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L’Âge d’Argent est celui du rachat de la licence face à la morale familiale, voire paternaliste, de la société américaine de l’époque et cette surexploitation de la batfamily et des enjeux autour

de la cellule familiale se veut avant tout vecteur de moralisation pour le lectorat : la sacro-sainte

famille américaine est plus que jamais de retour. Rien d’étonnant à cela puis que les décennies

1950 et 1960 correspondent à une résurgence de la mystique de la domesticité, la femme

redevenant la gardienne des valeurs familiales. Pourtant, la figure maternelle demeure absente,

tout du moins en tant que personnage féminin : c’est le Batman qui garde le foyer où

s’épanouissent ses enfants, et le justicier est une chauve-souris, un symbole de fécondité et de

maternité

582

. Le manque d’un personnage à part entière est pallié par le symbolisme de l’animal

totem du clan. Dans son ouvrage La Société des super-héros, Jean-Philippe Zanco établit un

bref constat historique quant à la représentation de cette cellule sociale au sein de la bande

dessinée :

Il semble donc naturel que les super-héros défendent la famille de la même façon que les autres valeurs dominantes de la société occidentale. Dans les années quarante déjà, un genre particulier, les Family comics,

mettait fréquemment

en scène le modèle conjugal de la famille américaine et ses valeurs comme un vecteur de moralisation des jeunes lecteurs (et notamment les filles).583

L’Âge d’Argent se développe de fait autour de la famille tout en marquant, en parallèle,

l’exploitation grandissante de la transmédialité de la licence : en 1966, la série de William

Dozier envahit les écrans de télévision, proposant une relecture plutôt humoristique et

bienveillante de l’Âge d’Or, comme pour gommer les éléments ayant déplu, à l’époque, à

Wertham et ses soutiens

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. Cependant, la constitution de cette famille ne s’attache encore et

toujours qu’au principe de spiritualité et d’adoption par la figure paternelle de Bruce Wayne :

il n’est encore aucunement question d’une éventuelle madame Wayne, en dépit de la création

du personnage de Batwoman qui se révélera, des années plus tard, officiellement homosexuelle.

L’absence de figure maternelle s’explique d’une part avec le sentiment d’abandon ressenti par

Bruce Wayne lors de l’événement traumatisant de son enfance : celle qui lui tenait la main s’est

582 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982. P-220.

583 Jean-Philippe Zanco, La société des super-héros : économie, sociologie, politique, Paris, Ellipses, 2012. P.46. 584 Il est intéressant de noter que bien des adaptations filmiques de la licence se sont focalisées sur des représentations du Batman d’un autre âge : la série de William Dozier, diffusée durant l’Âge d’Argent, reprend le Batman de l’Âge d’Or tout comme les films de Joel Schumacher en 1995 et 1997 jouent la carte de l’Âge d’Argent alors que le comics est en plein Âge Sombre. Alex Nikolavitch le souligne d’ailleurs dans son ouvrage Mythe & Super-héros : P.117 : « Deux volontés contradictoires s’opposent parfois dans la façon de faire des comic books (que l’on retrouve aussi à un certain degré en bande dessinée franco-belge). Le désir de « faire moderne », d’avoir des situations et des personnages adaptés à l’époque, et la nostalgie d’une époque vue comme plus simple, plus heureuse, avec des personnages plus naïfs et plus propres au sense of wonder, une époque mythifiée, disons-le ».

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écroulée sous ses yeux, le laissant à la merci du criminel qui l’a abattue. D’autre part, la

recherche de l’épouse, de la mère idéale, forme un élément de récit déclinable sur de nombreux

supports : les amours de Bruce Wayne sont un élément scénaristique que l’on retrouve dans de

nombreux récits et de nombreuses adaptations, permettant ainsi à la licence de vivre, de

s’épanouir au niveau transmédiatique. Tant qu’il ne trouve pas son âme sœur, la série peut se

poursuivre. Le principe d’invisibiliser la mère au sein de ce foyer atypique peut sembler

détonnant vis-à-vis des représentations de l’époque car la figure maternelle est éminemment

présente dans l’imaginaire américain des années 1950. Selon Elodie Chazalon, ces «

mères-épouses docilement affairées à leurs fourneaux et affectueusement penchées au-dessus du

berceau » représentent un amour patriote à travers leurs dimensions protectrice et nourricière

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.

La famille du Chevalier Noir semble alors incomplète et, bien que la réactivation de la figure

maternelle ne soit pas un élément propre à cette période éditoriale, ce manque souligne un peu

plus la quête de complémentarité du modèle familial traditionnel par le Batman lui-même.

Mais la batfamily est une famille de cœur avant d’être une famille biologique et ne s’inscrit en

aucun cas dans le schéma de la famille conjugale édicté par Emile Durkheim en 1892

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. La

famille de l’homme chauve-souris se rapproche davantage de ce qui est désigné par

Jean-Philippe Zanco selon les études de l’INSEE comme un « ménage complexe » réunissant sous

le même toit plusieurs familles ou personnes isolées qui finissent, en se combinant, à créer cette

nouvelle entité familiale

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. Ce schéma se base sur les désirs sociaux de Pythagore envers ses

amis tels qu’ils furent rapportés par Cicéron : « de plusieurs êtres s’en fait un seul »

588

ou la

585 Elodie Chazalon, « Mother (h)earth », Paris, Sociétés N°116, 2012. P.62 : « La situation s’amplifie dans les années 1950, où les médias américains sont saturés d’images d’Épinal sur la famille et de mères-épouses docilement affairées à leurs fourneaux et affectueusement penchées au-dessus du berceau. L’analyse de la figure maternelle aux États-Unis renvoie toutefois à une mystique féminine plus générale, de tradition occidentale, qui se cristallise dans l’imaginaire de la femme protectrice, dispensatrice de nourritures spirituelles, et médiatrice entre le profane et le sacré : la « mère » de la nation. La mère est capable d’affection, de tendresse, de dévouement et de piété compassionnelle, qualités qui se cristallisent dans l’amour patriote ».

586 Jean-Philippe Zanco, La société des super-héros : économie, sociologie, politique, Paris, Ellipses, 2012. P.47: « « La famille conjugale résulte d’une contraction de la famille paternelle. Celle-ci comprenait le père, la mère et toutes les générations issues d’eux, sauf les filles et leurs descendants. La famille conjugale ne comprend plus que le mari, la femme, les enfants mineurs et célibataires […] Nous sommes donc en présence d’un type familial nouveau. Puisque les seuls éléments permanents en sont le mari et la femme, puisque tous les enfants quittent tôt ou tard la maison paternelle je propose de l’appeler la famille conjugale. » E. Durkheim, La famille conjugale (1892) ».

587Ibid. P.48.

588Ibid. P-97 : « « […] Mais de toutes les sociétés nulle n’est plus remarquable ni plus solide que celle qui unit par des liens d’amitié des hommes de bien de caractère […] Quand on voit chez un autre les mêmes goûts, la même volonté, on se complaît en lui autant qu’en soi-même, et il en résulte ce que Pythagore désire chez ses amis, que « de plusieurs êtres s’en fait un seul ». C’est aussi une chose importante que cette communion dérivant de bienfaits donnés et reçus de part et d’autre ; tant qu’ils sont mutuels et agréables, ils créent entre les bienfaiteurs un lien social fort solide. » Cicéron, Traité des devoirs (44 av. J.-C.) ».

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vision familiale de Ferdinand Tönnies, relatée par Durkheim, voyant la famille comme une

communauté d’individus créant une mémoire collective

589

. Le Batman de l’Âge d’Argent est

un chef de famille avec une épouse, des enfants, un majordome/aïeul adoptif et même un chien

répondant au nom d’Ace ou de Bat-Hound sitôt qu’il enfile son costume de justicier canin

590

.

Les super héros ne sont plus à la mode dans les années 1950, une baisse d’audience imputable

au formatage du Comics Code qui impose des règles à respecter à des licences qui tendent,

finalement, à se ressembler et à très peu se réinventer. Batman est l'un des rares à survivre mais

il perd ce qui faisait sa personnalité. Sous la direction éditoriale de Jack Schiff, il devient un

héros de science-fiction et va même faire équipe avec Superman dans World's Finest Comics.

Apparaissent cependant les premiers personnages féminins de la batfamily : Kathy Kane/

Batwoman et sa nièce Betty Kane / Batgirl. À la fin de l'âge d'Argent, les ventes ont chuté. Le

nouveau responsable éditorial, Julius Schwartz, est chargé du nouveau look de la série avec

l'appui du dessinateur Carmine Infantino. Le personnage revient cependant à ses origines pour

l'Âge de Bronze

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mais l’intention de le lier à un environnement familial, quelle que soit son

origine et sa composition, demeure jusque dans ses adaptations et ce encore durant l’Âge

589Ibid. P.49 : Citation de Ferdinand Tönnies : « « La Gemeinschaft, c’est la communauté. […] C’est un agrégat de consciences si fortement agglutinées qu’aucune ne peut se mouvoir indépendamment des autres. […] Ce qui assure la cohésion de la société domestique, outre la consanguinité, c’est le fait de vivre ensemble, les uns près des autres, sur un même espace ; c’est aussi la communauté des souvenirs, suite nécessaire d’une existence commune. […] C’est elle qui donne naissance aux confréries, aux corporations politiques, économiques ou religieuses, où se trouvent réunis tous ceux qui s’adonnent aux mêmes fonctions, ont les mêmes croyances, ressentent les mêmes besoins, etc. » E. Durkheim, Communauté et société selon Tönnies (1889). »

590 Daniel Wallace, Batman: l’encyclopédie, Paris, Huginn & Muninn, 2012. Traduction de Jean-Marc Lainé et Jérôme Wicky. P.108 : « Si Kathy et Betty Kane n'ont pas conservé longtemps les rôles de Batwoman et Batgirl, elles ont tout de même démontré à Batman qu'il peut recevoir le soutien d'autres personnes que Robin. Aidé d'Ace le Bat-molosse, qui complète cette cellule familiale, Batman est apprécié du public et de la police. »

591 Daniel Wallace, Batman: l’encyclopédie, Paris, Huginn & Muninn, 2012. Traduction de Jean-Marc Lainé et Jérôme Wicky. P.97.

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Moderne comme peut en témoigner l’entreprise cinématographique autour de l’écurie de DC

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