dans les études urbaines nord-

américaines (Rankin et McLean, 2015) ou d’Europe du nord (Nell et Rath, 2009). Il est également repris par un certain nombre de chercheurs français (Amselle, 2011 ; Bouillon, 2004 ; Lardoux, 2011 ; Madoui et Lallement, 2008). La plupart de ces études analysent des points de vue d’acteurs publics ou des politiques publiques menées en milieu populaire et ethnique. D’autres expressions existent, à titre d’exemple, Colette Petonnet utilisa plutôt celui de « société dominante » (Petonnet 1979).

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Isaac Thomas et Florian Znaniecki (Caradec 1999) puis repris par Robert Park33 (Park et

Burgess 1921), l’illustre. L’assimilation complète souhaitée par la société d’accueil de l’époque donne ainsi de la résonnance à l’approche culturaliste de l’école de Chicago. D’ailleurs, Ernest Burgess en a semble-t-il conscience lorsqu’il suggère à Louis Wirth une recherche qui aboutira à la publication de l’ouvrage intitulé Le ghetto (Wirth 1928).

Les travaux de cette école de sociologie se poursuivent jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, si nous nous saisirons de quelques contributions de l’école de Chicago comme un cadrage théorique et méthodologique à notre recherche, ces références ne constituent pour nous qu’un point de départ. Depuis, cette sociologie appliquée à un contexte de développement urbain a considérablement influencé les chercheurs du monde entier et provenant de disciplines académiques bien différentes. Les thèmes de la pauvreté, de la délinquance et de l’immigration, thèmes chers à l’école de Chicago, sont les mêmes que ceux des sociologies nord-américaines et européennes contemporaines que nous mobiliserons également dans ce travail de doctorat. C’est ainsi que nous avons opéré des allers-retours incessants entre une littérature nord- américaine (États-Unis et Canada) et une littérature européenne (France, Royaume-Uni, Belgique et Pays-Bas).

Attardons-nous sur l’un des héritages de cette première école de Chicago qui réside dans l’analyse spatiale de la vie collective. William Isaac Thomas, Ernest Burgess et Robert Park réalisent et encadrent un nombre important d’études urbaines qui mêlent les dimensions spatiales et sociales. Or l’un des objectifs de notre recherche consistera justement à concilier dimension spatiale et vie collective. En France, contrairement à la pensée vidalienne et donc à l’approche des géographes, une partie des sociologues a des réticences à l’égard des « dimensions spatiales des phénomènes sociaux » (Launay, 2011). L’idée marxiste selon laquelle la recomposition spatiale et juridique de la ville ne saurait résoudre les problèmes d’inégalité demeure un fondement de la pensée de Manuel Castells. Ce dernier affirme que le principal risque de se pencher sur les configurations spatiales consiste à déplacer le lieu de l’explication (Castells 1981). Toutefois, les mises en garde de Castells, et plus récemment dans un tout autre registre de François Dubet (2009), n’interdisent pas d’analyser les configurations spatiales. Ces derniers ne nient pas complètement l’existence de liens entre le social et le spatial. Cependant, ces liens sont relativement limités. La perspective est différente pour un certain nombre de chercheurs dont les travaux s’inspirent de l’école de Chicago. Parmi ces derniers,

33 Robert Park considère que l'assimilation est réussie dès lors que les immigrés participent activement à la société

d’accueil tout en conservant leurs particularités(Park, 1914). En revanche, William Isaac Thomas explique qu’elle nécessite, pour être perçue comme réussie, une complète identification de l’individu au groupe de la société d’accueil(Coulon, 2012).

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Jean Remy considère l’espace comme un élément structurant de la matérialité sociale (Remy 2015). L’auteur a en effet constaté que si l’on décompose la structure spatiale, on désorganise du même coup les principes de bases de l’agir collectif. L’espace est en quelque sorte la formalisation majeure de la culture du groupe et de ses règles de fonctionnement social (Remy 2015., p. 92 ; Remy et Voyé 1981, p. 25). En 1955, Claude Lévi-Strauss avait déjà rendu compte du cataclysme subi par une société indigène autochtone qui voyait son village d’Amazonie détruit (Lévi-Strauss et Wilcken 2012, p. 253-256). Les caractéristiques physiques de l’objet d’étude auront ainsi une place importante dans l’analyse que nous proposerons. Pour Marcel Roncayolo, il convient d’éviter les positions radicales, à savoir le postulat écologique (les formes font la société) comme le simple formalisme esthétique (Roncayolo 2002). Toutefois, l’auteur nous explique que, dans l’analyse des dimensions spatiales et sociales, le facteur « temps » vient les cimenter. Ainsi, le temps apparaît central et permet d’établir des liens entre morphologies spatiale et sociale. La dimension du temps long permet des ajustements entre formes et société (Roncayolo 1996, p. 65). Cette idée se retrouve chez Maurice Halbwachs, ce dernier la détaille dans l’ouvrage La mémoire collective de l’espace (Halbwachs et al. 1997). Il y est avancé que la forme du bâti et la construction de la ville se chargent symboliquement de la mémoire d’un groupe. Cette temporalité de l’espace, c’est-à- dire cette fixation d’un lieu dans le temps, permet la constitution d’une continuité sociale de groupe maintenu par des « images spatiales » (Halbwachs et Jaisson 1997, p. 200). Selon Thomas Beaubreuil, Maurice Halbwachs propose une objectivation de construits sociaux appelé l’espace matière. Les structures sociales se matérialiseraient dans l’espace physique au cours du temps : « Les structures matérielles sont des points fixes dans l’espace, dont l’occurrence dans le temps lui permet de se construire une relation à la réalité » (Beaubreuil 2011, p. 161). Ce dernier point semble fondamental pour comprendre l’occupation d’une forme urbaine telle que le grand ensemble français. En effet, ce dernier accueille généralement une population installée durablement. Les mobilités résidentielles de la première génération apparaissent faibles, sinon réalisées au sein d’un même quartier de grand ensemble ou à proximité. Les modes d’occupation de l’espace et de consommation apparaissent donc intimement liés à une structure urbaine qui, pendant des décennies, n’a que peu évolué.

En somme, depuis les contributions de l’école de Chicago et dans un grand nombre d’études urbaines contemporaines, le traitement simultané de données sociales et spatiales se généralise. Toutefois, les mises en gardes, on l’a vu, sont nombreuses. Il sera question lors de notre recherche de lier l’analyse spatiale et la compréhension des modes de vie et de leurs effets sur l’urbain. On accordera donc un intérêt particulier à l’espace comme « composant du paraître à

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travers un jeu complexe de visibilité et de voilement (…). L’espace rend concrets les relations sociales et leurs enjeux » (Remy 2015, p. 156 et 163). C’est ainsi que le grand ensemble sera abordé au travers de sa rénovation urbaine et associé à ses dimensions sociales et sociétales.

1.2. Genèse et cheminement de la

thématique de recherche

La thématique de recherche s’est construite au cours de nos années d’études d’ingénieur, d’architecture et d’urbanisme34. En juillet 2013, deux mois de stage au Grand Projet de Ville

(GPV) de Vaulx-en-Velin nous permettent de découvrir la déclinaison locale de politiques publiques urbaines et sociales. Alors que le nord de Vaulx-en-Velin connaît de grandes transformations urbaines, nous accompagnons successivement quatre agents35 de

développement territorial du GPV chargés de suivre la réalisation effective des projets urbains. Durant ces deux mois, nous allons donc à la rencontre des habitants et des associations. De nombreux sujets sont abordés comme la problématique du mobilier dégradé et non remplacé, les nuisances générées par les chantiers, le manque de propreté des rues et la problématique de l’occupation clandestine des parkings fermés. Le fait marquant de ce stage réside dans le rapport étroit qu’entretiennent les agents du GPV avec la population. Tantôt amicaux, tantôt très tendus, ces rapports quotidiens avec la population nous interpellent. C’est ainsi sans le savoir à ce moment-là que nous validons vraisemblablement la posture méthodologique que nous allons investir lors de la thèse : à savoir établir un rapport de proximité avec des habitants et des commerçants.

L’année suivante, nous réalisons un stage au sein de la Direction départementale des territoires du Rhône (DDT 69). Nous sommes alors formé par le CGET36 (à Paris) pour réaliser les

représentations graphiques de la nouvelle géographie prioritaire du département. Pendant six mois, au sein du Service habitat de la DDT 69, nous nous rapprochons des collectivités territoriales pour affiner les contours des nouveaux quartiers prioritaires (QPV). Ainsi, entre mai et juillet 2014, nous retrouvons autour de la table des négociations le GPV, les élus de Vaulx-en-Velin et les représentants du Grand Lyon. S’il ne faisait pas de doute que le Mas du

34 Entre 2012 et 2015, nous fréquentons les bancs de l’école nationale des travaux publics de l’État, de l’école

nationale supérieure d’architecture de Lyon et de l‘Institut d’urbanisme de Lyon lors la dernière année.

35 Chacun disposant d’un territoire délimité : Quartiers sud, quartiers est et centre-ville, La Grappinière, le Mas du

Taureau.

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Taureau intégrerait les deux-cents prochains QPV d’intérêt national, quelques questions apparaissaient primordiales pour tous les acteurs. Comment améliorer le cadre de vie des habitants ? Comment renforcer l’attractivité du quartier et améliorer l’image négative du Mas du Taureau ? De l’avis général, l’attractivité du Mas du Taureau passe par le développement économique devenu un des piliers des “contrats de ville”37. Pourtant, nous nous souvenons

qu’un an plus tôt le quartier en question était dynamique et très fréquenté. Nous cherchons donc à comprendre pourquoi les agents territoriaux du GPV n’évoquent pas les atouts du Mas du Taureau en matière de dynamique habitante et économique. Nous apprenons alors que les deux agents du GPV qui travaillent sur le territoire du Grand Mas subissent une procédure de licenciement diligentée par la nouvelle équipe municipale.

En septembre 2014, j’entame ma dernière année de master et j’envisage alors de m’engager en doctorat pour étudier le développement économique d’un quartier de grand ensemble. Mes sensibilités architecturales et urbanistiques m’orientent vers le débat scientifique qui oppose le monofonctionnalisme du grand ensemble et la mixité fonctionnelle désormais massivement prônée en France par les urbanistes. La mixité fonctionnelle permettrait, par la cohabitation de plusieurs fonctions telles que se loger, commercer, travailler, ou encore se divertir, de dynamiser le Mas du Taureau et rompre avec une forme urbaine héritée du modernisme. Un an avant la thèse, nous disposons donc d’une thématique de recherche : « la revitalisation économique d’un quartier de grand ensemble. » Sur proposition d’Éric Charmes, qui deviendra par la suite le directeur de thèse, cette thématique de recherche se précisera et se focalisera sur l’un des principaux leviers de développement économique de la ville, à savoir « le commerce38. » Notre mémoire de fin d’études d’ingénieur porte alors sur la gestion publique

locale du commerce de proximité à Vaulx-en-Velin, et c’est dans ce cadre que nous apercevons des décideurs locaux en grande difficulté pour comprendre et administrer leurs centres commerciaux (Zouari, 2015). À quelques mois du début de la thèse, la thématique s’affine et se pose la question de la revitalisation commerciale d’un quartier de grand ensemble en rénovation. Même si la thèse débute officiellement le 1er octobre 2015, le travail exploratoire a

en réalité commencé depuis plusieurs mois.

37 Les contrats de ville nouvelle génération définissent le projet de développement territorial. Ce projet dresse un

diagnostic et définit un certain nombre d’objectifs en matière de mixité sociale, de développement économique, d’accès à la culture, de lutte contre la délinquance, etc.

38 À Vaulx-en-Velin, au 1er décembre 2015, le nombre d’établissements actifs (et respectivement de postes

salariés) dans les secteurs du commerce et des services est de 2 820 (9 745 de postes salariés). Assez loin devant le secteur de la construction, ce dernier représente 684 établissements (pour 2 361 postes). Les administrations publiques, d’enseignements, de santé et d’action sociale comptabilisent 438 établissements pour 4 659 postes, puis arrive l’industrie et ses 323 établissements (3 088). Source : Insee, CLAP en géographie.

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1.3. L’approche socio-

ethnographique

1.3.1. Principes généraux

Si nous nous sommes inspiré d’un point de vue théorique de l’école de Chicago, il en sera de même en matière de méthode d’enquête. En effet, cette école reste caractérisée par une préférence certaine pour la connaissance pratique directe (Coulon 2012). Nos premières expériences de terrain ainsi que nos premiers repères théoriques nous ont donc d’emblée mis sur la piste d’une enquête sans intermédiaire (D’Arripe 2015), au plus près des habitants, des consommateurs et des commerçants. Afin d’accéder aux évènements et aux situations, nous choisissons donc l’approche socio-ethnographique (Hascoet 2016) que nous appliquerons à un espace marchand en prenant modèle sur l’enquête de Jean-Pierre Hassoun (2010), enquête intitulée « Deux restaurants à New York l’un franco-maghrébin, l’autre africain. Créations récentes d’exotismes bien tempérés » et publiés dans Anthropology of food.

Le caractère sociologique de l’enquête se matérialise par la mobilisation d’outils classiques de la discipline, par exemple, les entretiens semi-directifs39 ou encore le recours à la statistique,

géoréférencée ou non. Cette approche sociologique sera en outre imprégnée d’ethnographie. En effet, l’analyse d’un objet de recherche syncrétique à la coloration ethnique visible présente un intérêt ethnologique (Jones 2003). Jan Rath et Steven Vertovec expliquent que, pour saisir la complexité d’un marché forain, l’approche ethnographique demeure nécessaire. Par exemple, le marché est un lieu où se marient plusieurs langues et cette grande diversité nécessite de décortiquer l’objet à partir d’une immersion (Vertovec, Hiebert et Rath 2014). Le choix d’une enquête à dimension ethnographique nous permet de rendre familier l’étranger et de restituer une vision plus variée que ce que peuvent laisser entrevoir les signaux immédiatement visibles. Par ailleurs, l’approche ethnographique nous a permis de prendre quelques distances avec l’objet central de recherche, à savoir le centre commercial du Mas du Taureau. Ainsi, nous nous sommes parfois détachés des statistiques et d’une analyse macro pour nous rapprocher des acteurs et de leurs conditions de vie. L’ethnologue Sophie Corbillé s’est prêté à cet exercice en étudiant la gentrification au travers des publics concernés, plutôt que par l’analyse du processus. Dans la lignée des travaux de Gérard Althabe, l’auteure réalise ainsi une ethnographie

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multisituationnelle ou « multicentrée » et ainsi l’objet s’efface pour faire parler les individus : « l’ethnologue doit se garder de délimiter un objet de connaissance comme étant d’emblée le cadre sur lequel il va fonder son investigation du réel » (Althabe 1990, p. 128; Corbillé 2007, p. 358). Ainsi, l’offre commerciale sera à l’étude, tout autant que les consommateurs et les habitants. Ils seront analysés au regard de leurs particularités sociales, culturelles et ethniques. De la même manière, la gestion du centre commercial opérée par les élus sera appréciée en fonction de leurs parcours politiques et de leurs champs de compétences qui peuvent relever du commerce, de l’habitat ou de la sécurité. L’attention ethnographique demande alors de s’intéresser aux trajectoires des habitants consommateurs ou non, des élus détenteurs de mandats électoraux ou de l’opposition, et des entrepreneurs issus du quartier. À l’instar de Jean-Pierre Hassoun, cette approche a aidé à comprendre la nature de l’offre proposée par les commerçants. En effet, lors de son enquête sur deux restaurants new-yorkais (l’un franco-maghrébin, l’autre africain), Jean Pierre Hassoun montre comment l’itinéraire d’un commerçant permet de comprendre l’identité du commerce qu’il dirige. Dans un premier temps, l’auteur revient sur la trajectoire d’un jeune de la banlieue lyonnaise (de Vénissieux) en échec scolaire. Puis, à la suite de quelques petites expériences professionnelles dans des restaurants de Grande-Bretagne et des Antilles, l’auteur montre comment le jeune homme devient un entrepreneur à succès des quartiers chic new-yorkais. Le succès du commerçant tient vraisemblablement de la combinaison de ses identités française et maghrébine. Les entretiens de type ethnographique, relativement longs (Althabe 1990, p. 6) ont notamment permis d’aborder des récits personnels et des histoires de vie (Thomas et Znaniecki 1919). Ainsi, les données recueillies sur les trajectoires individuelles des commerçants ont contribué, par exemple, à comprendre la capacité du centre commercial de proximité à monter en centralité (Partie II – chapitre 6).

Pour finir, dans un souci de conserver le fondement objectif de l’étude, deux points de vigilance se sont révélés particulièrement importants. Nous avons constamment recherché, vis-à-vis de l’enquêté, une distance qui garantirait notre autonomie et notre indépendance. Puis, afin d’objectiver et de dépasser les discours de façade, l’analyse du matériau a demandé de croiser les sources d’information, d’organiser et de hiérarchiser les données.

1.3.2. La recherche de la « bonne » distance

La neutralité du chercheur « est un mythe qui a la vie dure » (Beaud 1996, p. 244). Pour illustrer ce propos, Stéphane Beaud affirme que l’approbation demeure un carburant pour l’entretien.

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Or l’ethnographie repose sur l’implication personnelle et nul ne croira que le chercheur ne dispose pas d’opinion (Augier, 2016, conférence Atelier EVS UMR 5600). Dans la recherche de neutralité, l’engagement du chercheur vis-à-vis de son objet apparaît donc toujours problématique (Cefaï et Amiraux 2002). Un second écueil propre à une enquête à la coloration ethnographique réside dans le risque d’ethnocentrisme alimenté de préjugés sociaux, de prénotions sur le milieu enquêté (Beaud et Weber 2010, p. 64 et 84). Ces points de vigilance nous enjoignent à définir, nous venons de le voir, une distance avec l’objet d’étude, mais appellent également le chercheur à un effort de réflexivité afin de maîtriser son rapport affectif, éthique ou politique à ce même objet. Garder un sens critique et mettre l’enquêté dans de bonnes conditions pour développer son discours ont ainsi fait partie de nos objectifs premiers lors de la réalisation de notre enquête de terrain.

Nous avons a priori rejeté l’idée d’une ethnographie en totale immersion telle que l’a par exemple pratiquée Loïc Wacquant dans un club de boxe de Chicago. L’auteur, inspiré des classiques de l’ethnologie (Mauss ou Malinowski), opère une immersion extrême au risque d’en perdre tout sens critique. Le coach du club devient un second père. L’un des boxeurs devient son meilleur ami, il lui paiera notamment une caution pour sortir de prison. Le chercheur s’engage dans une « participation observante » qui le conduira même à se poser la question de renoncer à la recherche pour devenir boxeur professionnel. Loic Wacquant s’est servi de cette immersion intégrale comme un outil de rupture vis-à-vis du « discours préfabriqué sur le ghetto » et d’un moyen de se donner une « appréhension pratique, tactile, sensorielle de la réalité prosaïque » qu’il étudie (Wacquant, 2011, p. 216). Nous avons plutôt choisi un « engagement distancié » (Cefaï et Amiraux, 2002b, p. 3). D'abord pour approfondir d’autres points de vue que celui des commerçants, et ainsi laisser place à l’expression d’une pluralité d’acteurs (Zoïa 2010), mais aussi pour ne pas être considéré comme étant proche d’un groupe d’enquêtés en particulier.

Finalement, nous avons établi plusieurs formes de mises à distance. Il nous a fallu en outre