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A ce geste ferme cadré en gros plan se substitue une case de valeur similaire représentant ces deux mêmes mains amoureusement enlacées425 : Bruce Wayne et Selina Kyle passent la Saint

Valentin ensemble et vivent une romance que leurs alter egos masqués ne connaissent que sous

forme d’éternel combat, inversant ainsi le schéma relationnel mis en lumière par Bruce Wayne

dans Hush, l’autre grand récit de Jeph Loeb. Avec les dessins de Tim Sale, la relation ambiguë

et parfois paradoxale des deux protagonistes est représentée dans The Long Halloween de façon

particulièrement iconique. Plus encore, le personnage revient dans la suite directe de ce récit

intitulée Dark Victory, cette fois encore dans le cinquième chapitre dont le titre ne laisse aucune

place au doute et marque une réelle progression depuis la dimension factice de la Saint

Valentin : Love

426

. Dans ce chapitre, la jeune femme prend les devants, abandonnant tout

antagonisme avec le Batman et appelant à une véritable relation de couple et de confiance

mutuelle : « Que suis-je pour toi ? Une alliée ? Une rivale ? Une criminelle ? Une potiche de

demoiselle en détresse ? […] Allons-y. Maintenant. Retirons nos masques. Plus de

secrets. »

427

. Le Chevalier Noir détourne la conversation pour revenir à ses interrogatoires de

détective : il la rejette comme il a rejeté toutes les autres, celles qu’elle lui énumère avec mépris.

424Ibid. Planche 12, case 4. 425Ibid. Planche 13, case 1.

426Jeph Loeb et Tim Sale, Dark Victory #5: Love, New York, DC Comics, 2000.

427Ibid. Planche 15, cases 1, 3et 4 : “ What am I to you ? An ally ? Competition ? A criminal ? Some stupid damsel in distress ! Let’s do it. Right now. Take off the masks. No secrets.”

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Il fuit la possibilité du couple, de la famille, en se recentrant sur son devoir de justicier. Une

fois encore, l’héritage des Wayne empêche la résurrection de la famille, la possibilité de

prolonger leur lignée. En lui inculquant leurs valeurs de justice et en lui léguant leurs biens,

Martha et Thomas Wayne ont sabordé la pérennité de leur nom. Ils ont créé une obsession chez

leur unique héritier qui empêche désormais le prolongement de leur famille

428

.

Batman Returns, second opus réalisé par Tim Burton, se situe dans la même veine

relationnelle : Catwoman et Batman s’affrontent lors de la libération de la Ice Princess. Cet

affrontement a lieu la même nuit que le rendez-vous galant entre Selina et Bruce qui se sont

séparés au manoir Wayne sur un malentendu, chacun appelé par ses obligations de monstre

costumé

429

. Ainsi cette scène de combat semble-t-elle être un substitut au sexe non consommé

entre leurs alter egos civils : ils sont plus brutaux, plus sauvages et plus passionnés en se battant

l’un contre l’autre. Ils ont beau porter des masques, leur véritable nature est ici révélée lorsqu’ils

sont dans leurs personnages. Dans le film, celui campé par Michelle Pfeiffer devient une figure

féministe idéale après avoir été trahie, elle devient la femme moderne, libérée, émancipée, en

accord avec sa sexualité et rejetant en bloc l’American Way of Life qui voudrait la voir fonder

une famille avec Bruce Wayne. Vivre avec un homme pour toujours dans la même demeure,

même s’il est celui qui a su prendre son cœur l’empêcherait de vivre avec elle-même, d’être en

paix.

Pour Burton, l’accomplissement de Catwoman, de la femme libre et forte, passe par le

rejet total de la famille et des hommes

430

. Au même titre que son âme sœur, elle est constamment

428 De manière plus globale, le récit traite en sous-texte de l’impossibilité d’une famille heureuse due aux obligations de justice imposées aux différents protagonistes comme en témoigne ce dialogue de réconciliation entre le commissaire James Gordon, de retour après un adultère, et Barbara, son épouse : Ibid. Planche 18, case 4 : “ I’m not interested in winning. I just want us to be a family again and…” (« Je ne veux pas gagner…je veux juste que nous soyons à nouveau une famille… »)

429 Tim Burton, Batman Returns, Warner Bros, 1992. 1h17min20sec.

430Ibid. 1h53min46sec : “ Bruce…I would love to live with you in your castle…forever, just like in a fairy tale. […] I just couldn’t live with myself. Don’t pretend this is a happy ending.” (« Bruce…j’adorerais vivre dans ton

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face au choix cornélien de la raison ou du cœur : vivre libre ou vivre avec le Batman. Cette

dimension revient dans d’autres adaptations, notamment celle de Christopher Nolan dans

laquelle elle attend le justicier assise entre deux rames de métro, symbolisant les deux voies qui

s’offrent à elle

431

. Si le médium cinématographique permet de proposer une incarnation au

public et d’insuffler une nouvelle vie aux personnages, le jeu vidéo lui permet de s’immerger

dans un univers de fiction et d’incarner véritablement lesdits personnages ou d’entrer en

interaction avec eux. La spécificité du médium va permettre des choix esthétiques et discursifs

différents et de fait un approfondissement, ou une variation, par le transmédia. Dans Batman :

Arkham City, lors de la seconde phase de contrôle du personnage de la femme chat par le joueur,

un choix moral est proposé à ce dernier : partir avec le butin ou le laisser pour aller sauver le

Chevalier Noir. La notion de choix moral dans le domaine vidéoludique renvoie à une

possibilité pour le joueur de changer le cours du scénario en effectuant une action d’importance

plutôt qu’une autre. Généralement, ce choix se répercute par la suite dans le récit, modifiant de

fait ses enjeux voire la difficulté du jeu en lui-même.La dualité du personnage de Catwoman

et ses interrogations personnelles se retrouvent dans la grande majorité des médias sur lesquels

la licence s’est exportée, renvoyant à l’idée de Jenkins selon laquelle certaines œuvres

nécessitent plusieurs domaines artistiques pour véritablement exploiter leurs capacités

narratives. C’est encore une fois la spécificité de chaque médium qui permet de développer au

mieux ces personnages : la bande dessinée établit ses canons et différents auteurs opèrent des

variations dessus, le cinéma propose une interprétation par des scénaristes, des réalisateurs mais

aussi par des comédiens et des comédiennes apportant une nouvelle vision du personnage et le

jeu vidéo donne la possibilité au public d’incarner ledit personnage, de se projeter et de vivre

un nouveau scénario en totale immersion.

château, avec toi…pour toujours, comme dans un conte de fée. […] Je ne peux tout simplement pas me gérer toute seule. Mais ne va pas dire que ce serait une fin heureuse. »)

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Le jeu Batman : Arkham City propose une réflexion sur le devenir du couple à travers

Bruce Wayne, Talia Al Ghul et l’héritage de cette dernière. Lorsque le joueur est amené à

découvrir la ville souterraine de Wonder City, il fait face à un véritable jardin d’Eden tout droit

sorti de l’imagination et des idéaux de Ra’s Al Ghul : cette cité est une Gotham idéalisée dans

laquelle il ne reste plus trace de vie donc plus de crime ou de corruption. C’est le lieu parfait

pour fonder une famille avec Talia, ainsi qu’elle le présente au Batman : « Mon père a toujours

souhaité nous voir réunis toi et moi, pour commander son armée. Imagines, toi et moi, un monde

meilleur. […] Tu veux devenir un assassin ? »

432

.

La fin heureuse, le couple, la résurrection de la famille, sa reconstruction, sont à portée

de Bruce mais à la seule condition de trahir son héritage. Bien que le jeu n’intègre pas ici la

notion de choix moral pour le joueur, celui-ci incarne un personnage feignant d’accepter les

promesses de Talia dans l’unique but d’atteindre son père. L’absence de ce mécanisme capable

d’influencer lourdement le cours de l’histoire est révélatrice: le protecteur de Gotham City est

incapable de renoncer à son héritage, même en faveur d’un amour éternel. Lorsque le joueur

parvient à vaincre le père et que le Batman n’a plus qu’à porter le coup final à Ra’s, la jeune

femme l’encourage

433

non seulement parce qu’elle veut voir le Chevalier Noir devenir son

semblable, devenir un meurtrier, mais aussi parce qu’elle souhaite voir disparaître son père pour

432 Rocksteady Studio, Batman : Arkham City, 2011. “My father always intended us to be together, to command his army. Just imagine it…you…me…a better world. […] You wish to become an assassin?”

433 Ibid. “ […] my father is old. His time is over. Ours is just beginning. Take his blade. Kill him. Accept your destiny. Accept our destiny.” (« […] mon père est âgé, son temps est révolu, le nôtre commence à peine. Prends sa lame, tue-le, accepte ton destin, accepte notre destin ! »)

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le remplacer par l’amant. Talia Al Ghul ne laisse pas libre cours à son complexe d’Œdipe, car

elle désire voir mourir le père, mais le détourne, remplaçant Ra’s par un homme qui serait alors

son père et son amant. Le « simulacre œdipien » serait le terme le plus adapté pour désigner ce

schéma psychologique de la fille : elle ne réalise pas son Œdipe tel que le personnage

mythologique en tuant sa mère pour s’approprier l’amour de son père

434

. Elle veut que son

amant tue son père et prenne sa place pour qu’elle puisse mieux jouir de lui. En définitive,

l’entreprise de Talia aboutit à sa mort, marquant le Croisé à la Cape jusque dans le jeu suivant,

Batman : Arkham Knight, donnant au Joker, devenu son mauvais génie, l’occasion d’intensifier

sa culpabilité : « Tu penses encore à Talia, Bruce ? Je comprends, on n'oublie jamais l'amour

de sa vie. Surtout quand on a sa mort sur la conscience ! »

435

ricane le clown, dès lors que le

joueur délivre une Catwoman aux prises avec le Sphinx, le justicier qu’il incarne ayant refusé

de passer la nuit avec elle car le devoir l’appelait. Cet élément marque un point fondamental de

la relation entre Talia et Bruce Wayne : tout comme Jezebel Jet, elle est une tentatrice. Céder à

ses charmes et, plus encore, à ses promesses de famille heureuse, est synonyme de véritable

renoncement du Chevalier Noir à la philosophie héritée de ses parents. Il s’agit ni plus ni moins

que d’un schéma actualisé du dilemme cornélien

436

: le cœur s’oppose à la raison, et quel que

soit la décision du personnage, la mélancolie, voire la profonde tristesse, l’emporte

434 Cette notion se retrouve autour des mêmes personnages dans The Dark Knight Rises : dans le film de Christopher Nolan, Talia couche avec Bruce Wayne, l’homme qui a refusé de sauver son père à la fin de Batman Begins, et ce en toute connaissance des faits.

435 Rocksteady Studios, Batman : Arkham Knight, 2015: "Remember Talia? Of course you do. How could you forget a girl like that! All it took was one piece of lead to end your hopes if a happily ever after.”

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systématiquement. Le personnage de Selina Kyle bénéficie également de ce traitement

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